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À quoi ressemblera la vie de bureau du futur ?

Bureaux-villages, géolocalisation des employés et mort du CDI : le salariat français de demain a des airs de dystopie.
Paul Douard
Paris, FR

Le travail est un fléau. Il est comme cette petite coupure à la commissure des lèvres qui ne veut jamais cicatriser. Le travail est une maladie incurable qu'on traîne toute sa vie. Que ce soit les bullshits jobs ou le « paradoxe de stupidité », le salariat est un monde plutôt étrange où l'on enferme des gens brillants dans une boîte avant de les laisser partir 40 ans plus tard, fanés et alcooliques.

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Une étude de 2016 a montré que les Français étaient le peuple le plus malheureux au travail. Elle révèle que les Français seraient seulement 12 % à apprécier leur cadre de travail, tandis que 35 % d'entre eux se sentiraient valorisés. Pour l'instant, il est donc plutôt nul de bosser. Vous êtes obligé de dire « Bon appétit » dès que vous croisez une personne attablée devant un plat surgelé, il y a toujours ce type lourd qui fait le tour de chaque bureau le matin pour lâcher un « Bonjour ! » enjoué – et puis vous rentrez chez vous excessivement tard, avant de recommencer ce même cycle tel un Sisyphe des temps modernes. Néanmoins, cela ne veut pas dire que l'avenir est nécessairement sombre. Au lieu de toujours critiquer l'instant présent, j'ai essayé de voir à quoi ressembleront le travail et la vie de bureau dans le futur afin de m'y préparer psychologiquement. Pour ce faire, j'ai rassemblé quelques études et sollicité l'aide d'une sociologue, d'un économiste, d'un cadre, d'une psychologue du travail et de salariés – voici ce qu'il en est ressorti.

Les bureaux de l'entreprise Inventionland, qui comporte notamment un bateau pirate. Capture via YouTube

VOUS N'AUREZ PLUS DE BUREAU
Fini les mugs de café dégueulasses qui traînent sur votre bureau depuis Noël 2014. Le futur sera l'ère de l'optimisation de l'espace de travail et du bien-nommé desk sharing. Le Monde a récemment pu approcher les nouveaux locaux de Danone, où tous les bureaux fixes ont été supprimés pour instaurer un espace « résidentiel » organisé en « village » ainsi qu'un espace « dynamique ». Chaque espace est destiné à une tâche en particulier : brainstorming créatif, personal branling à plusieurs ou encore réunions inutiles. Selon un rapport de l'Association des directeurs et responsables de l'environnement de travail, la tendance semble prendre dans toutes les grandes entreprises puisque 12 % des bureaux seraient déjà partagés. Cette idée est censée s'adapter au fait que de plus en plus de salariés ne sont plus assis le cul sur leur chaise de bureau 50 heures par semaine

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Dans les faits, votre journée ressemblera donc d'abord à une grève dans le métro : il faudra se précipiter pour avoir la meilleure place. Puis vous utiliserez les mêmes techniques que si vous étiez à la piscine du Club Med d'Agadir : vous laisserez votre serviette – ici votre veste de costume Celio – sur votre bureau pour ne pas vous faire piquer la place entre midi et deux par un commercial sans gêne. Éric, 40 ans et responsable de patrimoine dans une grande entreprise française qui n'a plus de bureaux fixes, me confirme cet aspect : « Tout le monde ne joue pas le jeu. En gros c'est premier arrivé premier servi, et on retrouve toujours les mêmes. Les meilleures places sont toujours prises. » En effet, ça peut rapidement être le bordel puisque les salles de travail ressemblent rapidement à un CDI de collège où il ne faut pas parler trop fort. Si vous voulez travailler en groupe, il faudra donc aller dans une « quiet room », mais qui sera peut-être déjà prise. Là, vous aurez envie de vous allonger par terre et d'attendre la mort. Pourtant, avoir un bureau personnel est aussi une marque de confiance et un confort, ce que Vladimir, 28 ans, n'a pas vraiment eu au sein de la rédaction d'un magazine parisien où seuls les dirigeants avaient leurs propres bureaux : « Je n'aimais pas ce mode de fonctionnement car je n'avais pas l'impression d'être intégré à l'équipe. Ça renforçait vraiment l'impression que j'étais interchangeable avec mes voisins et mes futurs remplaçants. Si on ajoute à ça le principe de l'open space, je dirais que c'était un environnement de travail catastrophique Ça a beaucoup contribué à me foutre le stress, surtout au début », m'explique-t-il sur Twitter.

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Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche au CNRS sur le thème du travail avec qui j'ai pu m'entretenir, confirme cela : « Le management moderne vise à trouver des nouvelles méthodes pour asseoir son autorité sur les salariés alors qu'il ne peut plus recourir à la logique taylorienne. Il faut faire en sorte que les salariés ne se sentent pas chez eux dans l'entreprise mais dans une relative précarité. Cela fait partie de la politique du changement perpétuel. » Si vous n'êtes pas content, vous pourrez toujours bosser dans une roue de hamster.

VOTRE PATRON SAURA TOUJOURS OÙ VOUS ÊTES
Modifier l'espace de travail d'une entreprise de 1 000 salariés en un espace collaboratif hyper cool et jeune nécessite un peu plus que du simple savoir vivre. Il faut que chacun soit en mesure de dire quand il est au bureau et quand il ne l'est pas, pour éviter que ça devienne un bordel monstre. C'est ce qu'expliquait récemment Élisabeth Pélegrin-Genel à Slate, architecte et psychologue du travail auteure de Comment (se) sauver (de) l'open-space : « Ça oblige les salariés à être extrêmement transparents. Ils doivent donner leur emploi du temps, pour que l'on sache où ils sont. Ça implique un contrôle permanent assez contradictoire avec la liberté mise en avant ». En effet, cette logique de bureaux collectifs part de l'idée de donner aux salariés plus de libertés, à savoir s'ils préfèrent travailler chez eux, sur un bureau classique ou bien dans un bateau pirate. Cette tendance va donc à l'encontre d'un certain présentéisme qui gangrène nos entreprises depuis toujours, ce qui est plutôt appréciable. Mais si la contrepartie est d'avoir une sonde anale GPS toute la journée qui dit à votre patron quand vous arrivez, quand vous mangez et combien de temps vous restez assis sur la cuvette des toilettes, ce n'est pas un deal très honnête. On trouve un peu cette nouvelle tendance dans l'agence de publicité BETC, qui vient de déménager à Pantin dans de nouveaux bureaux, eux aussi « sans postes fixes ». Rémi Babinet, fondateur de BETC avec qui j'ai pu discuter, m'explique qu'en pratique il n'est même pas nécessaire d'informer ses collègues pour avoir une place disponible puisqu'une application installée dans tous les téléphones professionnels des salariés de BETC se charge de les géolocaliser. « C'est un bureau virtuel où tout le monde sait quelle salle de réunion est libre, quel bureau est disponible. On sait où on est et où on va. Ça fonctionne comme un GPS interne. » Un genre de HAL 9000 pour salariés.

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Il est plutôt curieux que 900 personnes acceptent une telle méthode, tant le débat sur la protection des données personnelles et le « droit à la déconnexion » sont au centre des préoccupations depuis l'émergence de la Loi travail. Ce téléphone est – en plus d'être un GPS – une partie de votre job qui reste tout le temps avec vous. Mais comme tout le monde le sait, la publicité est un monde hostile où chacun vit en permanence dans l'attente d'un mail. « On y croit à fond », conclut Rémi Babinet.

Les bureaux new-yorkais de Google, lors d'une journée sur le thème « Amenez vos parents au boulot ». Capture via YouTube

VOUS PASSEREZ VOTRE JOURNÉE À LIRE VOS MAILS ET À FAIRE DES TRUCS INUTILES
« Je viens de rentrer de vacances, je vais passer une bonne partie de la journée à lire tous mes mails ! L'enfer ! » Combien de fois a-t-on entendu ça ? Des milliers. C'est à la fois une excuse pour éviter le plus longtemps possible de potentiels ordres de ses supérieurs hiérarchiques, mais c'est aussi un peu vrai quand même. Selon une étude Adobe publiée ce mois-ci, les Français passeraient 99 jours par an à lire et à répondre à leurs mails. Ça fait quand même un peu moins d'un tiers de votre année à lire des trucs genre « Cordialement », « Bien reçu », ou encore « Peux-tu laisser Jean-Marc dans la boucle stp ? ». En comparaison, les Allemands ne passent quant à eux que 62 jours par an sur leurs mails. Et il y a peu de chances que les choses s'arrangent dans le futur. La Silicon Valley a beau tout faire pour nous obliger à utiliser des messageries d'entreprise infernales comme Slack, les Français aiment beaucoup faire de longs mails avec 17 personnes en copie. C'est ce que confirme John Watton, Marketing Director d'Adobe à Influencia : « En dépit des spéculations sur sa disparition, l'e-mail demeure l'un des principaux canaux de communication ». Génial, nous ne sommes donc pas près de voir disparaître les boucles géantes de mails où tout le monde trouve ça drôle de répondre jusqu'à faire exploser le serveur.

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Histoire de bien vous donner envie de boire du plomb, sachez aussi qu'un cadre français passe en moyenne 24 jours par an en réunion, à décider des trucs et à en repousser d'autres. Enfin, vous allez en plus vous rendre aux toilettes environ 2 500 fois par an. Même s'il est clairement possible de faire les trois en même temps, votre année de dur labeur dans un futur où Elon Musk sera Président du Monde ne vous laissera pas beaucoup de temps pour autre chose que du boulot débile. Mais tout va bien car « la stupidité peut payer et vous faire grimper les échelons », comme me l'expliquait récemment André Spicer, l'auteur de The Stupidity Paradox.

Nous allons vers un renforcement des relations contractuelles au détriment des relations hiérarchiques qui caractérisent la société du salariat. Autrement dit, demain il sera plus facile de trouver un client qu'un emploi. – Jean-Marc Daniel

VOUS SEREZ REMPLACÉ PAR DES FREELANCE
Le grand remplacement a déjà commencé. Vous êtes salarié, vous prenez votre Renault Laguna tous les jours pour vous rendre au boulot et vous avez réussi à avoir le bureau juste à côté de la fenêtre après quinze jours intensifs de négociations. Sachez que tout ça est bientôt terminé. Bientôt des gens à même d'utiliser des raccourcis clavier prendront votre job pour le faire entassé dans des espaces de coworking payants. Certains l'affirment déjà haut et fort : le monde de demain ne sera composé que de freelance. Aujourd'hui, la France compte déjà près de trois millions d'indépendants. Aux États-Unis, les indépendants seront plus nombreux que les salariés d'ici cinq ans. Jean-Marc Daniel, économiste et professeur à l'école de commerce ESCP Europe, nuance cette tendance dans Les Echos : « Il est vrai que pour l'instant, plus de 90 % des travailleurs français sont des salariés. Mais d'ici à 50 ans, nous allons nous retrouver avec 50 % de travailleurs indépendants ».Tout ça à cause de « l'économie collaborative », cette entité presque humaine qui a rendu payant tout ce qui était gratuit jusque-là. Plus question de prêter sa tondeuse à son voisin, vous pouvez lui louer deux heures. « Nous allons vers un renforcement des relations contractuelles au détriment des relations hiérarchiques qui caractérisent la société du salariat. Autrement dit, demain il sera plus facile de trouver un client qu'un emploi » affirme Jean-Marc Daniel.

Oui, être freelance peut sembler être un métier de rêve, si l'on en croit ces articles de blogs qui font l'éloge du travail déshumanisé sur une terrasse de café, où une simple connexion internet suffit. Pour Danièle Linhart, les choses ne sont pas aussi simples : « L'autoentrepreneuriat dans lequel certains se réfugient pour échapper au salariat qui leur fait peur est un monde où la liberté n'est pas telle qu'on imagine car il y a la forte pression du client. La solution est de chercher à améliorer les conditions de la mise au travail dans le cadre du salariat, notamment en supprimant la clause de subordination qui fausse les relations entre employeurs et employés et élimine toute possibilité de relations de confiance, car il conserve des protections et garanties conquises par les organisations syndicales au fil du temps. »

Si chacun devenait indépendant, c'est en effet perdre la force du groupe qui a permis de nombreuses avancées sociales face aux grandes entreprises. En préférant la jouer solo chacun de notre côté, comment se faire entendre face à des multinationales de la production de contenus ? Ne serait-ce pas plutôt un retour en arrière ? L'ubérisation de toute une société est une avancée technologique, certes. Mais financière ? Uniquement pour ceux qui détiennent le capital, encore une fois. Si le futur du travail est l'auto-entreprenariat, il n'est réellement bénéfique que pour les entreprises à qui on donne une main-d'œuvre moins cher et facilement remplaçable. Vous comprenez maintenant un peu mieux l'idée de départ de transformer vos bureaux en open space partagé façon coworking, non ? La route vers l'Enfer est pavée de bonnes intentions. La transition sera donc plus facile pour vous pousser à devenir freelance – ou à vous virer, tout simplement.

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