L’odorat m’a toujours porté dans mon travail culinaire. Pour moi, le premier goût est une odeur et je pense qu’on a naturellement une propension à sentir. Est-ce que cette odeur nous plaît ? Qu’est-ce qu’elle nous évoque ? C’est l’olfactif qui permet d’appréhender une saveur. C’est aussi l’olfactif qui est sollicité quand un chef prépare une sauce. C’est un sens qui est précurseur du goût.
Peut-on éduquer son nez comme on le ferait avec un palais ? Bien sûr. Je ne crois pas qu’il y ait d’exercices à proprement parler, mais plus on déguste, plus on sent et plus on va avoir tendance à qualifier une odeur ou un goût. C’est un entraînement qui demande beaucoup de concentration, un peu comme avec le vin en fait. C’est aussi quelque chose d’assez intuitif.
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La première odeur qui m’a marquée remonte à l’enfance. Mon nez a été soumis très tôt à de nombreux parfums parce que j’ai longtemps vécu au-dessus d’une cuisine. Je me rappelle par exemple d’une odeur sucrée de vanille et de choux à la crème que faisait le chef-pâtissier de mon père [Jacques Pic]. Il en préparait tout le temps et j’en mangeais énormément.
Il y a d’autres fumets qui me reviennent. Encore aujourd’hui, j’habite en face de la cuisine du restaurant [Maison Pic, à Valence] et je profite des effluves qui s’échappent souvent des circulations pour embaumer tout le quartier. J’aime être surprise par les odeurs. Je suis tout le temps en éveil. J’ai envie d’en découvrir de nouvelles. Je ne me sens pas du tout saturée.
Bon, quand j’ai commencé à travailler, je me souviens avoir interdit à mes équipes de mettre du poivre blanc sur les légumes. C’était à la mode. On en voyait partout. Mais ce poivre apportait quelque chose de sauvage qui n’était pas du tout de l’ordre du légume.
J’ai l’impression qu’en cuisine, l’olfactif peine à acquérir ses lettres de noblesse alors que, dans le domaine du vin, on en revient tout le temps au nez.
L’olfactif n’est pas un sujet sur lequel j’échange souvent avec mes confrères ou consœurs parce que c’est un sens qui n’est pas forcément mis en valeur en cuisine au quotidien. J’ai l’impression qu’on lui accorde moins d’importance que les autres. Qu’il peine à acquérir ses lettres de noblesse alors que, dans le domaine du vin, on en revient tout le temps au nez.
Peut-être que l’odorat souffre d’avoir longtemps été lié à l’instinct. C’est un sentiment très basique, presque animal, qu’on peut pourtant traiter de manière extrêmement fine en travaillant par exemple sur des amplitudes olfactives complexes. Il est très difficile de reconnaître deux ou trois traits aromatiques dans un assemblage de plusieurs odeurs.
Quand j’ai ouvert mon restaurant à Paris [La Dame de Pic], je me suis vraiment mise en quête d’un nez. J’avais décidé de faire choisir un menu en fonction d’une mouillette de parfum. Je voulais développer une fragrance en adéquation avec les plats – que l’on clochait pour donner une véritable amplitude olfactive. C’était un peu ambitieux mais c’était aussi une façon de rendre hommage à cet univers-là.
Le premier nez que j’ai rencontré, c’est Philippe Bousseton qui travaille pour Takasago. Il y a eu un échange magnifique entre nous. Après, j’ai vu Christopher Sheldrake qui travaillait avec Monsieur Polge [Jacques], le nez de Chanel. Quand on parle avec ces gens-là, on est sur la même longueur d’onde parce qu’on aborde le produit et qu’il y a des passerelles. On me parlait par exemple de jasmin que j’avais déjà travaillé en cuisine.
Je sais que ces rencontres avec les parfumeurs m’ont permis d’aller beaucoup plus loin dans la création. Qu’il était possible de développer en termes de goût la complexité aromatique d’un parfum.
Récemment, j’ai aussi multiplié les dégustations avec Francis Kurdjian. Lui est beaucoup plus sur l’olfactif et moi sur le goût mais on se rejoint. Ce sont des moments très inspirants. Je sais que ces rencontres avec les parfumeurs m’ont permis d’aller beaucoup plus loin dans la création. Je me suis dit qu’il était possible de développer en termes de goût la complexité aromatique d’un parfum.
Je pense que l’odorat a aussi joué un rôle dans ma formation. Quand j’ai commencé, c’était la seule chose à laquelle je pouvais me fier avec mon palais – deux seuls témoins de ma création culinaire. Je les ai probablement plus cultivés que le reste. Quand j’étais en stage, je me souviens avoir assisté à un assemblage de différents vins de Champagne ; Pinot, Pinot Noir, Pinot Meunier, Chardonnay, où l’olfactif intervenait déjà.
Je me suis ensuite concentrée sur la technique, mais c’est vraiment une intuition que j’ai toujours entretenue. L’odorat est pour moi quelque chose qui se rapproche le plus de la vérité. C’est bien sûr un sens qui peut tromper ; on peut très bien sentir des choses qui évoquent une odeur qui n’est pas réelle.
Il y a un jeu que j’adore faire avec mes équipes, c’est goûter des produits et poser des colles. Je demande : « Là vous avez senti quoi ? ». C’est drôle, ce n’est pas tout le temps moi qui trouve et il y a une véritable émulation qui se crée. Ce sont des moments vraiment créatifs.
En cuisine, il y a toujours des odeurs qu’on cherche à reproduire. Elles sont souvent liées à des émotions, des ingrédients ou des goûts qui nous ont marqués.
Il est important de mettre des mots sur ces odeurs. Si je veux retranscrire ma cuisine, il faut que je parvienne à la qualifier précisément. C’est peut-être le plus grand défi. La complexité aromatique de certaines sauces, qui sont le cœur de ma cuisine et le liant du plat, doit être rigoureusement transmise. Et plus on est précis dans la description d’une odeur, plus on a de chance d’enclencher une discussion et un échange.
Tous nos sens sont importants lors de la dégustation parce qu’ils sont utiles à nos émotions. L’odorat ne l’est pas moins qu’un autre. Je repense à un client aveugle qui était venu au restaurant. Il avait développé ses autres sens – notamment l’odorat – pour compenser celui qui était atrophié.
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En cuisine, il y a toujours des odeurs qu’on cherche à reproduire. Elles sont souvent liées à des émotions, des ingrédients ou des goûts qui nous ont marqués. J’ai déjà eu envie de retrouver la trame d’un plat qui m’avait émue. Parfois, ce sont des odeurs de l’enfance auxquelles on pense ne plus avoir accès et qu’on essaie alors de faire revivre.
Celle de la fleur d’oranger m’avait par exemple beaucoup accompagnée quand j’étais petite – notamment parce qu’elle parfumait les brioches que j’avais l’habitude de manger. C’est probablement le premier goût que j’ai voulu réintégrer dans ma cuisine.
En plus d’être la seule femme à avoir décroché trois étoiles au Guide Michelin en France, Anne-Sophie Pic a reçu dimanche 4 mars le prix de la Créatrice décerné par le festival Omnivore. La Chef a repris les cuisines de la Maison Pic, à Valence, en 1997 et collectionne depuis les distinctions.