Si on a la chance de ne pas se faire péter la clavicule (en plus du matériel) quand on documente une action policière, c’est souvent la confusion qui nous paralyse le cerveau : « Peut-on filmer ces pratiques et en diffuser les images ? » En principe, oui. Récolter des traces d’une intervention et les publier ne peut a priori pas être considéré comme une infraction. Sauf que c’est surtout une question de contexte, et toutes les situations ne se valent pas. Au final, si on vous colle un procès, c’est aux juges de décider si vous avez violé la vie privée d’un·e policier·e ou si au contraire votre action a été effectuée dans le cadre de vos droits.
Et même quand on se pense légitime à filmer ou photographier une intervention, il faut garder en tête la notion de « statut ». Documenter une scène, c’est forcément se placer dans une situation de vulnérabilité face à une potentielle réponse de la police, et à ce niveau-là, tout le monde ne s’expose pas au même danger. On se rappelle notamment d’Ibrahima Barrie, qui aurait été interpellé par la police parce qu’il filmait une intervention visant des migrants près de la Gare du Nord, avant de perdre la vie au commissariat.
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Le flou autour de ces questions concernant la documentation est un trou béant qui aspire toutes les pistes de réflexion, quand il ne renforce pas notre sentiment d’impuissance ou ne nous détourne pas des vrais enjeux. C’est autant d’incertitudes et de débats potentiels que le projet Don’t Shoot! centralise. Après deux premières éditions, l’exposition a investi la Faculté d’architecture de l’ULB en février pour poser à nouveau ses objectifs dans l’espace public : créer un rapport de force en rendant visibles des scènes de répression policière, inviter à réfléchir sur notre faculté collective à pouvoir témoigner de ces scènes et mettre en lumière la criminalisation croissante des mouvements sociaux.
En plus d’avoir résisté aux tentatives d’intimidation et autres coups de matraque, les images de Don’t Shoot! ont aussi survécu à un procès. En gros, après la première édition en 2018, les organisateurs de l’expo, ZinTV, la Ligue des droits humains (LDH), le Collectif Krasnyi et le photographe Frédéric Moreau de Bellaing, sont poursuivis en justice par quatre policiers de la zone Bruxelles Capitale Ixelles – soutenus par la zone de police elle-même – pour avoir montré des photos considérées « litigieuses » et pouvant porter atteinte à leur vie privée. Les orgas réfutent ; pour elles, il est question de défendre un droit garant d’une société démocratique. S’ensuit une assignation en justice et, en octobre 2019, le tribunal de première instance de Bruxelles reconnaît la vocation journalistique et pédagogique de l’exposition. Il estime qu’il n’y a « pas lieu d’interdire la diffusion des images non floutées des policiers dans l’exercice de leurs fonctions ». Deux des quatre policiers devront toutefois être dédommagés, à cause de certains commentaires. Les orgas – qui ne sont pas les auteurs de ces textes – ont récemment déposé une requête d’appel. Les deux policiers n’ayant pas eu gain de cause et la zone de police Bruxelles Capitale Ixelles ont également fait appel.
En attendant la suite du procès, on a parlé avec Sarah Bahja (ZinTV), Rémy Farge (LDH) et Jérôme Peraya (Collectif Krasnyi) de tous les enjeux mis en contexte dans Don’t Shoot!.
VICE : Le point de départ du projet semble être ce geste bien connu du flic qui nous dit d’arrêter de filmer. Mais au final, l’exposition ne questionne pas trop l’acte même de documenter ou non une action policière. Sarah : Je pense pas que l’expo pousse absolument à dire qu’il faut filmer la police en toutes circonstances. D’ailleurs, et on le dit souvent, si vous êtes seul·e ou dans une situation dans laquelle vous pouvez vous mettre en danger, il ne faut certainement pas le faire. L’objet de l’expo, c’est pas de pousser les gens à filmer mais plutôt de leur rappeler que c’est possible – puisqu’il y a vraiment une confusion qui est entretenue par les flics. On veut aussi rappeler l’importance du droit de documenter, d’informer. C’est une entrée concrète vers cette question de liberté d’expression – qui est un terme qui veut tout et rien dire. Un rapport de force existe dans la société et du coup, il faut au moins le documenter. Et peut-être que ces images peuvent servir à quelque chose.
Jérôme : Je pense que l’idée c’est de questionner les gens qui voient ces images et qui se posent des questions sur la société telle qu’elle fonctionne. Le propos, c’est d’essayer de voir toutes les ramifications possibles. Si on parle à un moment de filmer la police, de violences policières, comment ne pas parler à côté de ça du racisme d’État… Au final, le but c’est d’évoquer plusieurs thématiques. Y’a une porte d’entrée qui est de filmer la police, mais à travers ça on essaie d’évoquer tous ces questionnements qui y sont rattachés et qui sont essentiels. Est-ce que c’est vraiment notre responsabilité d’apporter des réponses définitives ? Peut-être pas, mais si les gens peuvent repartir avec des questions, pour moi, c’est le principal.
« Sur la question de la diffusion des images, le politique crée effectivement énormément de flou, il produit du doute. »
Y’a vraiment des réponses définitives ? C’est pas plutôt un flou généralisé auquel on fait face, notamment quand on parle de l’acte de documenter les actions policières ? Rémy : Là on pointe quelque chose d’important : faire en sorte qu’en termes politique et jurisprudentiel – notamment avec le procès dans lequel on est impliqué·es actuellement – il puisse y avoir des clarifications. Sur la question de la diffusion des images, le politique crée effectivement énormément de flou, il produit du doute. Face à l’intérêt croissant pour la question des violences policières, on a une institution policière et étatique qui se braque et qui tente d’avoir des stratégies d’actions réactives. Et parmi ces réactions-là, on a évidemment la remise en question des formes de documentation et de production de preuves. On sait très bien qu’on est assez dépourvu face à la police et à ses formes de violence. C’est dans ce contexte que des attaques à ce type de droits arrivent. L’expo est attaquée en justice, mais y’a aussi d’autres affaires en ce moment, notamment en Flandre, qui se poursuivent et mettent en cause des personnes qui ont filmé la police. Et donc au final, c’est aussi une question de se battre pour garder, voire gagner du terrain, notamment sur le plan juridique. C’est pas gagné mais on espère que l’expo sera un objet de pression qui ira dans ce sens.
Ça s’est passé comment au niveau du procès justement ? Sarah : Quand on expose pour la première fois Don’t shoot! au Pianofabriek à Saint-Gilles, on produit des supports de communication avec une image de policiers dont les visages ne sont pas floutés. On diffuse l’affiche sur les réseaux sociaux et puis un jour, on reçoit un mail de la part de la zone de police Bruxelles Capitale Ixelles qui nous demande de retirer ces supports de communication. On refuse. Par contre, dans un esprit d’apaisement, on va quand même mettre des petites bandes sur la tête des flics. Ensuite, un huissier passe un jour à l’exposition et prend des photos – on l’a appris après, personne n’était au courant sur le moment. Suite à ça, on reçoit une mise en demeure de la zone de police et de trois policiers qui se sont reconnus dans l’exposition.
Rémy : En fait, ils disent qu’on a porté atteinte à leur droit à l’image et à leur réputation et demandent une somme d’argent, parce qu’à ce moment-là l’expo est terminée.
Sarah : De nouveau, on refuse puisqu’on estime que c’est une exposition qui a une mission d’intérêt général. Ce qu’on est en train de faire est important, comme c’est important de documenter l’action policière sur le terrain.
Rémy : Et comme on refuse, il y a une plainte au civil.
Jérôme : Y’a même un quatrième policier qui se joint à la plainte.
Sarah : Finalement, la juge reconnaît que les policiers sont bien des personnes publiques et que notre exposition est d’intérêt général, qu’elle a des vocations artistiques et journalistiques. Par ailleurs, elle dit aussi que son rayonnement est restreint – c’est pas une expo d’échelle internationale – et que par conséquent, ça reste équilibré au niveau de la balance entre vie privée des agents de police et liberté d’expression et d’information. En résumé : on ne doit pas supprimer les photos et on ne doit pas les flouter non plus. Alors, on a eu des discussions autour de cette question de floutage, mais on considère que l’expression sur un visage constitue une info en soi. Je pense que la plupart des journalistes floutent les visages par facilité, pour ne pas se prendre la tête, mais c’est quelque chose qui pourrait être débattu.
Mais le procès n’est pas fini, non ? Sarah : En fait, y’a un point sur lequel ça coince encore : c’est l’association entre un texte et plusieurs photos d’une même série. Sur une des photos en question, on voit un policier qui matraque l’appareil d’un des photographes de Krasnyi. Le photographe avait ajouté un texte qu’il avait écrit à l’époque, dans lequel il expliquait un peu son histoire et il le finissait en posant la question : est-ce que ce policier en civil – pas du tout reconnaissable – fait partie de la garde rapprochée de Filip Dewinter (du Vlaams Belang, NDLR) ? Enfin voilà, un truc dans lequel il suggérait quelque chose. Ils ont considéré que l’association entre ce texte et cette image portrait des opinions politiques qui n’étaient pas celles de cet agent de police et avait donc un caractère diffamatoire, une sorte d’atteinte à la réputation. Pour l’instant, on a barré les propos problématiques dans l’expo, de manière assez évidente, et on a ajouté l’explication du jugement pour que le public comprenne la raison pour laquelle on a fait ça. Mais on a fait appel de cette décision.
Rémy : La zone de police et les deux policiers qui étaient non-floutés ont aussi fait appel et formulent les mêmes demandes qu’en première instance.
Sarah : La conclusion, c’est que cette exposition peut quand même continuer à tourner, on ne doit rien changer. Pour l’instant en tout cas, rien ne constituerait un délit, une infraction ou quoi que ce soit. Mais y’a un truc intéressant à soulever : la zone de police de Bruxelles Capitale Ixelles s’est jointe à la plainte et a soutenu les policiers. C’est pas les policiers en tant qu’individus qui ont porté plainte, ils ont été soutenus par deux communes, par le conseil de police de ces communes. Quelqu’un me disait que c’était comme si un flic divorçait et que la zone de police était impliquée dans son divorce. C’est une analogie intéressante. Ce serait tout aussi insensé finalement. On peut interpréter ça comme une forme de prise de position des communes.
Ça rejoint un peu le discours que l’expo veut transmettre, en soulignant le rôle de l’État et des pouvoirs politiques dans les actions policières ? Jérôme : Pour moi, l’institution policière est un souci, mais c’est juste un outil de l’État pour perpétuer le même système. Évidemment, la police en tant que telle est problématique, et toutes les lois qui sont passées pour leur donner leur mission sont problématiques – quand bien même un flic ferait « bien » son travail, il serait quelque part obligé de faire de la merde, parce que c’est comme ça qu’on a construit l’institution policière. Mais derrière, y’a aussi des décideurs politiques : le chef de la police en Belgique c’est le pouvoir politique, c’est le bourgmestre.
Sarah : On s’intéresse à l’action policière parce qu’elle est violente, visible, les flics sont des représentant·es de l’État dans la rue, leur bras armé. Ce sont des fonctionnaires qui mettent en place une politique qui, peut-être, les dépasse. Notre idée n’est pas de dire que telle ou telle personne n’est pas bonne. C’est tout un système qu’il faut remettre en question.
Jérôme : La police cherche juste à protéger l’ordre établi, point. Les mouvements sociaux mettent en jeu l’ordre établi et l’État met donc en place une répression parce qu’il cherche à protéger ses privilèges. La police va dans ce sens.
« Quand bien même un flic ferait “bien” son travail, il serait quelque part obligé de faire de la merde, parce que c’est comme ça qu’on a construit l’institution policière. Mais derrière, y’a aussi des décideurs politiques. »
Mais d’un autre côté, on ne peut pas éviter de parler de la responsabilité individuelle… Sarah : Si certaines personnes n’ont pas conscience de la violence policière, c’est parce que tout est fait pour déresponsabiliser la police. Tout est fait pour dire qu’elle répond à une violence initiale, que leur travail se fait dans des mauvaises conditions, que les gens qu’ils ont tués ont, de base, essayé de fuir ou étaient des drogués.
Rémy : En plus, la police est une institution qui a ses zones d’autonomie propres et qui sont parfois divergentes de la politique de l’État. Son action, les dossiers, les choix dans l’orientation en matière de police judiciaire, les procès-verbaux, sont des normes – écrites et produites par la police elle-même – qui vont potentiellement avoir une influence sur la politique, dans la jurisprudence. Et ça va participer à la perpétuation de certains systèmes. Il y a évidemment une responsabilité de l’État, des gouvernements, des autorités politiques, mais il faut aussi voir la police comme une institution qui a sa zone d’autonomie.
Sarah : Il y a aussi la question de la médiatisation, à laquelle il faut répondre. Je regardais encore une émission qui analysait la façon dont les flics sont représentés positivement dans la culture populaire… Mes petits cousins, qui vont sans doute bientôt se faire contrôler arbitrairement dans la rue, veulent devenir policiers… On dévie un peu, mais le sujet de représentation médiatique est important et c’est difficile d’en sortir. Peu de narratifs différents sont accessibles à un grand nombre. On nous a dit que l’expo avait un discours vachement anti-flics, mais c’est aussi pour prendre de la hauteur sur ces questions.
Parce que vous remettez en question la prétendue neutralité de la police ? Rémy : Je le connais pas par cœur, mais l’article 1 de la loi sur la fonction de police dit qu’elle est là pour participer à la démocratie et au respect des droits individuels. Si on regarde l’apport des sciences sociales et des sciences humaines, on sait que la police n’est pas née pour cette raison, et elle n’a pas évolué pour ces raisons. Donc oui, on sait qu’aujourd’hui son action dépend de qui on est et où on se trouve. La police a notamment l’obligation de faire respecter la loi de 1980 sur les étranger·es, une loi raciste qui prévoit et institutionnalise une prétendue égalité de vie et de droits fondamentaux entre les personnes qui, selon les critères de la loi, peuvent vivre dignement sur des territoires ou pas. C’est un des exemples qui montrent qu’on ne peut pas dire, au vu des données qui existent, que la police a le rôle de servir de façon neutre.
En tant que formateur à la LDH et en fonction des quartiers où je rencontre des jeunes, les gens ne me parlent pas du tout du même rapport à la police. Ce rapport est défini par des données socio-raciales et géographiques. Des travaux comme ceux de Mathieu Rigouste vont montrer comment la police procède à l’élimination de groupes, notamment en France après l’Algérie française. En Belgique, les violences policières les plus graves et répétées ne visent que certains corps : noirs, arabes ou d’origine étrangère. Il y a élimination des corps, on ne peut pas nier. Mais parler d’élimination des corps, c’est factuel, dans une certaine mesure. Après, y’a la question de la préméditation, de l’intentionnalité, de la responsabilité du politique. En tous cas, on ne peut pas penser la police de façon neutre sans la placer dans une historicité.
L’expo Don’t Shoot! a lieu à la Faculté d’architecture de l’ULB jusqu’au 10 mars 2022 – Une conférence aura lieu le dernier jour. Oui, c’est un peu court niveau date. Mais on vous garantit qu’une quatrième édition aura lieu.
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