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Vice Blog

Les démons de Fishkill : mes souvenirs de violence en prison

Dans cette prison new-yorkaise, on ne fait pas qu'enfermer les malades mentaux – c'est aussi là qu'on les tue.

Un détenu regarde la vallée de l'Hudson depuis le centre carcéral de Fishkill, 2007. Photo : AP Photo/Mike Groll.

JRock est mort dans une cage d'escalier du centre de détention de Fishkill.

La prison de Fishkill, à Beacon, dans l'état de New York, est voisine des ruines du Matteawan State Hospital, ancien asile fédéral réputé pour ses malades mentaux ultra-violents. Lorsque j'y ai séjourné, les détenus étaient convaincus que ces ruines étaient peuplées de fantômes, vestiges des fous qui y avaient vécu depuis l'ouverture de l'asile en 1892. Peut-être que JRock – alias Samuel Harris, mort à trente ans en avril dernier à Fishkill – les a rejoints. En tout cas, son histoire n'est pas terminée. La semaine dernière, le New York Times a publié une longue enquête sur son décès qui accuse plusieurs agents correctionnels de l'avoir tabassé à mort et en plus, de s'en être pris aux détenus qui ont osé témoigner. L'affaire est une nouvelle preuve que la culture disciplinaire très particulière qui régit le système carcéral américain est toujours en vigueur – ce dont je peux moi aussi témoigner.

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Si l'esprit de JRock demeure en ce bas monde en attendant que justice soit rendue, il hantera encore longtemps cette cage d'escalier.

Les escaliers font peur à Fishkill ; un mois avant que je sois relâché en février 2014, un ancien nommé Kirsch est décédé d'une crise cardiaque au même endroit. C'est le premier mec à m'avoir parlé à mon arrivée dans le système carcéral en juin 2004. Il avait pour habitude de se teindre les cheveux avec l'encre de la machine à écrire. Son corps n'a jamais été réclamé et il a été enterré au cimetière de Fishkill.

Dans l'escalier, les marches exiguës sont dangereuses. On y glisse et on y tombe, mais il semblerait que dans le cas de JRock, ce ne soit pas l'état des planches mais le fait qu'il n'y ait pas de vidéosurveillance qui l'ait tué. Les rétines électroniques observent les cours et les allées certes, mais pas l'escalier. Surtout, le seul truc à vraiment hanter Fishkill, c'est le Beat Up Squad, aka la Brigade Casse-gueule, aka le nom que nous, détenus, avons donné au groupe de gardiens qui ont pour habitude d'infliger des châtiments corporels infâmes aux détenus dans cette même cage d'escalier.

Je connaissais JRock de la file d'attente de distribution des médicaments. Comme les autres détenus bipolaires, il fréquentait un autre monde, un monde où l'on entre rien qu'en arrêtant de prendre ses médocs. De nombreux prisonniers s'adonnent à ce passe-temps ; le sol des promenades est jonché de pilules recrachées. Le monde de la bipolarité est fait de sommets exaltants et d'abysses de dépression. Le Times note que la mère de JRock est décédée en novembre, et qu'elle était, pour autant que je sache, son unique soutien, c'est-à-dire la seule personne qui réponde lorsqu'il l'appelait (en PCV bien sûr).

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Fishkill est un endroit où l'on vous met les « menottes chimiques » sans autre forme de procès. L'établissement est donc rempli de baveurs, ces hommes intérieurement neutralisés par le lithium et l'haldol. JRock était un détenu malade, et sa pathologie lui a attiré des ennuis toute sa vie. Nous n'étions pas amis – cinq mois avant ma sortie de prison, je me suis bien gardé de fréquenter un type comme lui.

La gigantesque file d'attente pour les médicaments dans laquelle je me retrouvais tous les soirs à Fishkill est la preuve ultime que l'établissement s'est spécialisé dans les détenus perturbés. Il y a une aile du bâtiment entièrement dévouée à la psychiatrie ; on y trouve des cellules matelassées, des revendeurs de médocs et deux étages entiers qui servent d'hospice. C'est ici que les prisonniers âgés meurent. De nombreux anciens que j'ai rencontrés dix ans plus tôt et qui m'ont orienté lorsque je n'étais encore qu'un bleu ont fini leur vie là-bas. Ils y sont morts en deux mois. Il n'est pas rare non plus de tomber sur des tétraplégiques.

En théorie, il existe une procédure afin de renvoyer chez eux les hommes mourants, mais je ne l'ai jamais vue appliquée. L'hospice ne joue pas un rôle important dans la vie de la prison, mis à part celui de trouver un job aux matons, lesquels apportent du tabac aux moribonds qui les supplient. Mais la « maison des insectes », comme on l'appelait l'aile psychiatrique, a laissé ses marques sur le reste de l'établissement.

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Comme la plupart des prisonniers atteints de troubles psychiques vivaient avec le reste de la population carcérale – bon nombre de prisonniers étant transférés à Fishskill afin d'y suivre un traitement – les gardes ne savaient pas trop qui était malade ou pas. De fait, ils nous craignaient tous. Et ils avaient raison ; un jour, j'ai vu un détenu délirer soudainement et frapper un type derrière lui dans les couilles, de toutes ses forces, sans raison apparente. J'aurais dû être le suivant, mais les gardiens lui ont sauté dessus et l'ont plaqué avec une brutalité spectaculaire. Ce n'était pas la première fois qu'ils voyaient ça.

J'ai passé deux anniversaires à Fishkill. À chaque fois, j'ai ouvert une canette de ginger ale pour fêter ça. Cinq mois après mes 36 ans, j'ai acheté une tasse à café dans une station-service pour fêter la fin de mes 123 mois d'incarcération. Les cinq derniers mois, je les ai passés dans une prison de « moyenne sécurité » plus proche de New York. Ç'aurait dû être du gâteau, en comparaison de mes sept années passées dans quatre prisons de haute sécurité, ou les trois mitards différents dans lesquels j'ai passé un cumul d'un an de solitude. Mais je marchais sur des œufs. On était à Fishkill, et Fishkill est hantée. La Brigade casse-gueule, spécialisée dans la violence exacerbée par la paranoïa, ne fait pas de détail.

Dans cette prison, la haine des Bloods envers les Crips est si prégnante que la lettre c s'est vue bannie de nombreux mots usuels – les détenus fument donc des « bigarettes », et non pas des « cigarettes ».

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Chaque prison génère sa propre culture, qui vient toujours du haut. Dans une prison où j'ai passé deux années relativement cool, le directeur portait un costume rayé et tapait régulièrement la causette avec les détenus mafieux. La prison était si vieille qu'on y trouvait encore des fours à pains. Aujourd'hui le pain est un produit industriel comme un autre, acheminé par camion, mais du temps ou j'étais dans cette taule, les fours étaient utilisés pour faire cuire des pizzas. Tous les mois, l'aile la plus propre de la prison avait le droit d'organiser sa soirée pizza. Quand j'ai eu 30 ans, une conjonction d'écarts aux règles et un moment de bienveillance de la part des matons m'ont permis de faire ma propre soirée pizza dans la cour. J'ai distribué 20 pizzas et je m'en suis gardé une entière pour moi. Cette prison-là n'était pas hantée. Personne ne s'y est jamais fait péter la gueule. C'est de l'autre côté du fleuve, à Fishkill, qu'on envoie ceux que l'on estime être des malades mentaux.

Il n'y a jamais eu de soirées pizza à Fishkill. Dès que quelqu'un faisait appel à la Brigade, un autre finissait à l'hôpital. Ces grands gaillards, organisés à la manière d'un groupuscule paramilitaire, n'étaient pas seulement habitués à frapper sur des psychotiques et autres schizophrènes, mais également les détenus qui pétaient un câble la faute à une overdose de K2. C'est d'ailleurs cette drogue qui a été mise en cause par la direction de la prison le jour de la mort de JRock. Dans cette partie de l'État de New York, le cannabis synthétique tel que le K2 est appelé « spike » et non pas « spice ». La haine des Bloods envers les Crips, les deux gangs mythiques de Los Angeles, est si prégnante là-bas que la lettre c est bannie de nombreux mots usuels – les détenus fument donc des « bigarettes » et non pas des « cigarettes », ou du « spike ».

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Ma peine, purgée entre 2004 et 2014, a coïncidé avec l'émergence du K2. Et Fishkill a sans doute connu la pire des épidémies, étant donné sa proximité avec la ville et ses nombreux accès via les transports en commun. De tout le système carcéral américain, Fishkill est la capitale du K2.

Il faut savoir que les effets de la drogue sont loin d'être aussi plaisants que ceux de la weed traditionnelle. De fait, il est très facile d'en fumer trop et de partir en couille. En 2014, j'ai vu un type se battre de toutes ses forces contre un mur, et un autre dézinguer un appareil de muscu, le tout en une seule et même semaine. Les juges font rentrer des types comme ça à Fishkill. Mais, impossible de tous les isoler. Les analyses d'urine ordonnées par l'administration sont à même de détecter le THC, la cocaïne, les opiacés, la buprénorphine ou le suboxone. Mais il n'existe aucun test pour le K2 – en tout cas, pas quand j'y étais. Même lorsqu'un type était pris la main dans le sac, il pouvait toujours se dédouaner en disant que c'était de la tisane. J'ai un ami dont la fille m'a dit que lorsqu'elle lui a rendu visite en prison dernièrement, elle n'avait pas eu le droit lui apporter de thé. À cause du K2, le thé est désormais interdit.

Les agents pénitentiaires mis en cause dans l'article du Times sont connus de tous ceux qui sont passés à Fishkill, ne serait-ce qu'une nuit. Si l'établissement est hanté, c'est bien par la réputation de Thomas Dickenson, que dix détenus différents ont impliqué tour à tour dans le décès de JRock. Quand on m'a parlé de lui la première fois, j'avais déjà une décennie de taule dans les pattes et j'ai demandé à quel point ce gardien pouvait être inhumain. On m'a répondu : assez. Il regardait chaque détenu dans les yeux, à la recherche de la moindre trace de défiance. Je l'ai évité du mieux que j'ai pu, et même le jour il m'a pris mes écouteurs de la manière la plus arbitraire qui soit, je n'ai pas bronché.

JRock n'était pas aussi discipliné. Sa mère venait de mourir et il voulait rentrer, c'est pourquoi il a fait son sac et a annoncé qu'il se barrait. Un péché capital aux yeux de la Brigade. Il était prêt pour son train. Il a emprunté l'escalier, et il est tombé sur l'une des nombreuses âmes qui hantent l'immeuble.

On sait tous ce qu'il est devenu.

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