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Menaces de mort entre vieillards ivrognes et autres problèmes moraux

A l’époque, on n’appelait pas ça un phénomène « viral », mais simplement du troc de cassettes. Les conversations de deux voisins du troisième âge complètement bourrés étaient enregistrées par la fenêtre pour un ami, qui en faisait quelques copies pour d’autres potes, et ainsi de suite, etc., etc. Tout ça jusqu'à ce que Daniel Clowes se mette à dessiner le personnage principal, que Devo se mette à sampler les engueulades et que des producteurs commencent à chercher quelqu'un pour adapter tout ça à l’écran. C’est ce qui est arrivé à deux amis et colocataires, Eddie Lee Sausage et Mitchell D (voir photo ci-dessus), qui, à la fin des années 1980, ont passé des heures et des heures à documenter sur cassette les disputes effarantes de leurs deux voisins alcooliques, Peter Haskett et Raymond Huffman.

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Aujourd’hui, il y a carrément un documentaire sur ce phénomène. Shut Up, Little Man! est sorti la semaine dernière aux Etats-Unis, et n'arrivera probablement jamais chez nous – mais peu importe. En attendant, on peut choper le docu sur Amazon, On Demand, iTunes, et sur le reste de l'internet.

On a rencontré le réalisateur, Matthew Bate.

VICE : Comment un Britannique installé en Australie découvre-t-il des cassettes audio underground des années 1980 venues tout droit de San Francisco ?

Matthew Bate : J’ai fait un film il y a une éternité qui s’appelait What The Future Sounded Like. Çà parlait des origines de la musique électronique. Et il y avait ce type, Ron, chez le disquaire d’un ami, vous voyez, ce genre de gars qui vous fait découvrir des musiques inconnues au bataillon. Ron aimait beaucoup mon film et savait bien que j’avais une lubie pour la musique électronique cheloue. Alors, il m’a dit : « Tu dois écouter ce truc. Ça s’appelle Shut Up, Little Man. » Il a écrit le nom sur un sac de la boutique, je suis rentré chez moi, j’ai tapé tout ça dans Google, j’ai trouvé l’enregistrement, je l’ai téléchargé et ça m’a totalement tué le cerveau. C'étaient deux types, l’un visiblement gay et l’autre, une espèce d’homophobe rampant, qui vivaient ensemble et passaient leur vie à se foutre sur la gueule. Je n’avais jamais entendu un truc pareil.

Quelle a été l’étape suivante ?

C’est là que mon esprit de documentariste a pris le dessus, si on veut. Je me suis mis à chercher un angle narratif. Le site d’Eddie Lee Sausage explique comment tout ça est arrivé : comment lui et Mitch, ces deux jeunes punks, ont quitté le Midwest pour s’installer à San Francisco dans la grande tradition américaine qu’est la migration vers l’Ouest. Donc il y a l’histoire de ces deux jeunes qui ont tout à découvrir et qui vivent dans l’appartement voisin de deux vieux messieurs qui ont tout vécu. En plus de cela, il y a le fait que Dan Clowes décide de les illustrer, Devo qui les sample, et Nirvana qui avait l’habitude d’écouter ces cassettes dans leur tour bus. Et puis les thèmes qui tournent autour de tout ça, comme par exemple l’art face à l’exploitation de l’individu et les implications morales qui vont avec… C’est de l’eau bénite pour un réalisateur de documentaires.

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En regardant le film, on ne connaît jamais vraiment ton avis sur ces cassettes. 

Je ne voulais pas donner mon avis. Je ne suis pas un grand fan des films moralisateurs. Tout ce que je voulais faire, c’était vous faire venir au cinéma, faire tourner la boussole et voir où elle s'arrêterait.

Mais lorsque vous avez écouté les cassettes pour la première fois, vous ne vous êtes pas dit que c’était une atteinte à la vie privée des gens ?

En fait, ma relation avec ces cassettes a évolué. Au départ, c’est carrément hilarant et très mystérieux parce qu’on essaye de comprendre qui sont ces types et ce qu’ils sont en train de foutre. Pourquoi vivent-ils ensemble ? Est-ce que l’un des deux ne peut pas déménager ? Et puis on réalise que c’est sans fin, que ça continue, que ça ne s’arrête jamais. Il y a 14 heures d’enregistrement. Petit à petit, on commence à s’imaginer comment sont ces gars. C’est aussi la beauté de la cassette audio, ça ne dit pas à quoi ils ressemblent, on doit utiliser notre imagination. Ensuite, on commence à se demander pourquoi on est en train de rire, qui a enregistré ça et comment ces types ne peuvent pas savoir qu’ils ont été enregistrés. À l’origine, je pensais que les enregistrements avaient été fait à travers le mur, mais en fait Eddie et Mitch collaient leurs micros à travers la fenêtre, ce qui en fait un truc limite, d'un point de vue moral.

Vous-êtes déjà allé sur le site People of Walmart par hasard ?

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Oh oui. Je suis tombé là dessus. Ça vous a fait rire ?

Absolument.

Bah voila. Shut Up, Little Man! c’est pareil. Et c’est ce que je voulait faire avec le film. Ce qu’ils disent est assez drôle. Enfin, je veux dire, regarde People of Walmart… Je me souviens quand j’ai vu ce site, je me suis dit « Mon Dieu, mais qu'est-ce qui se passe avec les dents de ce mec ? », et d’autres trucs dans le genre. À partir du moment où tu ris une première fois, tu es moralement impliqué. Il y a quelque chose en nous qui nous transforme en voyeurs. Nous adorons observer ce qui se passe derrière les rideaux des autres et voir des choses qu’on n’aurait jamais du voir.

Depuis votre première écoute des cassettes jusqu’à aujourd’hui (où vous faites carrément la promo du film), comment votre opinion sur tout ça a-t-elle évoluée ?

En fait, elle est encore plus floue je crois. En tout cas, une chose est sure, le coup des certificats de décès est un peu abusé à mon avis. [Raymond et Peter sont morts tous les deux dans les années 1990. Eddie vend des copies des certificats de décès sur son site internet]. Ça, c'est craignos. Enfin, je veux dire, ils ont commencé à enregistrer leurs engueulades pour avoir des preuves au cas où quelque chose arriverait, parce qu’ils se menaçaient de mort. Et puis ça a évolué en quelque chose d’autre. Après, transformer ça en objet commercial, vendre des T-shirts, tout ça… C’est devenu un peu confus.

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Combien d’argent ça rapporte à Eddie ?

J’ai essayé de lui faire cracher le morceau mais il n’a jamais voulu me dire. Mais bon, j’ai quand même lu récemment dans un article, genre dans le New York Times, qu’il racontait n’avoir vendu que 400 ou 500 CDs. Je trouve ça très peu. C’est difficile à croire…

En même temps, ça s’est beaucoup échangé ou téléchargé…

Sans doute, en effet.

Quand vous faisiez le film, vous vous êtes inquiété des droits d’auteur ?

Nous avons dû acheter les droits de Shut Up, Little Man à Eddie. Selon lui et selon son avocat, c’était légal – même si j’ai entendu différentes opinions à ce sujet. En Californie par exemple, c’est légal d’enregistrer la voix de quelqu'un dans un endroit public. Peter et Ray parlaient si fort que les enregistrements pouvaient être faits depuis le balcon, en dehors de leur appartement et, donc juridiquement, ça rentrait dans la sphère publique. Mais bon. De toute façon, ces enregistrements sont lâchés dans la nature depuis pas mal de temps maintenant et personne ne s’est jamais pris de procès, donc hein, je pense que c’est bon.

Sur quoi travaillez-vous maintenant ?

J’ai dégoté un type récemment qui s’est filmé tous les jours depuis ses 17 ans, pendant 35 ans. C’est le genre de gars obsédé par le temps et la mémoire. On le voit grandir au fil du film, c’est comme un portrait sous la forme d’un journal intime d’un mec très, très bizarre. Donc j’enquête la-dessus en ce moment.

Ces vidéos sont sur internet ?

Oui ! Ça s’appelle 35 Years Backwards Through Time (en français, « 35ans à l’envers à travers le temps ») et le type s’appelle Sam Klemke. Ses vidéos ont fait le tour du web au début de l’année. Il fait le montage tout seul. Donc ça commence en 2011, on voit un gros barbu d’une cinquantaine d’années et ça remonte dans le temps petit à petit. On le voit rajeunir, à la Benjamin Button, jusqu’à ce qu’il devienne cet ado des années 1970. C’est assez incroyable. Mais ce que l’on voit dans la vidéo sur YouTube n’est que la partie visible de l’iceberg. Ça fait partie de ces vies vécues sur Internet, ou devant une caméra. Il a un besoin compulsif de se filmer.

En même temps, il y a un côté bizarre quand on se filme pour que les autres nous voient : on ne montre toujours que ses meilleurs côtés.

Bien sûr, c’est tout à fait vrai. Et je viens de recevoir par la poste un disque dur de la part de ce gars. C’est tellement plus étrange que la vidéo postée sur YouTube. Ce dont il parle face à la caméra est bien plus sombre et bizarre. Il a mis en ligne les moments forts sur YouTube, mais la réalité de ses vidéos est bien plus intéressante. Pour répondre à ta question, je crois qu'évidemment, on essaye tous de se montrer sous notre meilleur jour quand on est devant une caméra.