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Father John Misty en a marre d’être le grincheux de service des médias

On appelle ça un bon client. Un invité qui garantit quelques sorties choc dans le concours de mollesse de la pop actuelle, une ou deux attaques plus ou moins contrôlées pour dégommer tous azimuts, le tout avec une assurance tous risques qui permettra de dégainer un titre ou une accroche qui claque sur les réseaux sociaux. Un type qui balance une chanson sur les « choses qu’il aurait fallu savoir avant la révolution » ne peut être qu’un dangereux rebelle qui ne pourra s’empêcher de s’emporter façon Mélenchon et offrira du clic à bon prix. Joshua Tillman n’est pourtant qu’un bon gars à la personnalité complexe, un artiste qui s’accomplit depuis trois albums sous son pseudonyme fleuri et brumeux après avoir galéré pendant dix ans et à peu près autant de disques sous son vrai nom. Un gars qu’on vous vendra comme « l’ex-batteur des Fleet Foxes » alors qu’il n’a fait qu’une pige l’espace d’un album et de quelques tournées. Un type qui cultive l’ambiguïté sur tous les domaines qu’il aborde de façon bavarde, savante, lettrée, incarnée.

On louperait presque qu’entre Fear Fun (2012), I Love You, Honeybear (2015) et le petit nouveau Pure Comedy, son alter-ego Father John Misty a trouvé la source de la chanson parfaite, plongeant Elton John dans un bain d’acide et Billy Joël dans la grande dépression de l’Amérique du XXIe siècle, franchissant à chaque fois un palier qui l’éloigne de la folk aux sabots crottés pour tendre vers l’épure dans la composition. Exit le folkeux souffreteux cracra à chemise de bûcheron, place au costard, au piano, aux cuivres, à l’infiltration gospel et au classicisme. Avec suffisamment de classe, de burnes et de charisme pour des chansons qu’il n’hésite plus à étirer sur dix minutes comme « So I’m Growing Old On Magic Mountain » ou « Leaving LA », sur un album dense qui frise l’heure et quart, avec des titres trop longs pour l’écran d’un smartphone.

Grande belle gueule égocentrique, Josh Tillman agace autant qu’il fascine les médias, lui qui s’affiche avec sa femme Emma, photographe, pour exhiber l’idéal du bonheur californien d’une paire rêvée de têtes à claques. Verdict du jury après la rencontre : le gars est charmant, hautement malin, conscient de ses contradictions mais aussi des failles qu’il peut exploiter de ce monde moderne à qui il ne fait aucun cadeau, capable en parallèle de bosser pour Beyoncé, Lady Gaga ou Kid Cudi tout en crachant dans la soupe pop. Sinon, Father John Misty vient de réaliser l’un des grands albums de chanson d’une année qui en avait bien besoin. Le reste, on s’en fout.

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Noisey : Tu t’es remis à Twitter ce week-end sur ton compte Farmer Jah Misry, devenu Blather Scum Krispy, que tu présentes comme géré par ton management. C’est quoi ce bazar au juste ?

Father John Misty : Je te rassure, c’est une blague. Personne d’autre ne pourrait tweeter comme ça.

Tu m’étonnes, ce serait un suicide commercial pour un manager de tweeter comme tu le fais.
Ou ce serait le génie du mal ! C’est marrant car mon agent m’a raconté que d’autres labels lui ont dit que des groupes leur réclamaient de la promo « dans le style Father John Misty ». Parce que je fais ces choses très bizarres, comme ces « Pop Songs » (trois titres qu’il a publiés et retirés trois jours plus tard de son Soundcloud), ou ce parfum qui porte mon nom, et tous ces trucs que tu ne peux pas confier à quelqu’un que tu paierais pour ça. Comme cette histoire dingue de Moon Juice Crystal qui a explosé pour une raison inexpliquée [FJM a revendiqué par l’absurde sur Instagram le vol du quartz d’un bar à jus de fruits de Los Angeles dans laquelle il commercialise ses propres boucles d’oreilles]. Tu ne peux pas acheter ce genre d’articles.

On est dans l’ordre de la satire si l’on veut. Et pour faire la satire de quelque chose, il faut le connaitre de l’intérieur, le comprendre. Tu dois aussi tracer une ligne à partir de laquelle rien ne doit être cheap. Par exemple, j’ai beaucoup travaillé ces chansons, elles sont vraiment belles. Il se trouve que j’ai donné cette interview présentée comme « scandaleuse » [« Here Is the Scandalous Father John Misty Interview You’ve Been Waiting For »], à parler de pop music… On a fini saoul, à parler indéfiniment avec la journaliste, et j’ai vu ça comme une opportunité de publier ces chansons, comme la cerise sur le gâteau. En plus de toute la merde que je raconte, je voulais montrer ce travail.

C’est la même chose quand j’ai produit un parfum. Quel truc bizarre de faire un parfum pour femmes. À part que quand tu le vois, c’est un produit de qualité, dans une belle boite, à base d’huiles essentielles. J’ai beaucoup bossé dessus et j’y tiens, comme à tout ce que je fais.

« Innocence », le parfum de Father John Misty

C’est une vraie passion pour toi les parfums ?
Pendant six mois oui, ça l’a été. Mais ce que j’aime par-dessus-tout, c’est travailler à fond sur quelque chose que j’aime et le distordre un peu, comme pour le rendre grotesque tu vois.

Peut-être à la retraite pourras-tu enseigner tes secrets en école de marketing ?
Crois-le ou non mais rien n’est calculé et tout se fait plutôt de façon instinctive. Parfois, je n’arrive pas à croire que j’ai fait tel ou tel truc.

Pas mal d’artistes comme Wayne Coyne des Flaming Lips ou Guy Garvey d’Elbow, tweetent de façon très drôle. Ça ouvre de nouvelles perspectives plus fun à leur univers.
Absolument ! C’est marrant car je suis donc revenu hier sur Twitter et je me sentais vraiment frustré que la seule façon dont les gens entendaient parler de moi se faisait à travers les médias. Quel que soit l’article, ça revient régulièrement que je suis sarcastique, prétentieux, grincheux… mais ce n’est pas tout, quoi. On oublie mon sens de l’humour pour ne garder qu’un trou du cul ronchon et prétentieux.

C’est exactement ce que je voulais te demander : qui es-tu réellement ?
Je suis quelqu’un qui n’a clairement pas peur de dire ce qu’il pense, d’afficher des opinions impopulaires, et d’être dans la contradiction. Quand j’entends les gens répéter indéfiniment les mêmes choses, j’ai besoin de perturber cette espèce de ronron en boucle : « Pourquoi penses-tu ça, pourquoi croies-tu ça ? ». Et j’explique : « tu penses ça parce que c’est la façon polie et libérale de penser ». Tout ça est très bourgeois, très yuppie. Au final, les gens ont peur de ce qu’on va penser d’eux. Clairement, je me mets dans la position où via Twitter, les gens ont accès à mon mode de pensée. C’est très important car les médias musicaux ne m’offrent pas ça, ou alors, une fois sur dix. C’est épuisant, c’est ce qui m’a fait twitter à nouveau.

Ça t’embarrasse de voir ces titres avec les mots « scandaleux » ou « sulfureux » à ton sujet ?
Cette interview en particulier s’est transformée en une conversation de quatre heures avec la journaliste. On était tous les deux saouls, on se marrait, et à un moment elle m’a dit : « personne ne me parle comme si j’étais un être humain, c’est vraiment rafraichissant de parler à un artiste qui veut s’exprimer ». Rien de tout ça n’apparait dans l’interview. En revanche, tu y trouves une relation d’un genre très différent dont je me rappelle moins. Le truc, c’est que ces sites, ces blogs, ont été achetés par de gros conglomérats de médias. Ils ont des responsabilités vis-à-vis de leurs propriétaires afin de générer un certain trafic, sinon ils perdent leur job. Dans la salle de conférence de Pitchfork, ils ont un tableau où s’affichent ceux qui sont bons pour le trafic, et aussi l’histoire que tu dois raconter sur telle personne afin d’intéresser le public. Pour moi, l’histoire dit que je suis grande gueule, odieux, malpoli et prétentieux. En gros, je suis révoltant. Et c’est l’histoire qu’ils racontent. Je ne suis donc ni frustré ni furieux contre quiconque car je comprends le système. Mais ça veut aussi dire que je ne peux pas les laisser raconter n’importe quoi à mon sujet. J’ai besoin d’un exutoire comme Twitter par exemple pour montrer qui je suis.

Tu ne te sens pas responsable de cette image négative que tu as pu renvoyer, que ce soit dans tes textes ou par ton attitude ?
C’est drôle car les gens n’ont commencé à écrire ça qu’avec le deuxième album. Tout d’un coup, l’interprétation de mes chansons donnait quelque chose de très amer, de sarcastique, de cynique… ce qui n’était pas mon intention, je ne crois même pas en une musique cynique. La musique relève tellement de la beauté, de l’empathie, de la transcendance, et c’est surtout pas l’endroit idéal pour du cynisme à l’état pur. Ce qui est cynique, c’est de prendre une conversation et la mutiler pour qu’elle rentre dans un cadre qui génère des clics. Regarder le monde et dire que ça va plutôt mal… Qui ne regarde pas le monde en se disant « Jesus fuckin’ Christ, tout ça est dingue » ? Mais je fais tellement attention à expliquer tout ça en rappelant le plus important aux gens : l’amour, les relations humaines, l’empathie, le test des limites du rationnel… Tout ça est aussi dans ma musique. Mais ce que les gens ont choisi d’y voir en dit beaucoup plus sur eux que sur moi. Les réponses sur la chanson « Pure Comedy » en particulier sont tellement polarisées. Sur quatre directions en fait. Certains croient que je parle des républicains, d’autres de Donald Trump. Certains prennent ça comme un manifesté athée. Et d’autres se reconnaissent dedans, ce qui ajoute à l’ironie de l’affaire dans la mesure où la chanson évoque le solipsisme du monde.

Tes textes donnent l’impression d’une personnalité pleine de paradoxes sur l’amour, la religion, la société, la politique…
C’est Georges Bataille qui a dit : « la vérité n’a qu’un visage, celui d’un démenti violent ». Freud a aussi dit : « la définition de la névrose est de ne pas pouvoir avoir deux idées en tête en même temps ». Pour apprécier ma musique, il faut pouvoir penser à plusieurs idées en même temps. Mon songwriting est unique, il ne s’agit pas de mots sur du papier qui sont mis en musique. La façon dont ils sont chantés en dit plus sur les intentions du chanteur que les mots eux-mêmes. Comprendre la musique est bien moins cérébral, en particulier la mienne qui l’est bien moins que ce que l’on croit.

J’aimerais que ma musique sonne aussi simplement que notre conversation, qu’elle ressemble à moi et non à un personnage. J’ai fait ça à travers un personnage pendant longtemps, J. Tillman était un personnage. Alors oui, encore un paradoxe mais qui fait un putain de sens ! Ne faisons pas tout ça ? N’organisons-nous pas une autre version de nous-mêmes car nous avons peur de ce que nous sommes vraiment, de la façon dont les autres nous voient ? Alors du paradoxe, oui, de la jolie petite ironie dans le texte, oui, mais rien de vraiment compliqué à comprendre. Surtout quand tu as compris que jouer sous ton nom ne te rend ni plus ni moins sincère. Il y a plus dur.

On me demande parfois si ma musique a changé simplement parce que j’ai changé de nom. J’aimerais que ce soit aussi simple que ça ! Je ne vais plus changer de nom simplement car il faudra encore l’expliquer aux journalistes. Je veux juste parler de ma musique. J’écris mon prochain album sur le thème du cœur brisé et si je le sortais sous le nom Josh Tillman, c’est de ça dont j’aimerais parler, pas de mon nom et du changement car ça ne voudrait rien dire. C’est pour ça que le nom n’a aucun sens. L’ironie, c’est qu’on est là à parler de mon nom de groupe !

Il faut dire que tu brouilles les pistes en collant parfois Josh Tillman dans des titres de tes chansons.
Les gens comprennent que ce sont des clins d’œil. Utiliser ton propre nom comme un personnage de fiction a quelque chose de drôle. Pendant une interview à la BBC, les deux gars n’ont pas arrêté de me parler du nom du groupe, essayant de savoir d’où il venait, notant aussi que je citais Josh Tillman dans une chanson. Mais putain, qu’est-ce qu’ils essayaient de me faire dire ? Ils sont passés à côté de toute la musique en se focalisant sur cet aspect totalement superficiel.

Résultat, j’ai rarement lu d’interview de toi qui parle musique, et aussi, où tu parles musique !
Bah, on me fait parler de Lady Gaga, de pop-music… En même temps, la musique n’a jamais été une source d’inspiration. C’était plutôt les Monty Python, Conan O’Brien, Calvin & Hobbs, The Far Side, les Muppets… Tout cet humour qui carbure à la mélancolie, à un certain scepticisme, à une réticence à prendre les choses à leur valeur. C’est comme ça que j’ai grandi, c’était tellement dur d’accepter les trucs qu’on me disait. La musique que j’ai faite à partir de 20 ans était inspirée par la musique mais n’était pas très bonne. Celle d’aujourd’hui n’est pas autant inspirée par d’autres, j’ai juste une mémoire plus universelle de la musique, et une meilleure compréhension de celle du XXe siècle. La musique post-moderne ne m’intéresse pas, vraiment, cette musique faite par des gens qui ne jouent pas, sur des machines, chantée par des gens qui ne chantent pas vraiment. Ça ne sonne pas bien pour moi. Ma musique est incroyablement moderniste, pleine d’idées concrètes, elle place un héritage assez simple sur de belles structures en termes de compositions. Ça ne cherche rien de nouveau.

Comment définirais-tu la première phase de ta vie musicale ?
Dans ma vingtaine, ma plus grande source d’inspiration était une certaine catégorie de « songwriters culte » comme Damien Jurado, Richard Buckner, Will Oldham, Jason Molina… J’essayais de faire de la musique pour leur ressembler. J’ai trouvé mon truc sur les derniers albums comme Year In A Kingdom et Singing Ax que je trouve très bons. Mais j’ai toujours été rejeté par ce type de commentaire : « Après huit albums de folk sinistre, etc ». Quand j’ai quitté Seattle et que j’ai pris des « psychedelic » pour la première fois, ça a été la révélation : il me fallait être moi-même. Je savais ce que ça voulait dire : je devais laisser derrière moi cette idée de songwriter. Etre moi-même voulait dire laisser vivre mon sens de l’humour, ma vue sur le monde. Quand c’est arrivé, ma musique a changé du tout au tout : mes textes, mon chant…

Ta vie aussi ?
Absolument. J’ai perdu du poids, mon apparence a changé… Une transformation complète juste due à ce lâcher-prise qui a forcément un lien avec la vanité, l’obsession de soi-même et l’égo.

Et Los Angeles, quel rapport as-tu à cette ville ?
Je n’ai aucune relation avec elle. Après, quand je me retrouve au bar du Château-Marmont, c’est juste drôle, ce n’est qu’un bar, je ne ressens aucune mythologie. C’est juste chez moi, je suis dans un bar, j’aime bien sortir au milieu de gens un peu fantaisistes, avoir des conversations un peu étranges, boire… c’est juste mon côté libéré un peu caché dont je dois profiter car j’ai besoin d’être stimulé. J’ai besoin d’être 1000 fois plus stimulé que ce que j’ai. Vivre dans un endroit comme Los Angeles est un moyen de me nourrir. Un jour, avec Emma, nous vivrons dans une cabane quelque part. C’est une des raisons pour lesquelles on est partis puis revenus, on a compris qu’on n’était pas encore prêts.

Ça t’est arrivé dans ta carrière de vouloir tout lâcher ?
J’ai fait l’erreur de croire que c’en était fini pour moi de la musique. On parle de dix ans de travail, à écrire, sortir des disques, les promouvoir en tournées, à jouer pour personne, à être fauché… J’ai tout donné dans la phase J. Tillman de ma vie. Dix ans. Pour moi, arrêter signifiait arrêter la musique car il était impensable de redémarrer à zéro. Et puis j’ai compris l’euphorie qui pouvait naitre d’un redémarrage. De tout jeter, de me débarrasser de ce fardeau.

C’est là que tu as rejoints les Fleet Foxes ?
Non car j’ai encore fait trois albums de J. Tillman pendant que je jouais avec eux. Je tournais en Europe avec eux puis restais quelques semaines pour ma propre tournée. Puis je rentrais aux US pour encore tourner. Je bossais tout le temps. J’ai pris la décision de quitter Seattle pour Los Angeles juste avant d’enregistrer Helplessness Blues. A la fin de l’enregistrement, j’ai décidé de quitter le groupe. A Los Angeles, j’ai commencé à travailler sur Fear Fun, à gagner du temps en attendant que le Fleet Foxes sorte. 2011-2012 a été une belle période de ma vie, je m’étais fait de l’argent avec le groupe. Là, je bossais sur un nouveau projet, il faisait beau. C’était excitant.


Pure Comedy sort demain, 7 avril, sur Sub Pop.

Father John Misty sera en concert à Paris, au Trianon, le 11 novembre prochain.

Father Pascal Bertin est sur Twitter.