« Il faudrait créer une race qui ne crie plus. »
La suggestion vient de Virgile, un des personnages du film Gorge cœur ventre. Le jeune homme, accompagné de son chien Boston, bosse depuis peu dans un abattoir. Un peu comme Charon sur le Styx, il guide vaches, cochons et moutons vers la mort à travers un circuit labyrinthique d’enclos.
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Pour son premier long-métrage aux faux airs de documentaire, Alpi n’a filmé que la « zone sale » de l’établissement à la technologie encore rudimentaire et où « beaucoup de bêtes sont amenées par les éleveurs », précise la réalisatrice. Si elle ne s’aventure pas – « pour des raisons d’hygiène » – au-delà de la bouverie (le lieu de transhumance des animaux avant les salles de dépeçage ou d’équarrissage), son film résonne d’une actualité marquée par les vidéos chocs publiées par L214, l’association militante qui entend dénoncer les pratiques barbares de certains acteurs de l’industrie agro-alimentaire.
Les animaux de boucherie que nous consommons participent à un système particulièrement inhumain et les mangeurs de barbaque que nous sommes sont souvent bien ignorants de cette réalité. Si dans Gorge cœur ventre le spectateur se doute du sort funeste qui attend ces bêtes, Alpi entend susciter plus d’interrogations que de dégoût. En montrant les corps, les visages et les regards avec une certaine pudeur, elle interpelle le spectateur sans verser dans le gore. Comme Virgile et son chien, véhicules de nos sentiments, on se laisse progressivement gagner par l’émotion – celle ressentie par les bêtes et la nôtre, bien humaine.
La cruauté de cet « appareil de mort » n’en est que plus flippant.
On est allé poser quelques questions à la réalisatrice sur son régime végétarien, sur le monde des abattoirs et la réaction des gens qui y bossent depuis la sortie de son film en salles.
MUNCHIES : Bonjour Maud, qu’est-ce qui vous a poussé à poser votre caméra dans une bouverie ? Maud Alpi : Baptiste [Boulba-Ghigna, co-auteur du film] et moi vivons et écrivons ensemble. À une époque nous nous levions à l’aube pour travailler. Et c’est une émotion liée à l’aube qui nous a guidés : nous ressentions la joie calme et fraîche de ce moment de renaissance, tout en ayant conscience qu’il s’agissait peut-être de l’heure la plus mortelle pour les animaux qui se font tuer pour leur viande.
La bouverie s’est imposée parce que ce n’était justement pas le devenir viande des cadavres qui m’intéressait, mais les émotions des animaux, des bêtes encore vivantes et sensibles. Je trouvais aussi intéressant que la bouverie soit une zone où les humains se retrouvent en minorité, contrairement au reste de l’abattoir.
Comment avez-vous choisi le lieu ? La bouverie qu’on voit dans le film est vaste, trop vaste pour le travail réel, avec des zones abandonnées, des matières travaillées par le temps. Les bêtes ont laissé des traces de leur passage sur le béton, de longues empreintes noires, à force de pelages qui se frottent contre les murs étroits du couloir de la mort. Cet état des lieux, un peu au bord de l’effondrement, me touchait particulièrement et nous a inspirés pour la dernière réécriture du film.
Comment les directeurs d’abattoir ont réagi quand vous leur avez exposé votre projet ? Les directeurs d’abattoir que nous avons rencontrés demandaient souvent si le personnage humain quittait l’abattoir à la fin du film. Ça semblait les rassurer.
Je pense qu’ils comprenaient que nous nous intéressions aux relations entre les humains et les bêtes à ce stade ultime ; certains directeurs d’abattoir sont ou ont été éleveurs et ils ont tout à fait conscience du paradoxe qui consiste à faire naître pour mettre à mort. L’un d’eux nous a dit que pour arriver à travailler là, il ne fallait pas regarder les bêtes dans les yeux.
Votre film est particulièrement « doux » comparé aux vidéos militantes d’abattoirs de L214. Avez-vous eu peur de trop esthétiser ce lieu ? J’ai seulement eu peur de trop abstraire, c’est pourquoi nous n’avons pas joué sur des éclairages trop découpés, trop théâtraux. Mais je voulais que tous les personnages du film, aussi furtifs fussent ils, soient beaux, incarnés, qu’on ait envie de les regarder et qu’on ait le sentiment de les toucher.
Je voulais que leurs présences soient plus fortes que le métal et le béton ; d’où le choix d’une lumière chaude et d’une caméra caressante qui glisse d’un être à l’autre. Je ne souhaitais pas m’attarder sur la violence de la machine mais sur ce qui lui résiste : les miettes d’amour, de colère, de consolation qui subsistent jusqu’au bout.
Vous avez observé le fonctionnement de ces « machines de mort » et des gens qui y travaillent, qu’est-ce qui vous a le plus marqué ? Je ne suis pas venue en enquêtrice, en sociologue ou en documentariste… J’ai surtout observé les animaux et le comportement du bouvier avec eux. J’en garde le sentiment d’une tristesse immense et sourde, jamais dite, murée derrière le nécessaire blindage, comme si ce monde qui n’en finit pas de remettre en route la machine de mort était déjà psychiquement effondré.
Avez-vous eu des retours de la part de ces personnes travaillant dans ces établissements et qui ont vu votre film ? J’ai parlé à un employé qui l’a découvert récemment. Il était surpris de la douceur de ce qu’il a vu, de la beauté des images et du peu d’agressivité du son.
Est-ce qu’il y a des œuvres qui vous ont inspirée ? J’ai travaillé avec des références photographiques, notamment l’œuvre d’Anders Petersen, dont l’objectif semble sentir autant qu’il voit, qui caresse et étreint les personnes qu’il photographie… Il saisit une animalité humaine joyeuse et inquiétante, à travers des scènes extrêmement simples.
Vous êtes végétarienne, comment pensez-vous que cela influence votre manière de filmer les bêtes ? Je ne mange pas les animaux ; mais je ne suis pas née végétarienne et j’appartiens à ce monde qui enferme et mange d’autres animaux que nous. Je me sens au bord de quelque chose, sur une frontière. Je regarde les animaux comme des personnes. Je ne vois pas des gueules mais des visages. Je peux les regarder dans les yeux, même si mon regard n’est pas exempt de honte. Je me sens faire partie d’une vaste communauté animale qui n’a peut-être jamais existé qu’en rêve, parce qu’elle a presque toujours vécu sous le régime de la séparation et de la domination.
Une cohabitation pacifique entre humains et animaux est-elle possible dans le futur ? Je n’en sais rien. Si l’histoire nous apprend une chose c’est qu’elle ne se déroule jamais selon les scénarios prévus. J’aimerais que cette cohabitation pacifique que vous évoquez puisse exister, au moins dans un certain nombre de territoires qui seraient comme des avant-postes d’un monde moins violent.
Pour vivre des rapports pacifiques avec les autres animaux il nous faudrait faire un travail immense sur notre rapport à la possession, à la productivité, à notre propre animalité, et à nos habitudes. Je ne crois pas ce travail impossible mais j’imagine qu’un nouveau monde, s’il doit exister, s’inventera d’abord dans des enclaves protégées, des républiques dissidentes. Si les structures de pensée et de comportement ne changent pas profondément, les urgences écologiques et économiques, qui peuvent aujourd’hui laisser imaginer un abandon progressif de l’élevage, ne feront que reporter sur d’autres espèces la domination aujourd’hui exercée sur les vaches, les poules, les poissons, les cochons, les brebis et tous les animaux que nous détenons prisonniers…
Gorge cœur ventre, meilleur premier film au festival de Locarno, est sorti le 16 novembre au cinéma en France. Il est encore à l’affiche.