« Les hommes des îles Féroé sont assez traditionnels, mais les femmes sont plus modernes », remarque Òlavur, un habitant de Skálafjørður, dans les îles Féroé, au Danemark. « Elle ne tricote même pas ». Ce jeune de 22 ans est l’un des nombreux hommes qu’Andrea Gjestvang a rencontrés alors qu’elle travaillait sur son nouveau livre, Atlantic Cowboy. Publié par GOST, il s’agit d’une riche monographie documentant les communautés rurales des îles Féroé, où l’accent mis sur les rôles traditionnels liés aux genres et l’industrie dominée par les hommes ont entraîné un déséquilibre entre les sexes au sein même de la population.
Lorsque la photographe norvégienne a commencé à bosser sur le projet en 2014, les îles Féroé comptaient presque 2 000 hommes de plus que les femmes (la population était alors inférieure à 50 000 habitant·es, et elle est à peine supérieure aujourd’hui). Ce déséquilibre vient majoritairement du fait que les femmes partent étudier à Copenhague ou dans d’autres villes européennes. « Ici, on peut suivre des études pour enseigner ou devenir infirmière, mais si on veut quelque chose de plus académique ou de plus créatif, il faut partir à l’étranger, observe Gjestvang. Puis quand vous rentrez, vous ne trouvez pas de taf. Beaucoup ne reviennent pas, et c’est compréhensible. »
Videos by VICE
La nation de l’île est largement chrétienne – il s’agit d’ailleurs de la dernière région nordique à avoir introduit le mariage homosexuel – et la migration a vu les hommes issus des communautés de pêcheurs et d’agriculteurs adopter des unités familiales différentes, habitant souvent avec un frère ou un parent.
Andrea représente ces deux domaines distincts – le travail et le foyer – à travers des natures mortes tachées de sang et des portraits intimes de la domesticité, contrebalancés par des images de paysages vastes et d’une grande intensité. On a discuté avec elle des défis modernes de la masculinité et de la manière dont le déficit de genre influait sur les relations et le dating.
VICE : T’as appris quand pour la première fois qu’il y avait un tel déséquilibre entre les sexes sur les îles Féroé ? Andrea Gjestvang : Par hasard, j’ai un jour rencontré un auteur dans un bar de Berlin qui parlait de ce problème, évoquant le départ des femmes. J’étais curieuse et surprise – dans les régions nordiques, on est plutôt libéraux et fiers d’être « à l’avant-garde » en matière d’égalité des sexes –, alors en 2014, j’ai pris ma voiture et je suis allée y faire un tour. Très vite, je suis tombée sur ces lieux de rencontre informels, en particulier les ports, où de jeunes hommes traînaient, buvaient des bières et discutaient.
**En leur parlant, quelles sont les préoccupations ou inquiétudes qui revenaient le plus souvent ?
**Les hommes plus âgés – agriculteurs, pêcheurs ou retraités – étaient plutôt satisfaits de leur situation. Ayant longtemps vécu sur des bateaux de pêche, ils ont connu la liberté que procure le fait d’être seul. Beaucoup d’entre eux recherchent d’autres formes de relations familiales, des modèles alternatifs, habitant avec leur mère, leurs frères ou leurs sœurs, bref leur propre petit groupe. Mais ils sont inquiets pour la jeune génération, ils se demandent comment la vie dans les villages pourra continuer s’il n’y a pas assez de femmes. Les jeunes se plaignent davantage, du style « toutes les filles avec qui j’étais à l’école sont parties » – évidemment, ce n’est pas tout à fait vrai, il y a pas mal de femmes sur les îles Féroé – mais ils avaient peut-être commencé à pêcher et ne voulaient pas quitter la région, sans savoir comment fonder une famille, ou même si une femme serait éventuellement disposée à s’installer ici avec eux.
**Il s’agit d’un sujet potentiellement sensible. Comment as-tu géré ces conversations et réussi à gagner la confiance des gens ?
**J’ai grandi dans une grande ferme, je peux facilement causer moutons et qualité du sol. Puis j’ai également été éduquée avec cette mentalité qui consiste à parler du temps qu’il fait, des voisins… On a donc passé beaucoup de temps à parler de la météo, du voisinage, des troupeaux, puis éventuellement de leurs attentes dans la vie, d’amour et de solitude. Certains étaient très philosophiques, d’autres étaient plus défaitistes, genre « c’est comme ça », ce qui, je pense, en dit long.
**Dans quelle mesure cette attitude est-elle enracinée dans la culture ? Et, plus généralement, le fait que les femmes s’en vont ?
**Ça génère une certaine tristesse, je pense par exemple à cet homme qui vivait avec son frère et son père, la mère et la sœur étant parties au Danemark. Mais en plus de ça, le phénomène commence assez tôt. À l’âge de quinze ou seize ans, de nombreux enfants partent au Danemark pour y suivre une année d’études, mais les filles sont plus nombreuses que les garçons. Beaucoup abandonnent l’école à cet âge et partent pêcher avec leur père, leur oncle ou leur grand-père. Certes, la société a changé et de plus en plus d’hommes poursuivent des études, mais ces années de pêche comptent beaucoup. J’en ai discuté avec des universitaires, et il est apparemment plus courant pour les hommes de suivre les traces de leurs ancêtres dans une ferme plantée au beau milieu d’un endroit très reculé, par exemple. Ils ne voient pas pourquoi partir ailleurs, alors que les femmes ne ressentent pas ce genre de responsabilité ancestrale.
**T’as fait des aller-retour là-bas pendant six ans. Quels changements t’as observés ?
**Six ans, ce n’est pas si long que ça. C’est difficile de voir comment une société aurait pu changer. Je sais que le Covid a eu des conséquences, les gens sont revenus, des familles plus jeunes mais aussi davantage de femmes – et c’est une bonne chose. Mais ce qui m’a le plus frappée, c’est que je m’y suis de plus en plus sentie chez moi.
**Mais t’as eu le sentiment que les choses étaient en train de se résoudre sur le long terme, si on peut dire ?
**C’est différent si on évoque le sujet avec des hommes ou avec des politiciens – les politiques ont leurs propres suggestions pour résoudre la situation. Il est certain que les possibilités d’étudier aux îles Féroé sont de plus en plus nombreuses, mais l’accent est toujours mis sur le travail traditionnel. L’un des hommes avec qui j’en ai beaucoup discuté vivait avec sa mère dans le Grand Nord. Tout ce qu’il se disait, c’était « on verra bien ce qu’il va se passer ». C’est vraiment cette mentalité qui prévaut.
Ils sont habitués à ne pas tout contrôler, ils vivent dans un environnement où ils dépendent de la météo.
Après avoir terminé mon projet, j’ai vu qu’il avait rencontré une femme d’une autre ville et qu’il avait emménagé avec elle. Les [autres] jeunes ont aussi envie de ça, mais ils ne sont pas non plus prêts à abandonner leur mode de vie – aller pêcher pendant trois mois, etc. Quand on en a discuté à un niveau plus politique, évoquant ce qui allait se passer dans ces communautés, ils étaient assez inquiets. On a eu des conversations plus profondes, mais concernant leur quotidien, ils n’étaient pas plus préoccupés que ça. Il y a quand même des femmes là-bas.
Atlantic Cowboy est maintenant disponible chez GOST.