Comment les réfugiés utilisent les réseaux sociaux entre eux

Cet article vous est présenté par Canal+, qui a diffusé le documentaire EXODE ce mercredi 5 octobre 2016 à 20H55. Cliquez ici pour plus d’informations.

Un bateau renversé sur une mer jonchée de corps et de débris, un enfant noyé sur une plage, un campement improvisé évacué au petit matin, un groupe d’individus pourchassé par des hommes en armures sur la rocade de Calais. Dans le fond, chez qui ces images continuent-elles de susciter de l’émotion ? À force d’horreur, notre référentiel se déplace tristement jusqu’à trouver ces situations banales. Ce qui est nommé « crise migratoire », comme pour nous convaincre qu’il ne s’agirait en fait qu’un mauvais moment de l’Histoire, resurgit régulièrement sur nos écrans. Cependant, des épisodes d’afflux migratoires massifs ont déjà eu lieu par le passé. Au plus fort de la guerre entre la Bosnie et la Serbie en 1992, près de 630 000 dossiers de demandes d’asile avaient été déposés en Europe. En 2015, de sources gouvernementales, l’Allemagne a recueilli 1,09 million de demandes d’asiles ; la France, 80 075.

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Il me semble néanmoins que peu d’images d’épisodes migratoires massifs précédents sont passées à la postérité comme celle du petit Aylan. L’émergence et la massification des technologies de l’information et de la communication ont permis de multiplier ces images et d’accélérer leur portée de diffusion – au risque de les perdre dans le flux toujours plus tendu des contenus médiatiques. Mais ces technologies ont aussi autorisé l’ouverture d’un nouvel angle subjectif, où les images sont produites par les sujets. Comme dans cet article du Monde, qui a publié le fil de discussion WhatsApp du téléphone portable de Dash, une migrante syrienne.

Si de tels documents ouvrent la voie à de nouvelles pratiques journalistiques et permettent de documenter la vie de ceux qui sont en exode, ils ne disent rien des effets qu’ont ces technologies sur le phénomène migratoire. Pour en savoir plus, j’ai contacté François Gemenne, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris, Paris XIII et à l’Université libre de Bruxelles, qui a publié de nombreux articles et ouvrages sur le sujet des migrations. J’ai aussi demandé l’avis de Jean-Yves Hamel, qui exerce la fonction de spécialiste des communications au sein des Nations Unies, auteur d’une recherche pour le Programme Développement au sujet des technologies de l’information et de la communication dans le contexte de la migration.

VICE : Que peut-on dire des usages que font les migrants des réseaux sociaux et des technologies de l’information et des communications ?
Jean-Yves Hamel : Des études récentes sur le sujet montrent que les réseaux sociaux sont souvent considérés par les migrants clandestins comme le seul moyen d’échange d’information disponible. On constate aujourd’hui que les contacts directs dans ces réseaux sociaux facilitent le partage d’information et les conseils sur le parcours de trajets migratoires clandestins. L’anonymat, facile à maintenir sur les réseaux sociaux, est l’un des attraits de cette approche. Les messages privés et les échanges sur les réseaux sociaux sont donc un outil important dans ce contexte.

François Gemenne : On a vu l’apparition de groupes de discussions privées sur Facebook, mais surtout WhatsApp, où les migrants s’informent les uns les autres des possibilités d’hébergement et des trajets.

En quoi les portables sont-ils indispensables aux migrants ?
FG : C’est un objet de première nécessité que les passeurs leur vendent entre 200 et 250 euros. Il y a une raison pratique à cela. Sur des bateaux, c’est avec leurs téléphones qu’ils peuvent appeler les secours, qui vont les localiser et aller les chercher. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les passeurs les mettent dans des bateaux où il n’y a pas assez de carburant pour aller à terme de leur voyage – et ces gens comptent sur les téléphones qu’ils vendent aux migrants.

Ensuite, c’est le trait d’union qui les relie à leur vie d’avant et leur permet de donner des nouvelles à leurs proches. Et comme ce sont des gens qui n’ont pas pu prendre beaucoup de biens matériels avec eux, l’essentiel de ce qu’ils emportent est dématérialisé. C’est leur façon de laisser une trace, et dans beaucoup de téléphones de migrants, on retrouve aussi des photos de lieux par lesquels ils sont passés. Ça leur permet aussi de rester en contact avec ceux qui sont déjà arrivés, qui peuvent les aider à passer, à s’installer et à les informer des possibilités d’hébergement et de travail. Ce qu’il faut dire aussi, et c’est très important, c’est qu’il y a des gens qui sont parfois choqués de voir des migrants en possession de portables. Mais ça fait même partie du kit de base, avec le gilet de sauvetage.

JYH : Très souvent, les migrants tentent de rejoindre un membre de la famille ou un contact à l’étranger. Avoir un téléphone portable s’est démontré indispensable à la mission migratoire. L’effet de rester branché n’est pas seulement important à la localisation géographique, il l’est aussi à l’acheminement de fonds au cours de la migration. Il peut être très coûteux à un migrant d’effectuer une traversée. La famille et les amis offrent souvent un support financier au migrant avec l’aide de services de transfert d’argent. Cela réduit le risque de se faire tout voler en cours de route.

Qu’est-ce que les technologies de l’information et des communications changent aux migrations, à leur parcours ?
JYH : Nous savons depuis longtemps maintenant que les technologies de l’information, incluant ses formes les plus contemporaines telles que les réseaux sociaux, ont un impact énorme sur la migration à travers le monde. Le simple fait d’avoir accès à des informations de sources étrangères suffit pour stimuler le vouloir de migrer chez beaucoup de gens. Grâce à ces informations et aux réseaux sociaux, les migrants visent des terres très spécifiques. On ne part plus à l’aveuglette, comme cela a pu se faire dans le passé. Ceci est aussi vrai pour la migration légale que clandestine.

FG : On est dans une ère où les migrants sont de plus en plus connectés à leur société d’origine et à leur société de destination. Il y a donc de plus en plus de va-et-vient, qui sont parfois physiques mais aussi virtuels – y compris en termes d’identité. Auparavant les migrants partaient d’un point A à un point B, et une fois qu’ils avaient quitté A, ils arrivaient en B et s’intégraient sur place. Aujourd’hui, par le développement des nouvelles technologies, ils peuvent rester connectés, et donc leur identité va se former entre A et B. On va voir le développement de ce qu’on appelle des pratiques transnationales de plus en plus fortes, de façon à ce qu’ils cherchent à maintenir un lien avec leurs communautés d’origine. Évidemment, cela va poser des difficultés en termes d’identité. Mais cela peut aussi enrichir parfois l’expérience des migrants, ce qui fait qu’ils ne doivent pas couper le lien avec leur communauté d’origine.

Comment l’usage des téléphones portables et des réseaux sociaux peut-il nourrir la recherche ?
FG :
C’est très important pour comprendre comment se déplacent les gens, comment se forment les flux migratoires, notamment quand des événements brutaux surviennent. Il y a des projets d’étude de déplacement à partir des signaux d’émissions de téléphone, et il y a des accords passés entre les centres de recherche et les compagnies de téléphone portable pour que l’on puisse récupérer les données mobiles et ainsi savoir comment se déplacent les gens. Ce sont des éléments prometteurs dans nos recherches, très utiles pour comprendre les phénomènes de migrations brutales.

Remarque-t-on un réel usage de la vidéo par les migrants ?
JYH : Tant que les limites de débit pour le transfert des donnés par téléphones portables restent importantes, il sera improbable que les migrants fassent un usage réel de la vidéo pour communiquer leurs expériences au cours de la migration.

FG : Ça dépend de la qualité du téléphone, de la possibilité de recharger les batteries, par exemple. Je ne dirai pas que la vidéo est généralisée aujourd’hui. Il y a l’exemple de quelques migrants qui ont pu avoir des images de traversée, donc ça existe – mais ce n’est pas une généralité.

Merci Messieurs.

Cet article vous est présenté par Canal+, qui a diffusé le documentaire EXODE ce mercredi 5 octobre 2016 à 20H55. Cliquez ici pour plus d’informations.