L’article original a été publié sur Noisey.
J’ai assisté à un spectacle de Leonard Cohen en septembre 2012 au Waldbühne à Berlin, une salle construite à l’époque de l’Allemagne nazie plus jeune que lui de deux ans. À 78 ans, il était sur scène depuis près de trois heures et demie quand, juste avant la fin du spectacle, il a chanté « First we Take Manhattan » et la salle a répondu « Then we take Berlin! » Il semblait s’amuser. Un vieil homme juif rusé a entraîné avec lui des Berlinois dans un « fascisme mystique » (les mots avec lesquels il avait expliqué la chanson au journaliste américain Paul Zollo).
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Plus tôt ce soir-là, il avait aussi chanté Democracy, de son album de 1992 The Future, en nous disant qu’il n’était pas du tout question d’élections à venir ni de vote pour les républicains ou les démocrates : c’était deux mois avant la réélection de Barack Obama. Il était plutôt question de célébrer ce qu’il considérait comme la plus grande valeur en Occident. Là aussi, il avait semblé prendre plaisir, plus près de danser qu’à tout autre moment dans la soirée, marchant sur le cercle de lumière du projecteur, balançant les bras.
Leonard Cohen est décédé lundi (bien que son décès ait été annoncé hier), le jour précédant l’élection de Donald Trump. Même s’il avait confié le désagrément que lui causent les positions extrêmes et son amour du laboratoire de démocratie, je pense qu’il n’aurait été ni transporté ni consterné par le résultat. Je soupçonne qu’il l’aurait trouvé simplement nécessaire. Ce qui est à distinguer de l’argument selon lequel les choses doivent d’abord s’aggraver avant de s’améliorer. M. Cohen comprenait que nous devons explorer l’obscurité pour trouver la lumière, et il en est sûrement de même pour les États-Unis : dans un pays bâti sur un génocide et l’esclavage, le centre-gauche ne peut obtenir le pouvoir que par moments.
C’est une conviction qu’il a exprimée en 1966, alors jeune poète et écrivain très acclamé au Canada. À la question quelque peu brutale « Mais êtes-vous indifférent à tout? », il avait répondu que ce qui lui importait vraiment était de se réveiller chaque matin dans un état de grâce. État qu’il définissait comme « cette sorte d’équilibre avec lequel on accepte le chaos autour de soi. Il n’est pas question de mettre fin au chaos, car il y a quelque chose d’arrogant et de belliqueux à vouloir établir l’ordre du monde. »
Trente ans plus tard, en 1996, il a été ordonné moine bouddhiste au Mount Baldy Zen Center en Californie, où il a vécu une décennie. Pour quiconque connaissait bien son œuvre, c’était à peine une surprise : la sensibilité qu’il exprime dans sa musique émaillée de références judéo-chrétiennes avait aussi une aura bouddhique. Elle était caractérisée par sa compréhension de l’anitya, de l’impermanence et de la noble vérité de la souffrance : la douleur, la perte, le deuil, la confusion et l’échec sont essentiels à l’existence.
Mais c’est une vérité qu’a rejetée le monde moderne, qui en est venu à voir la souffrance comme un dysfonctionnement à stigmatiser et à cacher derrière des sourires dans les médias sociaux, à traiter avec des médicaments ou à étouffer sous la consommation. C’est cette culture qui a affublé M. Cohen de surnoms comme le « poète du pessimisme », le « roi de la misère » et le « parrain de la mélancolie ». Toutefois, en portant notre attention sur son obscurité sans l’accepter, on se prive aussi de sa lumière.
M. Cohen a gardé cette conviction jusqu’à sa mort, 20 ans après son entrée dans le bouddhisme, thème qu’il a exploré dans son ultime album, You Want it Darker. Il y entonne comme un prophète de l’Ancien Testament : « Hineni, hineni… I’m ready, my lord. » Comme toujours, ses textes brillent entre les deux pôles que sont la désolation et la rédemption, sans jamais les rejoindre. Il n’accepte que l’ensemble dans sa totalité. Il les ressent, refusant de fuir ces extrêmes de l’expérience que nous rencontrons tous, mais craignons trop souvent d’explorer.
Il aurait compris que ces réalités doivent être affrontées avant que l’on puisse s’en détourner.
Après la vie dans sa terrible totalité, maintenant la mort. Et comme toujours il n’y a pas de réponses faciles, pas de résolution. Il était autant en désaccord avec le fondamentalisme religieux et sa foi parfaite qu’avec la modernité et son déni de la douleur ou de la mortalité : « Steer your way past the altar and the mall, avait-il écrit. Steer your heart past the truth / You believed in yesterday / Such as fundamental goodness / And the wisdom of the way / … Steer your path through the pain / That is far more real than you / That smashed the cosmic model / That blinded every view. »
Ce sont des couplets comme celui-ci qui me convainquent que Leonard Cohen n’aurait pas donné de réponse simple ou spontanée après l’élection de Donald Trump. Je pense qu’il l’aurait acceptée, comme il a tout compte fait accepté tout de l’interaction des forces créatrices du monde, dans lequel l’obscurité, la lumière et toutes les nuances entre les deux sont fondamentales, des composantes intégrantes. Comme il s’est permis un sourire en coin en chantant une chanson sur le fascisme dans une salle nazie, devant une assistance captivée à Berlin, j’ai le sentiment qu’il aurait vu quelque chose d’inévitable dans cette élection, que des réalités doivent être confrontées avant de continuer, que moins nous avons la volonté de les accepter, plus elles risquent de faire surface de manière horrible et inattendue.
« La plupart de nous sommes de la classe moyenne, avait-il dit à Paul Zollo. Nous avons une sorte d’idée ancienne, très 19e siècle, de ce qu’est la démocratie… Mais ce n’est pas ça. Ça viendra de façons inattendues des choses que voyons comme des déchets, des personnes que nous traitons comme des déchets, des idées que nous rejetons comme des déchets. »
Ce ne sont pas les mots d’un analyste politique aguerri, mais d’un homme qui a exploré son cœur de fond en comble, y compris son attirance pour les positions politiques extrêmes, incapable de sous-estimer l’obscurité dans le paysage politique américain. Comme il nous l’a dit encore et encore, c’est en entrant dans l’obscurité que l’on entrevoit la lumière, et si ce n’est la lumière de la rédemption, c’est celle de l’espoir de rédemption, ce qui est peut-être le plus que l’on peut demander. C’est un souhait qu’il a exprimé ce soir-là à Berlin quand il a chanté « I’m junk but I’m still holding up / this little wild bouquet / Democracy is coming to the USA. » M. Cohen avait compris que la démocratie, comme la rédemption, est une chose qui vient mais n’arrive jamais tout à fait.