Un jeune homme, casque de moto au bras gauche, téléphone dans la main droite, pousse la porte de l’épicerie. Un courant d’air froid envahit la boutique de l’avenue de Stalingrad, à Achères, ville-dortoir des Yvelines. Sa voix résonne dans les rayons : « Tu m’as donné que dix balles et tu voudrais que j’achète cinq citrons verts, une bouteille de rhum et du jus ! T’es fou ! Je te rappelle que je suis chez le rebeu. » Le gérant du lieu, Walid, s’agace derrière sa caisse : « Je t’ai entendu. C’est faux, je ne suis pas beaucoup plus cher que les chaînes. Puis si t’es pas content, t’as qu’à attendre demain que le Franprix rouvre ! »
Coincé entre un Lidl, un Franprix et un Leclerc installé depuis peu en périphérie, le fonds de commerce de Walid résiste tant bien que mal. Mais il est loin d’être le seul « Arabe du coin » en péril. Chaque année, ils seraient des dizaines à fermer boutique. La majorité rentre au pays, usée par des années d’ouverture de jour et de nuit. Des années de dépannage, durant lesquelles les personnes en difficulté pour finir leur gâteau descendent en peignoir pour acheter une plaquette de beurre manquante. Sans oublier la doyenne du quartier présente le même jour de la semaine, à la même heure, pour se ravitailler en paquets de litière pour son chat. À la nuit tombée débarquent des bandes de jeunes en mal d’alcool fort ou de diluants.
Philippe Pilliot connaît bien la profession. Délégué général de la Fédération nationale de l’épicerie, il a rencontré de nombreux épiciers en novembre dernier. Arrondissement par arrondissement, banlieue par banlieue, dans le but de rameuter le plus d’indépendants possible pour faire bloc contre des projets de lois ou des arrêtés préfectoraux. « Je constate depuis quelque temps que beaucoup d’entre eux ont vendu leur fonds de commerce à des chaînes. »
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Olivia Polski, adjointe à la maire de Paris et chargée du commerce, parle d’une érosion des épiceries, entre 2011 et 2014, de seulement 1 %. « C’est à relativiser. En 2014, par exemple, il n’y a eu que 140 créations de magasins de chaînes contre 65 épiciers indépendants. » Dans la ville de Paris, ils sont en tout 864. L’immense majorité est originaire d’Afrique du Nord. Les premiers débarquent dans les années 1950, quand l’État français décide de faire appel à ses colonies pour reconstruire le pays. De riches familles commerçantes algériennes, tunisiennes et marocaines suivent alors leurs compatriotes ouvriers. « Ça a été d’abord les accompagnateurs des travailleurs immigrés. Ils les ont suivis, sentant que leur proposer des denrées du pays pourrait leur rapporter. Du coup, ils ont calqué leurs horaires d’ouverture au trois-huit des usines – d’où le fait qu’ils ouvrent tard. C’est une tradition qui s’est perpétuée », selon Catherine Wihtol de Wenden, sociologue chercheuse au CNRS spécialisée dans l’immigration.
Ali Badias est de la seconde génération d’épiciers maghrébins : celle devenue commerçante après avoir débuté en France comme ouvrier. Au 3 rue de Bazeilles, dans le 5 e arrondissement, il se traîne dans son arrière-boutique, vêtu d’un pantalon de velours marron un poil désuet. Un couscoussier sèche près de l’évier. Avant de revenir sur son arrivée en France, il se fait chauffer de l’eau pour un thé à la menthe. « Je suis arrivé du Maroc en 1967 ou en 1968, je ne sais plus trop. J’ai travaillé quelques mois à l’usine PSA de Poissy. J’ai mis de l’argent de côté et j’ai ensuite ouvert ma première épicerie. Au début, c’était dur parce que je ne parlais pas le français. Parfois, on me livrait des produits et je ne savais pas ce que c’était. J’étais obligé d’attendre le livreur la semaine suivante pour lui demander… » Depuis, il est passé expert dans son métier, mais il m’explique que ses conditions de travail se sont dégradées au fil des dix dernières années. Son chiffre d’affaires a baissé de 10 à 15 % . Trois magasins ouverts 7j/7 se sont installés près de son épicerie, et leurs horaires (9 heures-22 heures) sont proches des siens. « Ce qu’ils n’auront jamais, c’est le relationnel avec le client », souffle-t-il. Ali projette de vendre l’année prochaine. Ses enfants ne reprendront pas l’affaire. Diplômés, ils ambitionnent un autre avenir. Car outre la recrudescence de la concurrence de commerces de proximités labellisés, « l’Arabe du coin » peine à passer le flambeau. « Leurs enfants sont pleinement intégrés, et la plupart ne reprendront pas le business des parents », poursuit Catherine de Wenden.
« Je ne suis pas que vendeur. Je fais aussi psychiatre, plombier, serrurier. » – Rachid, épicier
Fathi et Icham Tebib en sont de parfaits exemples. Natifs de Tunis, arrivés en France au début des années 1980, après leur père, ils décident en 2010 de « racheter l’épicerie d’une connaissance tunisienne » située rue de Charonne, dans le 11e arrondissement, pour en faire une cave à bières. Ils ont ainsi mis fin à des années de conserves, de packs de lait et de fruits et légumes, au profit de leur passion commune.
Alexis Roux de Bézieux, ancien consultant en entreprise, plaque tout en 2008 pour coécrire le livre L’Arabe du coin. En immersion pendant plusieurs semaines dans quelques familles d’épiciers, il raconte : « J’ai passé le plus clair de mon temps avec des Tunisiens de Djerba ou de Zarzis et des Marocains d’Agadir. La première vague qui a débarqué dans les années 1950 est revenue au bled. La deuxième vit entre la France et le pays d’origine si elle n’a pas vendu la boutique. Et la troisième est pleinement française, dans le sens où elle n’a pas connu le pays d’origine. Puis elle a fait des études, et refuse de reprendre la suite. Quand tu fais des études de sciences politiques ou de cinéma, t’as pas forcément envie de reprendre l’épicerie de ton père. »
Au 56 rue des Trois Frères de Montmartre, Rachid, la quarantaine, me dit être l’une des rares forces vives à avoir accepté de reprendre l’affaire familiale. Il est 21 heures passées, et les touristes curieux de passer devant la fameuse épicerie du film Amélie Poulain ont regagné leurs hôtels étoilés. Rachid dépanne les habitués. Quand un client lui demande une plaquette de chocolat Poulain, les anecdotes fusent : « Jean-Pierre Jeunet est venu négocier avec mon oncle pour tourner chez lui. Il avait déjà le titre Le fabuleux destin d’Amélie en tête. Mais quand il a vu du chocolat Poulain sur mon étagère, il a sursauté et s’est dit que le titre serait Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Apparemment, c’était un fan de ce chocolat et on était un peu les seuls à le vendre. » Rachid savoure sa vie d’épicier et ne voudrait changer de job pour rien au monde : « Je bricole tout le temps. Tu vois les étagères là, je les ai rafistolées avec des chaises récupérées. Je ne suis pas que vendeur. Je fais aussi psychiatre, plombier, serrurier. » Il se penche et sort une vieille radio de sa jambe fêlée d’un tiroir. « Je la plie comme ça et j’ouvre les portes des clients qui ont perdu leurs clés. »
Alexis Roux de Bézieux a fini par ouvrir deux épiceries en 2011, quelque temps après la sortie de son bouquin : « Ce qui me touchait, c’était que dans les villes, les lieux de lien social étaient souvent introuvables. Les lieux de culte, la politique, les pratiques sportives ? Trop segmentant. Au final, c’était dans le commerce que les gens pouvaient se retrouver. Mais chez le boulanger ça va trop vite, chez le coiffeur tu parles au coiffeur, et donc l’endroit où tu avais à la fois les enfants qui viennent acheter des bonbons, les personnes âgées, le SDF refusé dans les supermarchés, le cadre qui rentre tard, c’était dans ces épiceries. » Mais il est difficile de rivaliser contre la nouvelle dynamique des centres commerciaux.
Autrefois situées en périphérie, les chaînes de supermarchés visent aujourd’hui les centres-villes. Selon les chiffres de l’APUR (Atelier Parisien d’Urbanisme), en 2010, à Paris, quelque 830 petites supérettes labellisées ont ouvert leurs portes. Serge Papin, PDG de Système U, n’a pas surfé sur la vague. Il analyse donc la disparition progressive de l’épicier indépendant avec un certain recul : « Dans les années 1980, on était sur du développement horizontal. Vous aviez la banlieue pavillonnaire, son centre avec les petits indépendants, et, à l’extérieur, les pôles commerciaux, les magasins de périphérie. On invitait les gens à aller faire leurs courses en voiture. Les chaînes ne s’intéressaient pas aux milieux urbains. Mais depuis une quinzaine d’années, on est sur un mouvement centrifuge. Les gens veulent de la proximité, tout en voulant des prix compétitifs. » Souvent mieux agencées, plus propres, compétitives sur les prix et toujours à la recherche de nouveaux concepts, les chaînes sont plus que jamais une source d’inquiétude pour le petit commerçant.
Dans la grande distribution, chaque emplacement de rayons et de produits est méticuleusement choisi et n’a qu’un seul et unique objectif : faciliter la consommation.
Le pas pressé, Isabelle zigzague entre les voitures garées près de la rue Croix des Petits Champs. Sac en plastique floqué Daily Monop’ à la main, elle cherche sa voiture. Elle a seulement trente minutes de pause pour avaler un petit remontant. Pour elle, il n’y a pas photo : « J’ai le choix entre Aziz, l’épicier d’en bas de chez moi ou le Daily. Avec six euros en poche, je préfère me prendre un cookie avec un thé froid parfumé et un sandwich un peu raffiné, qu’un sandwich à la rosette, avec une tablette de chocolat et une canette de coca que je pourrais m’offrir chez Aziz », caricature-t-elle. Pourtant, bon nombre d’entre eux tentent de s’adapter à une demande bio florissante. « Du côté du Canal Saint-Martin,”l’Arabe du coin” s’est adapté à la gentrification. Il propose de la menthe fraîche, des herbes culinaires et des produits sans gluten », m’explique Catherine de Wenden. Philippe Pilliot est plus sceptique : « La clientèle visée est très exigeante. Certains épiciers font encore cohabiter des produits bio avec des produits non bio. C’est tout simple, mais on ne peut pas vraiment s’improviser bio. » Mohammed* et Wareth* ont récemment décidé de se lancer dans « le bio mais pas que », pour se « diversifier et faire face à la concurrence. » Dans la rue Lamarck, au croisement de la rue Damrémont, les bouteilles de rouge vendues sont à des années-lumière de la piquette. Le pinard surplombe quelques pâtisseries orientales et de l’eau parfumée à la fleur d’oranger.
En outre, l’épicier souffre parfois d’un mobilier et d’un agencement d’époque. On est loin des techniques de ventes de la grande distribution où chaque emplacement de rayons et de produits est méticuleusement choisi et n’a qu’un seul et unique objectif : faciliter la consommation. Samuel Boussin, directeur régional des ventes à METRO (l’un des principaux fournisseurs des petites épiceries), leur propose un service gratuit de « relooking ». « C’est un succès, nous avons 1 000 gérants par an qui optent pour ce service », assure-t-il. Il propose notamment une analyse de la zone de chalandise, un business plan et des travaux. « On est parfois plus dans du Cauchemar en cuisine que chez Valérie Damidot », s’amuse Samuel. Le fossé paraît immense et la concurrence totalement déséquilibrée. Mais les « Arabes du coin » ne vont pas tous disparaître pour autant. « À Paris Nord, il se produit en ce moment d’importants changements, estime Philippe Pilliot. Dans les entrepôts de Metro à Bobigny à Villeneuve la Garenne, 60 % des épiciers sont Sri Lankais ou Pakistanais. “L’Arabe du coin” est remplacé au fur et à mesure ». Olivia Polski est du même avis : « L’histoire du commerce est intimement liée à l’immigration. D’ailleurs en Angleterre, “l’Arabe du coin” est Pakistanais, en Allemagne et en Alsace, il est Turc… Quand on est étranger, on veut tout de suite s’intégrer et apprendre la culture du pays en travaillant. Qui sait, un jour, en bas de notre rue, on aura peut-être notre “Syrien du coin”. »
* Les noms ont été changés.