Fauché·es, surdiplômé·es, traumatisé·es : les millennials constituent la première génération qui s’en sort moins bien que ses parents. Pas surprenant que tellement de jeunes adultes décident de renoncer à la parentalité, quand on pense à l’avenir qu’on s’apprête à léguer aux futures générations qui, après tout, n’ont pas demandé à être là. L’être humain détruit la Terre, peine à se détacher des logiques capitalistes, continue de voter extrême droite et se tape dessus pour déterminer qui pisse le plus loin. Quel genre d’adulte responsable se permettrait de donner la vie à un petit bébé tout mignon et innocent, tout ça pour plus tard l’obliger de livrer de la bouffe grasse le soir en plus de son temps plein payé 6 euros de l’heure dans l’espoir de pouvoir payer le loyer de 4 000 balles de sa chambre de bonne ? Pas moi. Enfin… on verra.
La vérité, c’est que c’est un peu facile d’avoir des idées arrêtées, d’accepter la défaite avec cynisme et de se dédouaner de ses responsabilités. Autour de moi, quelques personnes ont fini par se remettre en question, voire changer d’avis : elles ont fait un ou plusieurs enfants, ou sont en plein effort de conception. Je leur ai demandé pourquoi. J’ai peur de me laisser convaincre, mais je suis prête à prendre le risque : faites péter les arguments.
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Alexandra (32 ans), mère d’un enfant
VICE : Quelle a été la relation avec ton désir d’enfant au cours de ta vie ?
Alexandra : Depuis toute petite, je rêvais d’avoir des enfants avant mes 30 ans. Puis en grandissant, j’ai pris connaissance de la réalité de ce que c’est d’avoir une famille, en plus de tout ce qui entoure la vie d’adulte et ses responsabilités. J’étais de plus en plus soucieuse de notre environnement, des enjeux liés au réchauffement climatique. L’éco-anxiété et l’anxiété généralisée, ça m’a beaucoup freinée : mettre un enfant au monde pour lui faire vivre les inégalités, le racisme, la folie du capitalisme, les guerres, la violence, alors que moi, perso, j’ai déjà du mal… Est-ce que ça avait vraiment du sens ? En parallèle, je ressentais de plus en plus la pression de la société d’entrer dans un moule, de suivre des étapes de vie prémâchées… et je me suis demandé si vraiment moi, Alex, je voulais des enfants ou si c’était juste que tout le monde voulait que j’en aie.
Quel regard tu portais sur les gens qui faisaient le choix d’avoir des enfants ?
Honnêtement, je les ai souvent jugés, mais c’était surtout par rapport à leur discours sur la fatigue, sur combien la vie en tant que parent est compliquée et difficile. Je les sentais coincés, obligés de vivre une parentalité qui était prescrite, d’une certaine façon.
Qu’est-ce qui t’a finalement fait changer d’avis ?
J’avais eu beaucoup de conversations avec des gens hésitants ou blasés. Des gens qui, comme moi, avaient peur de notre monde actuel et futur. Puis un jour, j’ai entendu la phrase « Parfois, il suffit d’une seule personne pour changer les choses » et ça a résonné en moi. Évidemment, j’ai pas la prétention de dire que mon enfant changera le monde, mais j’aime à croire que si on est beaucoup à voir les choses de cette façon, on se donne une vraie chance d’avoir un impact sur le futur de l’humanité. Quand ce changement de mentalité s’est opéré, j’ai pu prendre le temps de réfléchir à ce que je voulais vraiment, sans céder à la pression externe. Avec mon mec, on a beaucoup discuté de comment on voulait vivre, de comment on se voyait élever un enfant, et on a décidé de se lancer, à notre façon.
Et maintenant que vous êtes parents. Tu penses avoir fait le bon choix ?
Je t’avoue que ça m’est arrivé de me poser la question. Parfois, je trouve ça extrêmement difficile, mais j’apprends à gérer mes émotions, à relever les défis un jour à la fois, en faisant de mon mieux.
Loïc (33 ans), père d’un enfant
VICE : Qu’est-ce qui te rebutait dans l’idée de faire des enfants ?
Loïc : Je trouvais ça super égoïste comme démarche. Notre planète est déjà surpeuplée et le coût écologique d’un être humain dans un pays comme la Belgique – ou la France, d’où je viens – est catastrophique. Pour moi, c’était clair : hors de question de contribuer à ça, jamais de la vie.
Pourtant, t’es récemment devenu père. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Je suis en couple depuis six ans avec une personne qui voulait vraiment avoir un enfant. Sa conviction m’a poussé à la réflexion : je me suis penché plus en profondeur sur ce qui pèse dans le coût écologique d’une vie humaine et sur la place du droit de concevoir dans tout ça. J’en suis petit à petit arrivé à cette conclusion : si y’a que les gens de droite, ceux qui conduisent des SUV, mangent de la viande trois fois par semaine et regardent TPMP qui continuent à faire des enfants, la situation ne va faire qu’empirer. On sait d’autre part que l’humanité devrait atteindre son pic de population autour de 2060 et que le réchauffement climatique va engendrer des déplacements de population. Ça veut aussi dire qu’il faudra des gens prêt·es à accueillir les réfugié·es climatiques. D’un point de vue plus radical, dans un monde idéal, je trouve que faire un enfant, ça devrait se mériter.
Si je comprends bien, tu vois ta parentalité comme une espèce de devoir civique ?
C’est un peu ça, oui. On a choisi de faire un enfant, mais on s’est surtout engagé·es à assumer le rôle de parent de façon responsable et consciente. L’éducation de notre fille, pour nous, ça dépasse son petit monde à elle, ses propres intérêts. On veut lui inculquer une vision macro de l’environnement et de ses enjeux, lui apprendre ce qu’est le développement durable. On veut l’élever de la façon la plus déconstruite possible sur les questions de genre, de race, etc., pour l’équiper dans le monde complexe dont elle fait partie. On commencera par lui raconter ses origines berbères, espagnoles et polonaises. Et elle aura assez de lecture dans notre bibliothèque pour se pencher sur ces sujets quand elle en aura l’âge et l’envie.
Dit comme ça, tu m’as presque convaincue… mais t’as pas peur qu’elle se rebelle contre « vos » idées et qu’elle parte vers l’autre extrême, juste pour vous faire chier ?
On lui laissera toujours le choix de vivre sa vie. Notre rôle en tant que parents, c’est de lui transmettre des valeurs de solidarité et d’éco-responsabilité. Parce que tout part de là : quelle place t’accordes à autrui, à ses besoins et à ses difficultés, ainsi qu’au développement durable et à des problématiques macro, plutôt qu’à ton propre confort et celui des quelques personnes qui t’entourent ? On doit pouvoir avoir confiance en notre éducation pour qu’elle en fasse ce qui lui semble juste quand elle aura atteint l’âge adulte.
Anastasia (38 ans), mère de deux enfants
VICE : Avant de changer d’avis, est-ce que t’as toujours été certaine de ne pas vouloir d’enfants ?
Anastasia : Mon désir de maternité n’a jamais été hyper présent. Ce qui m’attirait, c’était de découvrir le monde, voyager… Pas vraiment une vie compatible avec des enfants.
Si tu t’auto-analyses, tu penses que ça venait d’où, cette absence de désir de parentalité ?
J’ai eu une enfance assez atypique, pleine de rebondissements et d’instabilité. J’ai grandi à Sotchi, en Russie, jusqu’à mes 8 ans, où j’ai déménagé en Belgique. Ma mère est restée en Russie et c’est ma sœur aînée qui a pris la charge de continuer mon éducation. Cette configuration m’a obligée à devenir adulte très vite. En vieillissant, je me suis posé certaines questions : est-ce que je vais être capable d’élever des enfants, en ayant eu un parcours si chaotique ? Est-ce que je vais pouvoir être une bonne mère, alors que ma relation avec la mienne est si difficile ? Sans parler des éléments externes comme les guerres, les maladies, la corruption, l’individualisme et tous les autres -ismes qui pourrissent le monde… Avoir des enfants, j’ai toujours associé ça à une sorte de sentiment d’extrême responsabilité : est-ce que c’est bien sage d’amener un bébé dans un monde où moi-même, femme adulte, je rencontre encore tellement de difficultés ?
En tant que femme « en âge de procréer » (beurk) qui fait le choix de ne pas le faire, j’imagine que t’as dû te prendre pas mal de commentaires, non ?
Oui, surtout que j’avais une relation stable avec mon partenaire. Dans la culture d’où je viens, les femmes ont des enfants relativement jeunes, entre 20 et 26 ans. Quand j’avais cet âge-là, je retournais encore régulièrement à Sotchi et on me faisait souvent des remarques. Plus je vieillissais, plus les questions se faisaient pressantes, et moins elles étaient subtiles. Après mes 30 ans, à chaque fois que je l’avais au téléphone, ma mère me demandait quand j’allais m’y mettre, parce que « quel sens aurait ma vie, sinon ? » Malgré tout, j’étais heureuse de mon choix et épanouie dans ma vie sans enfants.
Pourtant, t’as fini par craquer… Comment on passe d’une idée aussi déterminée à « mère de deux enfants » ?
Dans mon cas, je pense que c’est quand les gens ont fini par me foutre la paix que j’ai commencé à revisiter ma décision. Vers mes 31 ans, j’ai ressenti le besoin de me poser un peu. Je venais de passer des années à voyager constamment pour le taf et je me rendais compte que ça aussi, c’était devenu une routine. Mon partenaire, lui, avait toujours exprimé le désir d’avoir des enfants ; à cette époque, on a eu beaucoup de conversations à ce sujet, et j’étais très hésitante. Il m’a pas mis la pression, et je pense que ça m’a donné la place d’y réfléchir à mon propre tempo.
Et ? Heureuse ?
Très. J’ai pas de regrets, même si parfois c’est beaucoup à gérer et que j’ai envie de claquer la porte.
Est-ce que le fait de devenir mère t’a obligée à laisser tomber certains principes ou rêves auxquels tu tenais ?
J’en n’ai pas vraiment l’impression. Ça a surtout chamboulé ma façon de penser et mes perspectives. Avant, j’avais tendance à avoir des opinions très radicales ; aujourd’hui je suis plus nuancée, moins centrée sur moi-même. De façon générale, je ne passe plus autant de temps à ruminer mes petits problèmes perso, parce que j’ai besoin de mon temps et de mon énergie pour m’occuper de deux êtres humains qui dépendent de moi. Mon rôle de parent m’a appris à lâcher prise et à apprécier les choses simples – je sais, c’est super cliché, mais c’est tellement vrai !
Malheureusement, le monde est toujours aussi pourri qu’il y a quelques années, si pas plus. Comment est-ce que t’arrives à concilier ça avec le fait d’avoir des enfants ?
Là aussi, mes perspectives ont changé. Là où avant, je m’attardais sur une vision pessimiste et cynique du monde, aujourd’hui je me sens surtout responsable d’élever des enfants qui soient conscient·es de tout ça et prêt·es à en découdre. C’est mon rôle de les protéger, de les équiper, de leur donner les outils pour comprendre l’environnement dans lequel iels grandissent.
Laurent* (34 ans), en train d’essayer pour un premier bébé
VICE : Qu’est-ce qui te rebutait jusqu’à maintenant, dans l’idée d’avoir des enfants ?
Laurent : Mon doute venait surtout de la responsabilité d’amener un enfant dans le monde tout pété dans lequel on vit. Pendant longtemps, je me demandais si c’était pas complètement irresponsable de faire des enfants. Je me sentais coupable et un peu égoïste d’en vouloir. Puis l’été dernier, j’ai passé quelque temps dans une retraite spirituelle un peu hippie mais aussi très chill, et terre à terre. Durant cette retraite, j’ai réalisé que le réchauffement climatique, les inégalités et tous les autres problèmes, c’est pas la faute des enfants. C’est pas eux le problème, c’est les adultes. Autour de la même période, ma sœur a eu un bébé et mon point de vue a petit à petit évolué : j’ai commencé à voir les enfants comme un espoir pour le futur. Déjà aujourd’hui, dans les mouvements pour le climat, ce sont les jeunes générations qu’on trouve en tête, qui sont les plus déterminées à faire changer les choses. Je crois vraiment qu’il y a d’autres façons de vivre que celle à laquelle on s’est habitué. Et même si ce sera pas facile, je pense qu’il faut continuer à croire en un avenir meilleur, ne pas laisser tomber, et prendre nos responsabilités en tant que (futur·es) parents.
Et en ce moment, vous êtes en train d’essayer de concevoir alors.
Ouais ! Une à une, toutes les raisons qui nous faisaient douter ont fini par tomber. Puis l’envie d’avoir des enfants s’est faite de plus en plus sentir aussi. Et donc là, on essaye, mais rien ne dit que ça va marcher. Si ça se fait pas, je pense que je serai déçu, mais je suis aussi convaincu qu’on aura une vie très cool et pleine de sens et d’amour, même sans enfants.
Est-ce que le fait de te projeter concrètement en père de famille a changé quelque chose dans ta façon d’être ?
Oui et non. Ce qui change surtout, c’est que je trouve ça plus que jamais crucial de vivre une vie qui reflète mes valeurs, de faire un job qui contribue à la société en laquelle je crois, quitte à gagner moins… Je veux pouvoir rester fidèle à moi-même, à ma notion de ce que c’est d’être quelqu’un de bien, et par extension devenir un bon exemple et un bon parent.
T’as peur de regretter un jour d’avoir changé d’avis ?
Pas vraiment. Par contre, j’ai peur de ma capacité à être père. Je veux pas faire les mêmes erreurs que mes parents et ça, ça me travaille. J’en suis à un point où j’ai réussi à processer pas mal de traumatismes de mon enfance et ça m’a demandé beaucoup de travail et d’énergie ; tant qu’à avoir des enfants, j’aimerais quand même bien m’en sortir un peu mieux, et je me rends compte que c’est plus facile à dire qu’à faire.
Anne-Marie* (38 ans), mère de deux enfants
VICE : T’as deux enfants maintenant, mais il y avait une époque où t’envisageais pas du tout d’en avoir. C’étaient quoi, tes raisons ?
Anne-Marie : Me marier, faire des enfants, c’est quelque chose que j’ai jamais idéalisé. Mon rêve, c’était de faire une belle carrière en tant que médecin, d’être financièrement indépendante. Je voulais être une boss, probablement parce qu’une grande partie de ma vie était hors de mon contrôle. J’ai eu une enfance assez précaire et traumatisante. J’ai toujours associé le fait d’avoir des enfants à une espèce de fardeau écrasant. Être parent, c’est assumer la responsabilité d’une autre vie, et j’avais vu tellement de façons dont ça pouvait mal tourner…
Et les gens autour de toi qui faisaient des enfants, t’en pensais quoi ?
D’un côté, j’étais jalouse de voir tellement de gens capables de faire ce choix et vivre cette vie sans être constamment terrorisés. Et en même temps, c’était pas du tout ce à quoi j’aspirais.
En tant que femme sans enfants, tu te sentais jugée, toisée ?
Je m’en foutais un peu. Je me disais que les autres n’étaient juste pas aussi intelligent·es et indépendant·es que moi. Après, même si aujourd’hui j’ai des enfants, je reste persuadée qu’une vie sans est toute aussi riche et pleine de sens.
T’avais l’air bien décidée, quand même. Qu’est-ce qui a fini par te faire virer de bord ?
Quand j’ai rencontré mon partenaire, on n’avait pas l’ambition de nous marier, ni d’avoir des enfants. Lui aussi a eu une enfance difficile, et à l’âge adulte ça se traduit chez lui par un caractère extrêmement stoïque. J’ai trouvé énormément de sécurité et de stabilité dans le fait que rien ne pouvait le faire tanguer. Je pense que c’est ce sentiment qui m’a permis d’envisager le mariage et les enfants. Cela dit, quand j’y pense, ce qui nous a fait passer à l’acte, c’est le constat que c’était le bon moment pour nous au niveau de notre carrière, combiné avec mon horloge biologique et une sorte de pression sociale.
T’as parfois l’impression d’avoir abandonné quelque chose, d’avoir perdu une partie de toi ?
Je suis une personne très sociable, une exploratrice, toujours la dernière à quitter la fête. Maintenant que je suis mère de famille, j’ai parfois l’impression qu’il y a toute une vie hors de ma portée à laquelle je ne pourrai avoir accès qu’une fois que mes enfants auront 18 ans. J’ai pas mal de FOMO, je me dis que c’est un mode de vie que je devrais explorer tant que je suis encore relativement jeune. Mais j’ai fait un choix et je l’honore : je fais tout mon possible pour donner à mes enfants une vie de rêve – celle que j’aurais voulu avoir. Mon choix m’a forcé à réfléchir en termes de stabilité, d’enracinement ; c’est quelque chose avec lequel j’ai pas grandi. Cette opportunité de guérir mes traumatismes, de briser le cycle pour les générations futures, c’est une expérience véritablement thérapeutique.