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Gradur est juste là pour se marrer

Il y a une semaine, Gradur fêtait la sortie de son album L’Homme au Bob avec un concert au Bataclan, à son image : show pas répété et trois fois trop de monde sur scène. Difficile toutefois de nier la surpuissance du gars et de sa clique, venue toute droit du 59. Quelques jours plus tard, les chiffres tombaient : inconnu au bataillon il y a encore 2 ans, le rappeur confirmait sa blitzkrieg sur le rap français en battant carrément un record de ventes. Disque d’or en 3 jours seulement, ce qui correspond en ventes réelles (sortie de caisse) à 33 700 exemplaires, si on veut être précis. Autant dire que pour un premier album, le nordiste ne s’est pas raté, et ce malgré les avis mitigés sur son style ou encore la mini-polémique autour du couplet de Chief Keef, qui prouve définitivement que les auditeurs maitrisent très mal la langue de Shakespeare. On est donc allés à la rencontre du phénomène, qui, entre autodérision, lucidité et pragmatisme, garde définitivement la tête sur les épaules… mais toujours sous son bob, tradition oblige.

Noisey : Tu commences l’album en disant « je suis de retour », alors que, non seulement, t’es jamais parti, mais en plus, tu viens d’arriver.
Gradur : C’est par rapport à ma première mixtape en fait. C’est pour marquer la transition de la mixtape gratuite à l’album. Premier projet « officiel », etc.

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« Mon inspi sort de moi comme si j’avais lâché une crotte », « j’écris aux toilettes c’est mieux pour rapper de la merde », « avant je savais pas trop rapper, depuis rien n’a changé », « j’dis que d’la merde, nique sa mère, vas-y bouge la tête »T’es un des rares à assumer ce côté facile dans ton rap.
C’est une volonté de ne pas me prendre au sérieux. Et c’est la vérité, je ne me prends pas la tête sur les textes. Je m’amuse, c’est tout. J’écoute une instru, et si ça me plaît, j’essaie de kicker. Plus vite c’est fait, mieux c’est pour moi. En studio, ça dépend, si je suis bien inspiré je peux faire 2, 3 sons très vite. Ça dépend de la disponibilité, parce que moi, je suis toujours en retard. Mais si l’ingé m’a booké de 22h à minuit, j’arrive à 23h et en 1h je finis le morceau. J’ai regardé la façon de faire des cainris, comme les Migos, ils rentraient dans la cabine sans avoir rien écrit : juste une phrase, une petite vibe, et le reste sort tout seul. C’est ça que je fais en ce moment.

Ton album vient de sortir mais tu as déjà annoncé une nouvelle tape : ShegueyVara 2. T’as vraiment un rythme à l’américaine.
J’ai commencé, mais je vais prendre mon temps cette fois. J’étais pressé pour l’album. Y’avait une grosse attente après ma tape gratuite. Je disais tout le temps que l’album arrivait, j’étais censé le sortir en novembre 2014, mais y’avait des grands qui sortaient. Ça s’est pas fait, on a dit décembre, puis janvier et pour finir, février… mais les retours sont bons. Il y en a aussi des mauvais, mais moins.

C’est un aboutissement, j’ai travaillé, même si on a l’impression que je m’en fous, je travaille quand même. J’essaie de me dépasser moi-même, c’est le résultat d’un an et demi de charbon. J’ai envoyé beaucoup de freestyles, j’étais sur le net, je retwittais des gens, mon instagram date de 6/7 mois. Les gens qui me côtoient savent que je suis quelqu’un qui bosse beaucoup et qui dort peu. Je me mets une grosse pression. J’ai envoyé une première balle, on verra ce que ça va donner. Si tu te reposes sur tes lauriers, ça le fait pas.

Peut-être que je vais un peu plus me prendre la tête sur les textes aussi. Là, ça se passe bien, le concert au Bataclan était complet. Donc je vais pouvoir, entre guillemets, me reposer, prendre mon temps, écrire quand j’ai de l’inspi. Si je m’ennuie, j’irai en studio choisir un son, mais sans me presser. Aucune date n’est arrêtée pour ce nouveau projet.

Si je te dis que L’Homme au Bob est l’album de rap le plus stupide -c’est un compliment venant de moi- que j’ai entendu depuis longtemps, tu dis quoi ?
[Sourire] Bah voilà, ça fait du bien aussi de temps en temps ! Moi je fais ce que j’aime entendre. En ce moment, c’est ce que je kiffe. Bon, y’a aussi des choses sensées dans ce que je dis. Mais c’est vrai que si tu veux te vider la tête, te défouler, tu m’écoutes : c’est fait pour ça. Ça te donne de la force pour aller à la musculation, pour courir… Faut de tout dans le monde et il faut de tout dans la musique. Si tu veux écouter des mecs avec un beau phrasé, faut pas m’écouter. Mais si t’as envie de t’ambiancer et de kiffer le flow, tu vas kiffer. Après, je pense que je suis capable de faire autre chose, j’ai même prouvé que j’étais capable de chanter sur « Jamais » qui a un peu surpris tout le monde. Il y a aussi « Secteur » avec Kayna Samet, que je trouve pas mal, et « Confessions » qui change un peu. Mais il fallait que les gens me retrouvent dans le côté freestyle, egotrip : il fallait que la colonne vertébrale reste la même.

Mis à part les potes, que tu as ramené sur tes freestyles, la scène rap du 59 ressemble à quoi ?
Il y a beaucoup de rappeurs chez nous, mais il nous manquait l’exposition. Que ce soit le feat « La Street a tout gâché » ou le big up de Booba sur les réseaux sociaux, c’est tant mieux. Ça me donne de la lumière et moi je la renvoie aux autres. Sur la mixtape gratuite ShegeyVara, j’ai voulu mettre plein de rappeurs du 59. C’est comme aux Etats-Unis, à un moment c’était New York, maintenant c’est Miami, Atlanta, Chicago… Faut que ça tourne un peu !

J’ai une question con : est-ce que Bienvenue chez les chtis c’est considéré comme l’équivalent de La Haine vers chez toi ?
L’équivalent par rapport au 59 ? Non. Bien sûr y’a une petite partie comme ça, mais nous, on se sent pas concernés. On se sent concernés parce que c’est le Nord, mais c’est tout : on ne se reconnaît pas là-dedans. Tu sais, on est à 1h de train de Paris. Lille c’est une grande ville… Franchement, je ne pense pas que ce film corresponde au truc. Là où j’habite, y’a beaucoup de quartiers, beaucoup de ghettos, tu vois ? Y’a un melting-pot, renois, maghrébins, tout mélangés. Après, la culture Ch’ti, bah je pense pas qu’on parle Ch’ti nous…

C’est vrai qu’il y a plus de mots en lingala qu’autre chose dans tes textes.
Voilà. [Sourire]


L’homme au bob est aussi l’homme au bérêt.

Côté parcours atypique, tu te poses là : tu as plus ou moins lâché l’armée pour te lancer dans le rap, c’est ça ?
J’étais à l’armée, je me casse la jambe en janvier, en février je me fais opérer, je commence ma rééducation. En juin, ma jambe re-pète. Là, je me mets à rapper comme ça, pour m’amuser, je commence à kiffer, je vais en studio et là, c’est parti. Ensuite… bah un jour, je suis rentré à la caserne, un gradé est venu me voir et m’a dit « on a vu tes sons sur YouTube ». Parce que ça parle, c’est comme partout. Donc il m’a dit qu’il fallait choisir. Dans ma tête j’ai rigolé, je me suis dit « le choix va être vite fait ! » [Sourire] Après, les circonstances ont fait que je ne pouvais pas continuer là-bas de toute façon, suite à certaines activités…

Ah oui, du commerce de proximité à la caserne, tu en parles dans pas mal de textes.
Voilà. Donc y’a eu ça, et puis je suis parti à Chicago, ça devenait inéluctable, je devais trancher entre la musique et le travail. Quand je te disais que dans la musique je m’amuse, c’est vrai, je me fais plaisir, même s’il y a des à-côtés qui ne me plaisent pas. J’aime être sur scène, j’aime aller au studio. Facile de choisir. Même si ça ne doit durer que deux ans, ce sera toujours mieux que 10 ans d’armée ! À côtoyer des fachos, des ciste-ras…

Tu m’étonnes.
Bon, j’étais bien là-bas, hein. Au début c’était difficile de tenir, après tu t’habitues, tu te fais des potes mais j’te cache pas que c’est bien raciste. C’est difficile. Faut être fort mentalement pour tenir. Surtout quand t’es étranger, t’as deux fois plus de choses à prouver.

Le milieu du rap, c’est relaxant à côté ?
Non, même pas. Je trouve même que, mentalement, le rap est plus dur à gérer. C’est la vérité, il y a tellement de choses à gérer, une telle ascension en un an et demi c’est compliqué. Je ne sais même pas comment j’ai fait, mais j’ai percé et c’est difficile. Forcément, des gens viennent autour de toi pour gratter, y’a des jaloux, tu découvres le milieu du rap game, tu vois qu’en fait, c’est pas comme t’imaginais. Plein de facteurs font que c’est relou. Regarde aujourd’hui : je fais un concert, les gens pensent que j’ai 500 places gratos à distribuer ! Alors que j’ai dû payer des places de ma poche pour que des potes à moi puissent rentrer. Enfin, on s’arrange, mais bon, y’a un quota de places, y’a un mec qui organise ça, tu peux pas faire n’importe quoi. Mais les gens ne voient pas ces côtés là. Quand t’es au studio, quand tu galères, quand t’as la pression. Ils en savent rien.

Tu dis « je suis qu’au début de ma carrière » mais tu dis aussi que si ça se trouve, dans 2 ans tu te barreras sans prévenir. Tu hésites encore ?
C’est contradictoire oui. Bien sûr, je peux être au début de ma carrière et m’arrêter très vite quand même. Je ne pense pas que je vais durer énormément. C’est comme l’armée, c’est une étape de ma vie. Ça veut dire que si tu prends un peu, faut coffrer. Investir dans quelque chose. Comme ça, le jour où ça s’arrête, si t’as pas pris la grosse tête déjà tu ne seras pas trop déçu, mais en plus, si t’as pris de l’argent et si t’as investi, c’est tout bon. Donc sérieusement, je ne pense pas rester longtemps. 2 ans, 3 ans, c’est cool. Après, on verra. Je suis au début, tout arrive vite, c’est difficile de prévoir.

Quand on dit Gradur, on pense à « Sheguey » et au bob que t’as sur la tête. Ça vient d’où ?
Je suis originaire du Congo. Du Congo Zaïre, RDC. Un sheguey, c’est un mot qu’on emploie là-bas et qui désigne tous les mecs qui vivent dans la rue, reniés par leur famille, qui se débrouillent tout seul dans la vie. Un jour, j’ai dit ce mot dans un son, mes potes ont trouvés ça pas mal. C’est resté et on a poussé le truc. Ma conception de la chose en France est la suivante : un mec qui se débrouille dans la vie, sans rien demander à personne et qui trace lui-même son chemin. Le mot avait une connotation un peu sale au Congo, on l’a embelli un peu. Après, pour le bob, je mettais déjà des bobs avant. Je voyais quasiment personne en mettre dans les clips et tout. En plus, vu qu’à l’époque on me comparait à Kaaris, c’était un moyen de me différencier. J’étais chaud, j’ai mis le bob, c’est resté et on a gardé le délire.

Cette comparaison avec Kaaris, autant lui on ne lui en parlait pas trop en interview, mais toi ça n’a pas loupé. On t’a collé l’étiquette pendant longtemps. Ça s’est calmé maintenant, non ?
Ouais, maintenant un peu moins. On m’en parlait à moi surtout, mais c’est normal, je suis arrivé après. D’un côté c’est flatteur : tu viens de commencer et on te compare à quelqu’un qui est dans le game et a fait son trou. C’est cool, mais c’est saoulant aussi. Donc j’ai essayé de montrer que je faisais mon propre truc. Lui, il a poussé le délire trap au niveau national, au maximum. Forcément, les gens ne connaissaient pas trop ce style. Quand tu arrives avec un style similaire, en France, les idées sont un peu bloquées, donc on te compare direct. Aux Etats-Unis c’est pas pareil, plusieurs rappeurs peuvent évoluer dans le même style mais on ne les considère pas comme des copieurs, chacun apporte sa patte.

Pour marquer définitivement votre différence, t’as pas pensé à…
… à faire un feat ? Bah peut-être que ça viendra plus tard. Je ne le connais pas personnellement mais j’aime bien sa musique. Si ça doit se faire, ça se fera.


Gradur en train de se marrer avec Migos.

Parle-moi des feats de ton album.
Alonzo m’a appelé pour son album, on s’est fait un aller-retour : je l’ai aussi invité sur le mien. Niro m’avait appelé sur sa tape aussi, même chose, je lui ai demandé s’il était chaud pour poser sur mon projet, il m’a dit « aucun problème ». Lacrim, c’est moi qui l’aie contacté, on a parlé et le feeling est bien passé. Ce sont des mecs que je respecte beaucoup, avec un beau parcours dans le rap. Alonzo je l’écoute depuis longtemps avec les Psy4. Lacrim je l’écoutais déjà à l’époque de ses freestyles…

Niro est un grand kickeur, un grand compétiteur aussi, c’est un plaisir de l’avoir. Kayna pareil : j’avais posé le son en « yaourt », en freestyle sans parole. Mon petit frère m’a dit que ce serait bien de l’avoir sur le morceau, et ça l’a fait. Chief Keef, pourquoi je l’ai pris ? Pas parce que c’est un grand rappeur. Juste parce que le premier freestyle que j’ai fait, c’était sur son instru. Étant donné que j’étais en maison de disque, y’avait un budget, donc j’ai demandé. Mais en vrai, Chief Keef c’est surtout un délire. Migos par contre, c’est des mecs que je kiffe vraiment, j’aime ce qu’ils font, c’était vraiment bien de les ramener.

T’es au courant que sur tous les morceaux de l’album, il y a minimum une phase sur ta bite ou ton sperme ?
[Rires] C’est de l’egotrip ! C’est juste de l’egotrip, ça prouve que je me prends pas la tête quand j’écris un son. Ça veut dire que je m’amuse, tu vois ? Les gros mots viennent super facilement, surtout quand j’écris rien. C’est possible que pour mon second projet, je m’applique plus niveau écriture. Mais là, je voulais juste m’amuser. Si ça ne marche pas, j’essaierai d’être un peu plus sérieux !

« Le buzz c’est comme mon ex, un jour il partira », « le buzz est complexe, je me dis qu’il peut partir à tout moment comme l’a fait mon ex », « Ces salauds me collent à la peau comme mon ex »… Apparemment elle t’a marqué, ton ex.
C’est juste des références comme ça. J’aurais aussi pu dire « comme la mort ». C’est surtout pour rappeler que le buzz, c’est éphémère : ça va, ça vient, ça repart… Et l’amour pour moi c’est éphémère aussi.

Le côté martial, tu penses que ça te vient de l’armée ou t’as toujours rappé comme ça ?
Hmm… non, c’est juste que ça me permet de me défouler sur la musique en fait. C’est juste ça. Je kiffe !

Si t’étais blanc et que tu ne faisais pas de muscu, tu rapperais pareil ?
[Rire général] C’est quoi cette question ? Si je vivais dans le même environnement, pourquoi pas. Ce n’est pas lié à la couleur de peau, t’as des mecs comme Eminem… Bon, et si en plus je ne faisais pas de muscu ? Oh, je crois que ça resterait la même chose. Seul l’aspect changerait.

Tu dirais que Gradur est un personnage ?
C’est moi au naturel. Je ne joue pas un jeu, je ne joue pas le gangster. Tu vois bien : je suis là, devant toi, j’essaie pas de faire le fou, je suis calme, parce que je suis comme ça dans la vie. Si tu ne me manques pas de respect, je ne te manque pas de respect. Et je me lâche qu’avec les gens que je côtoie, tu vois ? Si je m’entends bien avec toi, je peux me permettre de déconner. Avec mes potes je déconne tous les jours. C’est ça qui me permet de tenir. Malgré toutes les critiques, les obstacles à surmonter, cette ascension jamais vue dans le rap français : si j’arrive à garder les pieds sur terre, c’est grâce à cette simplicité. C’est le plus important. Je ne joue pas un personnage, ou plutôt, vu que chaque rappeur est un acteur, je joue mon propre rôle. Je reste moi-même, et si j’ai envie de déconner dans un clip, je le fais sans me poser de questions.

Dans ces cas-là, pourquoi pas un feat avec Jul ?
Avec Jul ? Ouais, je parle un peu avec lui, c’est fort possible. C’est un mec comme moi, il a percé en peu de temps, il a fait son truc tout seul. C’est peut-être pas le même genre de rap mais moi je kiffe ce qu’il fait. Je trouve qu’il fait ça bien.

Par contre, si vous faites un clip avec toi qui fait des tractions et lui qui fait ses pas de danses à côté, ça risque d’être un peu ambigu.
Ouais, mais ça ne se passera pas comme ça. Ce sera un clip au calme, à Roubaix ou à Marseille, tranquille. J’ai rien à ajouter. [rires]

L’homme au Bob est disponible ici depuis le 23 février.

Gradur sera à Tubize et à Bourges en avril, ainsi qu’à Incourt et à Lyon au mois de mai. (les infos ici)

Yerim fait des tractions sur Twitter.