Société

Être gay dans une secte chrétienne

L’Épiphanie de Tyrone Hofer s’est produite lorsqu’il est tombé sur un numéro du magazine People. À l’époque, il avait 16 ans. Il vivait au sein d’une communauté huttérite située dans le sud du Manitoba, l’une des provinces méridionales du Canada. Dès son plus jeune âge, Tyrone savait qu’il était différent des autres garçons. Il se souvient avoir discuté du mariage à l’âge de sept ans avec l’une de ses amies, et avoir dit avec conviction : « Je ne veux pas épouser une fille. »

« Je l’ai annoncé comme ça, sans réfléchir », m’a précisé Tyrone Hofer, aujourd’hui âgé de 26 ans. En 2006, le jeune homme a débusqué un exemplaire de People dans le salon de ses parents. La couverture était sans équivoque : Lance Bass, ancien membre du boys band NSYNC – qui a lancé la carrière de Justin Timberlake – affirmait sans détour : « Je suis gay. » Hofer s’est tourné vers sa mère, qui passait ses journées à la maison et contribuait à l’entretien de la cuisine et du potager de la communauté, et lui a demandé ce que voulait dire le terme « gay ». Elle a répliqué sans attendre : « C’est dégoûtant. Ce n’est pas bien. »

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Après avoir terminé l’article, Tyrone Hofer a compris que ce mot désignait tout ce qu’il ressentait au fond de lui. « Après m’être rendu compte de cela, j’ai su qu’il ne fallait surtout pas que j’en parle à ma famille », m’a-t-il précisé.


Tyrone Hofer. Photo de Steven Ackerman

Hofer fait partie d’un petit groupe d’huttérites désireux d’assumer publiquement leur homosexualité au sein d’une communauté qui ne reconnaît qu’à demi-mot l’existence de celle-ci et qui, bien évidemment, ne l’accepte absolument pas. Depuis des centaines d’années, les gays et lesbiennes de la collectivité n’ont d’autre choix que de dissimuler leur penchant, ou de couper définitivement les ponts avec leur famille.

Les huttérites, aux racines allemandes et autrichiennes, sont des chrétiens anabaptistes comparables aux amish et aux mennonites. Ils ont immigré dans le nord de l’Amérique au cours du XIXe siècle, tout d’abord aux États-Unis, avant de prendre la direction du Canada en 1918 – leur pacifisme, leur refus de participer à la Première Guerre mondiale et leur utilisation de la langue allemande leur ayant valu de nombreuses critiques et persécutions dans le pays de Woodrow Wilson. Les colonies se sont installées en Alberta, dans le Saskatchewan et dans le Manitoba. Aujourd’hui, on dénombre 480 colonies huttérites, la plupart au Canada, pour près de 50 000 fidèles. Isolés du reste de la société, ces derniers survivent grâce à l’agriculture et croient en la « communauté de biens ». Tout est partagé équitablement entre les 100 à 150 résidents. Les colonies étant très isolées à tous les points de vue, il est rare que l’un des membres décide de partir.

« Sur place, vous n’avez pas à vous en faire, tout est prévu », m’a précisé Hofer, qui s’exprime avec un léger accent allemand.

Chez les huttérites, les hommes portent des chemises et des bretelles, les femmes des robes et des foulards noirs sur la tête – il leur est interdit de porter un pantalon. Un pasteur dirige la colonie et jouit d’une large autorité dans le domaine économique et spirituel. Les hommes sont chargés de ramener de l’argent au sein de la communauté via des jobs pénibles, tandis que les femmes s’occupent de différentes taches, de la couture à la cuisine en passant par le potager et l’enseignement. Au sein de certaines colonies, elles n’ont pas le droit de conduire et de voter.

De manière générale, les huttérites se rendent à l’église une fois par jour, et même deux fois le dimanche.

Photo de Kelly Hofer

Selon Tyrone Hofer, grandir au sein d’une fratrie comportant quatre frères et deux sœurs était « très fun ». Sa colonie, Starlite, est située à 50 kilomètres à l’est de Winnipeg.

Dès l’adolescence, il travaillait quotidiennement. À l’époque, il s’occupait des cochons, des charpentes, des travaux mécaniques, avant de porter assistance au trésorier de la colonie. Il désirait rejoindre une université afin d’obtenir un diplôme dans l’enseignement supérieur, mais sa demande a été rejetée à de nombreuses reprises par le pasteur de Starlite. Selon les colonies, la position envers l’enseignement « classique » varie, mais certains huttérites contactés par VICE ont affirmé que l’éducation n’est pas une priorité pour les adultes – l’accès au lycée n’est même pas garanti. C’est en partie pour cela que Tyrone a décidé de quitter sa colonie – même si le problème le plus prégnant était tout autre.

Il m’a expliqué comment, il y a quelques années, alors qu’il visitait une colonie voisine et traînait avec une fille – comme le veut la tradition pour les garçons de son âge – il s’était senti très mal à l’aise quant à la pression qu’on lui imposait pour qu’il l’embrasse. « En rentrant chez moi en voiture, j’étais écœuré », m’a dit le jeune homme avec amertume. « Les gens n’arrêtaient pas de prier pour que je “change”. Les crises de larmes étaient nombreuses. »

Tyrone Hofer a quitté Starlite le 24 avril 2011 pour rejoindre l’université de Winnipeg. Après cette date, il a mis près de trois ans à affirmer publiquement son homosexualité – une décision lourde de sens, car elle a conduit à son excommunication.

Quelques jours avant sa participation à la marche des fiertés de la région, Tyrone a reçu un SMS de son petit frère – le seul membre de sa famille acceptant encore de lui parler. Il disait la chose suivante : « Tout ce que je peux dire, c’est que les huttérites auront disparu avant d’accepter qu’être gay est normal. »

Ce 9 juillet 2016, Tyrone s’exprime devant une foule considérable – près de 3 000 personnes – réunie devant la mairie de Steinbach. Autour de son cou, il porte un collier original, mêlant croix traditionnelle et perles arc-en-ciel. Son chapeau est d’un violet éclatant.

Il disserte sur la haine de soi, qu’il ressentait lors de son adolescence, et réprime quelques larmes au moment d’évoquer les commentaires cruels émis par les membres de sa communauté au sujet des homosexuels. « Le pire, c’est que je ne pouvais pas me défendre, précise Tyrone. Je devais courber l’échine et accepter ces insultes. »

Il m’a confié avoir envoyé à ses parents un petit essai l’été dernier, dans lequel il tentait de leur prouver qu’il n’y avait aucun problème à être gay et chrétien à la fois. Leur réponse ? Aucune. « Je ne sais même pas s’ils l’ont lu », m’a-t-il dit. Il a alors décidé de partager ce texte sur Facebook, ce qui lui a valu de nombreux commentaires de soutien de la part d’amis, et de nombreuses insultes de la part d’huttérites. « Ma communauté avait extrêmement honte », a-t-il avancé.

Sa mère a alors pris la décision de se rendre directement à son appartement, alors qu’il lui avait dit qu’il n’était pas prêt à discuter avec elle. Par la suite, elle lui a envoyé une lettre pour lui faire part de son ressenti. « Ça a été d’une violence extrême », m’a précisé Tyrone. Il n’a pas souhaité s’étendre là-dessus car il espère encore pouvoir se réconcilier avec sa mère. Il m’a malgré tout confié que sa mère lui avait écrit qu’être gay « est pire qu’être mort ». Cela fait un an qu’il n’a aucune nouvelle de ses parents. Sa tante lui a affirmé qu’il n’était pas homosexuel mais qu’il avait subi « un lavage de cerveau ». Elle a ajouté qu’il n’aurait jamais l’occasion de revoir ses proches, à moins qu’il change.

Le pasteur de la colonie Starlite, Jacob Hofer – l’oncle de Tyrone – semblait furieux que je l’appelle pour en savoir plus sur sa vision de l’homosexualité. « Nous n’enseignons pas l’homosexualité. Nous défendons une vision du couple comprenant un homme et une femme. Le reste n’est que luxure, et la luxure vous conduit en enfer. » J’ai voulu savoir si Tyrone lui manquait ne serait-ce qu’un peu. « Nous l’avons élevé, nourri, et il a décidé de se mettre au service du diable », s’est-il contenté de répondre. Il m’a également précisé que le retour de son neveu au sein de la communauté ne serait possible que s’il renonçait à son homosexualité et promettait de ne « plus jamais faire ça ». Selon ses dires, les huttérites se sont volontairement mis au ban de la société afin de ne pas voir leurs valeurs chrétiennes être corrompues. « Nous ne savons pas ce qui se passe dans le monde, et nous ne voulons pas le savoir, car tout ce qui se fait va à l’encontre de notre mode de vie », a-t-il poursuivi. Par la suite, Jacob Hofer a contacté un avocat, qui a demandé à VICE de ne plus jamais l’appeler.

De son côté, Zach Waldner, pasteur de la colonie de Maple Grove, a déclaré à la BBC que les huttérites « désiraient éviter la tentation ». Et Waldner de poursuivre : « Ce que les yeux voient et la chair désire, c’est cela que nous désirons éviter. »

Garett Wipf regarde par la fenêtre en direction de son ancienne colonie. Photo de Jordan Molaro

Si l’on met de côté le rythme particulier de sa voix, Garett Wipf ressemble à s’y méprendre à n’importe quel mec de 18 ans élevé dans une grande ville. Quand je l’ai rencontré devant la mairie de Steinbach, il portait un jean assez fin, une chemise et des pompes rouges. Ami de Tyrone Hofer, il a participé à la marché des fiertés par solidarité avec ce dernier. Il a quitté sa colonie il y a plus d’un an et demi, après avoir eu une discussion avec sa mère au sujet de son homosexualité. Elle lui a dit que c’était «inacceptable » et qu’elle avait le cœur « brisé ». Une semaine plus tard, Garett quittait sa colonie.

Âgé seulement de 16 ans à l’époque, il a eu beaucoup de mal à trouver un job à Winnipeg, mais a fini par bosser dans le secteur de la construction. Il n’est jamais retourné sur les lieux de son enfance. S’il précise avoir des nouvelles de sa famille proche, il a perdu près de 200 amis sur Facebook quand il a annoncé publiquement qu’il était gay.

« Là-bas, tout le monde me déteste désormais, m’a-t-il dit. J’imagine qu’il me serait impossible d’y retourner. »

Si Garett admet avoir été molesté par d’autres gamins quand il était enfant à cause de sa « féminité » – il jouait avec des poupées – il m’a précisé que certains aspects de la vie en communauté lui manquaient, notamment les liens étroits entre les membres du groupe. De nombreux huttérites défendent cette solidarité, qui unit une colonie et pousse ses membres à s’occuper les uns des autres.

Photo de Kelly Hofer

Kelly Hofer n’a aucun lien de parenté avec Tyrone, ou Jacob. Il est le porte-parole des huttérites gays en Amérique du Nord. Aujourd’hui âgé de 23 ans, il a révélé son homosexualité il y a quatre ans via un post Facebook très largement partagé – ce qui a eu pour conséquence de choquer nombre d’huttérites, qui n’avaient jamais compris que l’homosexualité existait parmi eux.

Depuis, il est très présent dans les médias – d’un documentaire de la BBC à des citations pour le Guardian. S’il a reçu des dizaines de messages haineux après son coming out, Kelly, aujourd’hui photographe à Calgary, m’a dit qu’il n’avait pas manqué de créer un groupe privé sur Facebook réunissant des huttérites gays – groupe qui compte aujourd’hui 19 membres. « Ça a permis à tous ces gens de s’exprimer librement, de demander des conseils les uns aux autres », m’a précisé Kelly Hofer.

VICE a eu l’occasion de discuter avec certains. La plupart sont des hommes qui partagent des histoires similaires – à savoir, ce tiraillement entre la communauté, qui refuse d’admettre leur sexualité, et leur propre liberté.

En ce qui concerne les droits des homosexuels, Kelly m’affirme que les huttérites ont un demi-siècle de retard en comparaison du reste du Canada. « Le thème de l’égalité n’est jamais abordé, dit-il. Aujourd’hui, on voudrait au moins qu’ils reconnaissent que les homosexuels existent. »

Tyrone Hofer et Garett Wipf m’ont précisé avoir entendu parler de Kelly lors de son coming out – c’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont avoué publiquement leur homosexualité, afin de convaincre d’autres huttérites de s’affirmer.

« Il y a toujours de nombreux huttérites qui se cachent et qui ont peur de ce qu’ils ressentent, peur de faire honte à leur famille, peur d’être maltraités, voire excommuniés, m’a dit Tyrone. Nous essayons de les convaincre qu’ils devraient être fiers. »

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