Dans la vie, rien ne m’a plus fait flipper que le récit oral d’une scène du Silence des agneaux. Je devais avoir une dizaine d’années quand on m’a raconté avec une précision d’étudiant en médecine cette scène où Hannibal Lecter déchiquète des flics et déguste leur chair avec « un verre de Chianti ». En matant le film beaucoup (beaucoup) plus tard, j’ai été surpris de ne pas y retrouver cette séquence qui avait été, de toute évidence, grandement exagérée pour que je ne trouve plus jamais le sommeil.
Dans son ouvrage, Cannibales – Histoire de l’anthropophagie en Occident, paru aux éditions Arkhé, Angelica Montanari, chercheuse à l’université de Bologne, mentionne le personnage incarné par Anthony Hopkins pour souligner à quel point le cinéma et les représentations de cannibalisme sont encore aujourd’hui « fortement influencés par un imaginaire dont les racines remontent au Moyen Âge ».
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L’historienne a épluché ouvrages historiques et littéraires, recensant les nombreux cas d’anthropophagie. « Après avoir lu autant de témoignages, on ne peut que constater qu’il y a eu à l’époque des pratiques fréquentes, autant liées aux famines qu’à la médecine par exemple », raconte-t-elle à MUNCHIES. Un des symboles de cette pratique soutenue ? Une légende mélangeant triangle amoureux, cuisine et cannibalisme que l’on s’échange depuis le XIIe siècle ; celle du « Cœur mangé ».
Ce motif littéraire s’articule souvent autour de la même histoire : « Une dame qui a trahi son mari et la vengeance de ce dernier. Il tue et cuisine le cœur de l’amant à sa femme sans le lui dire. La femme mange le cœur, qu’elle trouve généralement très savoureux, avant que le mari ne dévoile la supercherie et que la femme meurt – de mort naturelle ou en se suicidant », raconte Angelica.
La première version écrite que l’on connaît du « Cœur mangé » remonte au Lai de Guiron poème médiéval que l’on retrouve dans le roman Tristan et Iseut de Thomas d’Angleterre (1175). « Il y a ensuite une série d’ouvrages assez proches, comme La Vie de Guillem de Cabestany ou Le Décaméron, souligne Angelica. Mais chaque auteur donne son interprétation et modifie le récit ». Parfois, ce n’est plus le cœur de l’amant qui est cuisiné mais ses parties intimes.
« Il y a des cas de ‘cœurs mangés’ observés lors de révoltes, de guerres ou de tyrannicides qui ont pu endosser une signification politique. »
Le choix de l’organe n’est pas anodin. « Le cœur a une importance symbolique radicale, précise Angelica. C’est le centre des sentiments et de l’âme de la personne entière. Dans la littérature au Moyen-Âge, on assimilait la vertu de l’ennemi tué en dévorant son cœur. Son importance est aussi représentée par les sépultures séparées. Un usage très répandu à l’époque qui découle souvent d’exigences pratiques : on ne pouvait pas toujours rapatrier le corps des morts loin de chez eux, du coup, on prenait simplement leur cœur. »
Angelica est persuadée que le motif littéraire a même influencé l’écriture des chroniques historiques – et vice versa. « On ne peut pas vraiment faire de séparation même si ce sont deux champs très différents mais il y a des cas de ‘cœurs mangés’ observés lors de révoltes, de guerres ou de tyrannicides. Même si l’imaginaire joue un rôle très fort, ils ont pu endosser ici une signification politique ou être provoqués par des conjonctures socio-économiques variées. On n’est plus dans le cas d’une vengeance privée ou familiale. »
Si les origines du « Cœur mangé » sont floues, il suffit de remonter quelques siècles en arrière pour trouver des textes qui ont inspiré cette vengeance anthropophage – que ce soit dans la Bible ou des récits mythologiques. « Ce n’est pas encore le ‘Cœur mangé’ à proprement parler, précise néanmoins Angelica, parce que ce sont souvent des histoires d’enfants tués par une mère qui veut faire payer son époux. »
Ce texte « polygénétique » (on parle d’une version trouvée en Inde) n’est donc que le reflet de certains rituels de violence qu’on pourrait grossièrement qualifier de « mœurs de l’époque ». Dans Cannibales, Angelica énumère ces nombreux cas d’anthropophagie qui ne sont pas uniquement motivés par des adultères mais plutôt la guerre et les pénuries alimentaires.
« Ici, le cadavre n’est pas que détruit, il est mangé par un autre être humain, entraînant une sorte d’hybridation et de mélange d’identité. »
Elle cite le récit du moine Raoul Glaber qui rapporte notamment qu’en 1033, dans un village de Bourgogne situé entre Mâcon et Chalon-sur-Saône ; « On vit quelqu’un apporter de la chair humaine cuite au marché de Tournus, comme s’il s’agissait de quelque animal. Arrêté, il ne nia pas son crime et fut lié au bûcher et brûlé. La viande fut enterrée, mais un autre la déterra nuitamment et la mangea. Il fut brûlé de même. »
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Pour l’auteur, l’intérêt de cet ouvrage était aussi d’essayer de comprendre la profusion de témoignages et de pratiques d’un tabou très fort de notre époque. « En étudiant la mort, je me suis rendu compte qu’on pouvait apprendre beaucoup de choses sur la vie, notamment celle au Moyen-Âge », ajoute Angelica.
« Les corps dévorés, c’est un sujet très spécial, conclut-elle. Il pose, à mon avis, un problème d’identité : le fait d’être consommé après la mort peut provoquer des inquiétudes par rapport à la mémoire. Mais ici, le cadavre n’est pas que détruit, il est mangé par un autre être humain, entraînant une sorte d’hybridation et de mélange d’identité. »
Cannibales – Histoire de l’anthropophagie en Occident, d’Angelica Montanari, paru aux éditions Arkhé.