Ce n’est que le troisième jour du procès de Joaquín Guzmán – dit « El Chapo » – mais la déposition d’un témoin a déjà complètement effrité une bonne partie du mythe autour du pilier du trafic de drogue.
El Rey, le jeune frère du complice de longue date d’El Chapo dans le cartel de Sinaloa, est retourné à la barre des témoins ce jeudi afin d’être interrogé par les procureurs fédéraux. Pendant plus de quatre heures, il a décrit comment son frère, Ismael Zambada – dit « El Mayo » – s’est associé à El Chapo et à d’autres afin de former le cartel de Sinaloa, partir en guerre contre des groupes rivaux et faire passer en douce des tonnes de cocaïne, d’héroïne, de méthamphétamine et de marijuana aux États-Unis.
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El Rey a raconté nonchalamment, en se balançant sur sa chaise et en se touchant le menton, la relation et les affaires entre entre son frère et El Chapo, qui le faisait plier des yeux depuis l’autre bout de la salle d’audience, vêtu d’un costume bleu, d’une chemise blanche en tissu et d’une cravate bleu marine. Le témoignage a parfois été captivant, et a essentiellement récrit des parties clés de la légende d’El Chapo et de l’histoire du cartel de Sinaloa.
LA GUERRE
Le témoignage le plus spectaculaire d’El Rey concerne la guerre qui a éclaté entre El Chapo et les chefs du cartel de Tijuana à la fin des années 1980 et qui a duré jusqu’au début des années 2000. El Rey dit que le conflit a débuté quand le cartel de Tijuana, mené par les frères Benjamin et Ramon Arellano-Felix, a refusé de partager son territoire.
« Les Arellano-Felix pensaient qu’ils étaient les rois, qu’ils régnaient sur Tijuana », dit-il. « Ils voulaient que personne ne fasse traverser de la drogue sans leur autorisation ».
Le différend a poussé El Mayo à rompre avec le cartel de Tijuana et à unir ses forces avec El Chapo et d’autres barons. Après ça, des hommes de main travaillant pour les frères Arellano-Felix sont venus chercher El Rey dans sa maison de Mexico et ont essayé de le tuer.
« Un jour, alors que j’achetais un truc à l’épicerie, des sicarios [hommes de main des cartels] m’ont intercepté et m’ont tiré dessus de loin », dit-il. « Ils m’ont écorché la tête. Je suis tombé par terre et heureusement je n’ai pas perdu conscience. Je me suis relevé d’un saut et j’ai commencé à faire feu sur eux avec mon pistolet. Ils ont été pris par surprise parce qu’ils pensaient que j’étais mort ».
Il décrit une blessure à la tête qui lui a fait un trou dans le crâne et qui a provoqué une hémorragie. Un des assassins a été blessé dans l’échange de coups de feu. Les tueurs à gages ont fini par prendre la fuite sans avoir accompli leur mission, mais un autre frère d’El Rey et d’El Mayo, Vicente Zambada Garcia, a été tué ultérieurement par le cartel de Tijuana.
« S’il y a une chose qui lui avait procuré du plaisir, c’était d’avoir tué Ramon Arellano » – El Rey, au sujet d’El Chapo
El Rey décrit là, à la barre, l’une des nombreuses confrontations violentes entre les cartels en guerre. L’incident le plus notoire est une fusillade dans une boîte de nuit nommée Christine’s dans la station balnéaire de Puerto Vallarta en 1992. El Rey dit que son frère lui a dit qu’El Chapo avait pour projet d’envoyer des hommes armés dans la boîte pour descendre Ramon Arellano-Felix, le chef du cartel de Tijuana.
Ramon Arellano-Felix a échappé de peu à la fusillade de Christine’s, mais plusieurs de ses hommes de main et quelques témoins innocents ont été tués. El Rey dit que son frère était déçu. « [El Mayo] se lamentait que Ramon n’ait pas été tué parce que c’était un ennemi très dangereux ».
Chapo a eu sa revanche début 2002, lorsque Ramon Arellano-Felix a été tué à Mazatlan, station balnéaire du Sinaloa. El Rey dit qu’El Chapo a corrompu des officiers de police pour qu’ils arrêtent le leader du cartel de Tijuana devant un hôtel et qu’une fusillade s’en est suivie et a laissé Ramon pour mort.
Il atteste qu’El Chapo lui a avoué quelques années plus tard que « s’il y a une chose qui lui avait procuré du plaisir, c’était d’avoir tué Ramon Arellano ».
LE CARDINAL
Un moment charnière dans l’histoire d’El Chapo est l’assassinat en 1993 du cardinal Juan Posadas Ocampo dans l’aéroport de Guadalajara au Mexique. El Rey atteste que d’après ce qu’il a compris, des hommes armés du cartel de Tijuana, envoyés par Ramon Arellano-Felix, surveillaient de près l’aéroport parce qu’ils avaient prévu d’y tuer El Chapo.
Mais El Chapo est arrivé plus tôt que prévu et a échappé aux tueurs, explique El Rey. Le cardinal est arrivé après, dans une voiture semblable à celle utilisée par El Chapo et a été pris, à tort, pour le baron de la drogue. El Rey dit qu’El Mayo lui a dit que les tueurs du cartel de Tijuana ont tué par erreur le cardinal, ce qui correspond au récit habituel que l’on fait de cette affaire très médiatisée.
Pourtant ce récit ne met pas tous les officiers de justice d’accord. VICE News s’est entretenu avec un ancien agent de la DEA (Drug Enforcement Administration, le service américain de lutte contre le trafic de drogue) qui a travaillé secrètement au Mexique au début des années 1990. L’ancien de la DEA pense que le cardinal a été intentionnellement ciblé parce qu’il planifiait peut-être de partager avec le Vatican des informations sur la corruption dans les hautes sphères du gouvernement mexicain.
Cette théorie a également été soutenue mardi par l’avocat d’El Chapo, Jeffrey Lichtman. Dans sa déclaration préliminaire, Lichtman a prétendu qu’il est « fort possible que le gouvernement mexicain » ait monté un coup pour faire d’El Chapo le responsable de l’assassinat.
LA FÉDÉRATION
El Rey a passé une bonne partie de son témoignage à détailler comment El Chapo et El Mayo ont forgé un partenariat avec d’autres trafiquants importants afin de créer ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de cartel de Sinaloa. Ils ont mis en commun leurs ressources, comme des hommes de main et des moyens de transport pour faire passer de la drogue en douce et se sont également protégés les uns les autres en versant des pots-de-vin à la police mexicaine.
El Rey dit qu’il versait personnellement plus de 300 000 $ par mois en pots-de-vins quand il était basé à Mexico, corrompant ainsi presque chacun des échelons de la police de la capitale mexicaine. El Mayo et El Chapo étaient responsables de pratiques de corruption sur des policiers haut-gradés, parmi lesquels des membres du bureau des procureurs généraux de la république du Mexique, des généraux de l’armée mexicaine, et des policiers d’Interpol, tout cela pour des montants pouvant avoisiner 500 000 $ par pot-de-vin.
Il dit qu’au début des années 1990, El Chapo et El Mayo ont fait front commun avec le gratin des trafiquants mexicains célèbres, dont Amado Carrillo Fuentes – dit « Le Seigneur des Cieux », Juan José Esparragoza Moreno – dit « El Azul », les frères Beltran-Leyva, et Ignacio « Nacho » Coronel. Les autorités ont surnommé ce groupe « la fédération ».
L’ÉVASION
Après l’assassinat du cardinal en 1993, El Chapo a été capturé et emprisonné jusqu’en 2001, date de sa première évasion de prison. El Rey atteste que l’évasion a été planifiée par El Mayo, les frères Beltran-Leyva et le frère d’El Chapo, Arturo Guzmán.
El Rey dit qu’il a su par El Mayo qu’El Chapo s’est échappé d’une prison à sécurité maximale en se cachant dans un chariot à linge, qui a été sorti par un gardien à travers le portail principal. C’est la version habituelle de l’histoire, et elle contredit le reportage de la journaliste Anabel Hernandez, qui prétend avoir la preuve qu’El Chapo s’est en fait lui-même déguisé en officier de police.
El Rey atteste qu’après l’évasion, son frère et lui se sont arrangés pour envoyer un hélicoptère secourir El Chapo parce que les forces spéciales de l’armée mexicaine étaient proches de le capturer à nouveau. Il dit que l’hélicoptère a pris El Chapo et l’a déposé à un point d’atterrissage isolé près de la ville de Queretaro, à trois heures de route environ de Mexico.
Après s’être caché deux jours à Mexico, El Chapo est allé vivre dans un ranch situé juste à la sortie de la ville, qui appartenait à un de ses complices, une figure légendaire des cartels appelée Barbarino. Là-bas, il a participé à des réunions d’affaires avec El Mayo et les trafiquants colombiens, et a assisté au baptême du fils de Barbarino. El Rey se souvient en souriant que le prêtre qu’on avait appelé pour célébrer la cérémonie « avait l’air un peu nerveux ».
« On va recommencer. C’est parti »
El Rey dit que peu après l’évasion, El Chapo était prêt à se remettre aux affaires. Il décrit comment El Mayo a élaboré un plan pour qu’ils commencent à faire passer en douce des cargaisons importantes de cocaïne. El Rey se souvient qu’El Chapo avait l’air enthousiaste et qu’il avait pour projet de se réinstaller dans sa « terre natale » du Sinaloa, où il est resté ensuite caché pendant 13 ans.
El Rey se souvient d’El Chapo en train de dire : « On va recommencer. C’est parti ».
Image de couverture : Sur cette photo classifiée du gouvernement fédéral du Mexique datant du 8 Janvier 2016, le baron de la drogue le plus recherché du Mexique, Joaquín Guzmán – dit « El Chapo », tient sa plaque d’identité judiciaire avec le numéro d’incarcération 3870 à la prison fédérale à sécurité maximale Altiplano à Almoloya au Mexique.
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