Glottophobie : ces nouveaux Parisiens discriminés pour leur accent

Chloé en photo

Si tu poses tes valises à Paname, ton accent régional risque de te causer du tort. Dans le milieu des années 1990, Philippe Blanchet a baptisé les discriminations linguistiques, « glottophobie ». Une forme d’exclusion que le linguiste intègre à « la série bien connue de xénophobie, judéophobie, homophobie, islamophobie, etc., qui n’indique pas une peur (le sens de -phobie en psychologie) mais un rejet (le sens de -phobie en sociologie) », comme il l’explique dans son livre Je n’ai plus osé ouvrir la bouche, coécrit avec Stéphanie Clerc Conan.

Lucie, 26 ans, aurait pu figurer parmi les témoignages aussi poignants que révoltants, de cet ouvrage. Contactée par VICE, cette jeune femme arrivée tout droit du Pays basque il y a huit ans pour suivre ses études d’hypokhâgne, a dû faire face aux remarques humiliantes de ses profs, dès ses premiers pas au cœur de la jungle parisienne. « Ils me disaient “Mademoiselle, je vous arrête tout de suite. Vous ne parlez pas correctement. Il va falloir travailler ça”. Ils me faisaient comprendre qu’il fallait que je rentre dans la norme parisienne pour faire de grandes études ou devenir quelqu’un », se souvient celle qui, depuis, est devenue monteuse pour différentes chaînes du PAF. La « norme parisienne » ? Mais quelle norme ?

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Maria Candea, sociolinguiste et enseignante-chercheuse, met le doigt sur « un mythe du français standard ». « Même l’accent parisien n’est pas homogène, insiste-t-elle. Si on se balade à Paris, selon les classes sociales ou les quartiers, on entend des manières de parler différentes ». L’idéologie du français de référence est toutefois très ancrée dans la culture collective. Et il y a une raison à cela : « C’est l’accent du pouvoir. On a d’abord pris comme modèle la Cour, établie à Paris ; ensuite, la bourgeoisie parisienne. Aujourd’hui, on parle surtout du français des médias, comme modèle. En gros, c’est le français des grandes chaines nationales », explique l’experte. Au-delà de l’univers médiatique, « on retrouve l’accent standard de référence dans les milieux de la communication, de la culture et de l’art », précise Médéric Gasquet-Cyrus, linguiste spécialisé dans la description du « parler marseillais ».

Le rôle des médias

Parce que le quatrième pouvoir fait la part belle à cet accent standard de référence, des étudiants voués à une carrière journalistique se voient déstabilisés bien avant d’avoir poussé la porte d’une rédaction, à Paris. Antoine, 25 ans et résidant dans le 18ème arrondissement, en sait quelque chose. « Je me souviens de mes profs de radio et de montage qui m’avaient conseillé de masquer mon accent pour bosser. J’ai trouvé ça nul parce que tu ne limites pas le travail d’un journaliste à son accent, déplore cet ancien camarade d’école de journalisme, né à Toulouse. Après, force est de constater qu’il n’y a pas beaucoup de journalistes qui ont l’accent au JT de 20 heures. » Actuellement salarié chez RMC Sport, Antoine se dit « prêt à vêtir un masque le temps d’une émission ». Ce n’est pas le cas de Mélanie, 24 ans et locataire dans le 15ème arrondissement de Paris, qui refuse catégoriquement d’estomper son accent marseillais. « Je suis comme je suis. Ça n’a pas lieu d’être. Je ne vois pas pourquoi je devrais changer », se défend-elle.

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Cécile.

Cécile, journaliste et actrice en herbe de 27 ans, partage l’avis de Mélanie. D’origine corse et installée dans le 6ème arrondissement depuis huit ans, cette amie rencontrée sur les bancs de l’école se souvient d’un discours tenu par sa prof de théâtre : « Une de mes copines avait l’accent et on lui a demandé de le gommer. Je ne trouve pas ça normal parce que ça fait partie de son identité. Ça ne doit pas être un handicap. » La sociolinguiste Maria Candea regrette que ce switch entre deux accents ne soit pas mieux toléré, voire valorisé. En avril 2013, Le Petit Journal de Yann Barthès tournait en dérision Marie-Arlette Carlotti. À l’époque ministre déléguée aux Personnes handicapées et à la Lutte contre l’exclusion, celle-ci avait adopté « l’accent parisien » lors d’une interview sur LCI, avant de prendre une intonation marseillaise le lendemain, dans une émission consacrée à la ville portuaire sur Canal +. « Les gens étaient pliés de rire. C’est absurde. En l’état actuel des choses, la logique serait que les gens jonglent avec leurs accents, et que ce soit vu comme une compétence, à l’instar des langues étrangères », commente Maria Candea.

Accents « drôles » et « sexy » : le revers de la médaille

Selon une étude Parship publiée en 2013, l’accent toulousain décroche la première place du podium des accents les plus « appréciés ». 70,2 % des sondés pensent que cet accent est le plus « charmant », et 34,8% le trouvent « sexy ». Pour la majorité des personnes interrogées, l’accent marseillais (72,2% des personnes interrogées) et l’accent Ch’ti (74%) sont perçus comme « drôles ». Des résultats qui peuvent jouer en faveur de certains Provinciaux, mais également les desservir dans la sphère professionnelle, comme l’indique Médéric Gasquet-Cyrus : « Si l’accent du sud renvoie à la pétanque, au pastis, au soleil, c’est bien mais pour faire un boulot de cadre, de journaliste ou de politique, ça ne colle plus. » Chloé est bien placée pour le savoir. Cette consultante en ressources humaines de 27 ans a débarqué à Paris en 2015. « Quand j’avais des réunions clients ou des présentations à l’oral, j’étais considérée comme la petite rigolote. Je ne suis pas la rigolote, j’ai préparé ton putain de rapport comme si j’étais parisienne. J’ai bossé comme il faut ! », réagit-elle, dans un café du 12ème arrondissement, à deux pas de chez elle. Au bout de trois ans passés dans la capitale, Chloé a finalement choisi de décamper. Une semaine après notre rencontre, la jeune femme est retournée vivre dans la ville rose – nouveau taff à la clé.

« Ce qui en ressort, c’est que je n’ai pas l’air crédible parce que mon accent est rigolo, donc maintenant je suis froide ou désagréable au premier abord, pour qu’on me prenne au sérieux »

Ce revers de la médaille, Alexandre l’a également vécu. Le Perpignanais de 27 ans qui s’est installé dans le 13ème arrondissement parisien, nuance tout de même ses propos : « Je n’ai pas eu de remarques négatives mais on me dit souvent que mon accent chantant est agréable et qu’on se croirait en vacances. C’est sans arrière-pensée mais ça veut dire quelque chose sur la manière dont je suis perçu. C’est comme si on me disait que mon accent ne faisait pas professionnel. Et ça peut poser un problème. Pour moi, ça n’a rien à voir avec les vacances. C’est ridicule. » De son côté, Mélanie qui reçoit des remarques « 5 à 10 fois par jour » sur son accent, a décidé de changer d’attitude : « Ce qui en ressort, c’est que je n’ai pas l’air crédible parce que mon accent est rigolo, donc maintenant je suis froide ou désagréable au premier abord, pour qu’on me prenne au sérieux », explique-t-elle. Mon rédacteur en chef m’a quand même dit que dans le Sud, on était tous débiles. Je trouve ça très grave. »

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Alexandre.

Mais alors, que stipule la loi sur les discriminations à l’accent ? Rien de bien concret, si ce n’est que l’article 225 du code pénal datant de 2001 interdit toute « discrimination opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine ». Or, « l’accent peut être considéré comme tel, car il renvoie aux origines », souligne Philippe Blanchet, auteur de Discriminations : combattre la glottophobie (Ed. Textuel) Et d’ajouter, confiant sur l’avenir : « Il y a une sensibilité de plus en plus vive dans la justice française, sur la discrimination à l’accent. On se dirige vers une loi qui ne l’acceptera plus. » Son confrère, Médéric Gasquet-Cyrus, tempère tout de même : « Même si l’on portait plainte, ce genre de discriminations serait très dur à prouver. Ce n’est pas un acte concret du patron qui vous refuse l’emploi. C’est très violent mais ce n’est pas encore assez fort pour être défendu devant un tribunal. »

Quand les moqueries dépassent les bornes

Selon Philippe Blanchet, « les moqueries ne sont pas constitutives de la glottophobie, car celle-ci se définit par un refus d’accès à quelque chose », comme un emploi ou un logement. « Mais la moquerie, c’est l’étape qui précède le refus », précise le professeur des sciences du langage à l’Université Rennes 2. L’imitation de l’accent toulousain par Jean-Luc Mélanchon qui s’adresse à une journaliste de France 3 en octobre dernier, en est un parfait exemple : il se moque puis ne répond pas à la question Des railleries, Mélanie s’en est prise en pleine face lors de sa première expérience professionnelle, jusqu’à tomber dans la dépression. « On m’imitait tous les jours. C’était lourd et j’ai fini par ne plus parler aux gens. Je ne m’intégrais pas. J’ai pris 10 kilos en un mois et demi. Je ne voulais pas me lever le matin. Je pleurais tous les trois jours. Je n’avais envie de rien », se remémore-t-elle, avec un goût amer. Les moqueries passent également par les clichés. Mélanie ne les compte plus. « On dirait les Ch’tis VS Les Marseillais », cite-t-elle. « Les filles du sud sont cataloguées comme étant des cagoles », témoigne Cécile, qui s’est « surtout prise des remarques de la part de la jeunesse dorée et du monde de la nuit ». De son côté, Chloé rit jaune : « Une fois, des Parisiens m’ont demandé si on avait le WiFi à Toulouse. On est un peu considérés comme des bouseux. »

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Lucie

Lucie et Chloé le reconnaissent : « Aujourd’hui, quand j’entends un Toulousain parler, je n’écoute plus ce qu’il dit parce que je suis focalisée sur son accent. Quand un commerçant parle avec un fort accent, je souris et je me dis : ‘Merde, avant je n’aurais pas réagi comme ça’ », avoue la première. « Je me suis un peu fait formater. Quand j’entends mes parents parler, je trouve que ça dessert leur crédibilité », confesse la seconde. Toutefois, la glottophobie ne se limite pas à Paris. Si les discriminations à l’accent existent aussi en Province, celles-ci peuvent prendre une tournure différente, comme l’observe Maria Candea : « La hiérarchie n’est pas la même. On pourra rejeter un Parisien sur sa façon de parler et l’empêcher d’accéder à des cercles plus étroits, comme des réseaux locaux ou de solidarité, plutôt qu’au pouvoir ou à l’autorité. »

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