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Surf et weed : grandir à la Réunion dans les années 1990

En quelques années, la Réunion a concédé son statut d’île paradisiaque pour celui, plus triste, de pastiche réel des Dents de la Mer . 17 attaques de requins ont été recensées dans l’océan bordant l’île depuis 2011. D’après les retours que j’ai pu en avoir, les squales ont anéanti, en partie, ce qu’était la Réunion lorsque j’y habitais. Une espèce de territoire idyllique où tout était possible, pourvu que vous soyez un minimum démerdard.

C’est sur ce petit bout de terre français situé à 9 365 km de Paris – soit 11 heures d’avion – que j’ai grandi. J’y suis resté 15 ans. Je vivais à Saint-Gilles-les-Bains, tout comme les 3 500 personnes qui se sont installées à l’année dans cette petite ville balnéaire située à l’ouest de l’île. En gros, grandir à Saint-Gilles dans les années 1990 et au début des années 2000, ça voulait dire se contenter de peu et faire avec ce qu’on avait. Il n’y avait rien à faire dans le centre-ville : pas de supermarché, pas de cafés, peu de commerces non-alimentaires, pas de musées. Juste une petite salle de cinéma qui projetait un film par semaine. Mais pour pallier cette absence de culture – comme de consommation –, il y avait tout le reste : la plage, le skate, l’escalade, le rhum Charrette, les samossas et la surconsommation de zamal, l’herbe locale.

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Je suis arrivé sur l’île, par avion, en 1992. J’avais trois ans. Je n’ai pas été conscient du lourd changement opéré par mon exil de la métropole. C’est à peine si je me suis demandé où j’avais atterri, pourquoi il y avait, d’un coup, des cafards aussi grands que moi dans la salle de bains, et pourquoi le père Noël arrivait dans mon école en bateau, affublé d’épaisses fringues d’hiver alors qu’il faisait 40 °C. En fait, je ne me posais pas vraiment de questions. Je n’avais pas de point de référence : la France, je ne savais pas ce que c’était. Je me souvenais seulement que la porte de mon ancien appartement était rouge et que j’aimais bien ça – soit un souvenir qui ne signifie pas spécialement « la métropole ». D’ailleurs pour moi, la France ne s’appelait pas la France mais la métropole ; c’était quelque chose de loin, de flou. Et pourtant, dans l’inconscient collectif de la population réunionnaise, je n’étais pas un Français mais bien un Métropolitain.

Le Père Noël réunionnais, débarquant sur l’île en bateau gonflable pour donner ses cadeaux aux petits et aux grands.

Le premier événement marquant, celui qui m’a fait comprendre que je n’étais, en fait, qu’une excroissance du corps réunionnais, fut mon premier déjeuner dans la case (ou maison, en créole) d’un copain d’école primaire. Sur la table, il n’y avait pas d’assiettes ni de couverts. Sa famille avait servi un plat local, le cari bichiques , dans d’immenses feuilles de bananier. On était une dizaine – dont trois gamins – et les marmites débordaient de bouffe. Il y en avait pour vingt. En fait, les Créoles adorent recevoir. Leur porte est toujours laissée ouverte et à l’intérieur, ça sent toujours hyper bon.

Chez eux, on mangeait avec les doigts parce que, selon la coutume, « ça donne plus d’appétit ». Déjà ça, c’était nouveau. Mais surtout, ce fut mon premier contact frontal avec la langue vernaculaire : le créole réunionnais. Lorsqu’ils s’adressaient à moi, les membres de la famille de mon pote s’exprimaient en français. Mais, dès que la conversation s’emballait et qu’ils devaient s’apporter mutuellement des précisions, ils parlaient en créole. Et je ne pigeais plus rien. Pour moi, le créole était devenu l’équivalent linguistique de bouffer avec les doigts – un concept étranger qu’il fallait que je maîtrise le plus vite possible.

L’île est un vaste melting-pot constitué de différents groupes ethniques qui se côtoient et interagissent à longueur de journée : les Cafres, les Malbars, les Tamouls, les Chinois et enfin, les Zoreyes (c’est-à-dire les métropolitains blancs, dont je faisais partie). À Saint-Gilles, cette dernière catégorie est la plus représentée. Il n’est donc pas essentiel de savoir parler le créole, mais ça aide quand même – pour ne pas te faire avoir lorsque t’achètes de la beuh à un Créole, et surtout, pour ne pas te faire taxer de Zoreye, qui reste un terme péjoratif. C’est pour ces deux raisons que je suis devenu bilingue français et créole. Parce que, scolairement parlant, le créole ne m’a jamais été utile : les cours sont en français et je n’ai jamais choisi l’ option « créole réunionnais » en langue vivante.

Le problème, c’est que le créole a déformé mon français. Aujourd’hui encore, j’intercale toujours des mots de créole dans mes phrases, et surtout il m’a empêché la pratique du vouvoiement pendant 15 ans. Je ne sais pas si c’est moi, la langue, ou le fait que les Créoles sont hyper amicaux mais je me suis jamais adressé à quelqu’un là-bas sans utiliser le pronom tu. Ça fait deux ans que je suis revenu à Paris et je n’arrive toujours pas à vouvoyer mon interlocuteur sans que j’aie la désagréable impression de me forcer.

Après le cyclone Dina à La Réunion, janvier 2002 : la piscine est recouverte de boue.

Au collège, comme 90 % des jeunes habitant l’ouest de l’île, je me suis mis au skate et au surf. C’est en effet dans l’ouest, sur l’île Bourbon, que l’on recense les meilleurs spots de glisse du coin. C’est également dans cette zone que l’on compte la plus grande concentration de riders. Là-bas, tout se faisait en skate : chercher du pain, donner rendez-vous à ses potes, aller voir des combats de coqs ou sortir en boîte.

Les adolescents du coin, moi le premier, étaient suréquipés : skate, longboard, bodyboard, planche de surf, une bonne paire de pompes et de la Shoe Goo en cas de problèmes techniques. À cette époque, une journée type de semaine se résumait à aller au collège à 8 heures du matin, en bus, attendre que ça se passe, puis descendre en skate jusqu’à la plage après les cours pour se la couler douce en matant les vagues lisses et creuses des Zaigrettes – et accessoirement, les filles en bikinis. Je me souviens qu’on faisait aussi du stop à la sortie du collège (c’est une pratique courante là-bas) pour rentrer chez nous le plus vite possible et avoir le plus de temps de soleil afin de skater ou surfer – les requins ayant pour habitude de se rapprocher du bord une fois la nuit venue.

J’ai fumé mon premier joint à 11 ans, comme à peu près tout le monde autour de moi. À la Réunion, on note une forte consommation, et dès le plus jeune âge, de cannabis, de rhum Charrette et de letchis.

Le week-end, une partie du groupe se donnait rendez-vous sur le terrain de handball local – les roues en gomme de nos longboards planaient sur le tar lisse, sans bruit –, au Ledge – spot de skate improvisé –, ou au sommet de la Voie cannière avec nos longboards et nos gants de jardiniers, sur lesquels on avait fixé une plaque PVC juste pour pouvoir freiner et s’arrêter. Les autres mecs du groupe allaient, pendant ce temps, surfer. Ils faisaient ça toute la journée, en espérant à moitié la venue d’un cyclone pour que les vagues deviennent gigantesques et qu’ils puissent faire les malins d’autant plus.

Le soir, on se retrouvait tous sur les toits de l’école primaire ou sur la plage autour d’un feu de camp, avant de sortir dans un bar pourri qui organisait les mêmes soirées mousses tous les samedis, systématiquement. Son seul avantage en comparaison avec ses concurrents, c’est qu’il nous laissait le droit de nous y bourrer la gueule, même si on avait 15 ans. C’était d’ailleurs la moyenne d’âge de la population de l’établissement – il se faisait régulièrement fermer sur ordre du préfet à cause de ça.

En 2005, alors âgé de 16 ans, j’ai vu Lords of Dogtown, écrit par le légendaire skateur Stacy Perralta, et je me rappelle m’être dit, je crois à raison, que nous vivions tous autant que nous étions dans une version tropicale du Venice Beach des années 1970. Tout était encore là, juste devant nous. On vivait pieds nus, torse nu, on portait tous les cheveux longs, blonds, et à l’oral, on utilisait tout aussi fréquemment que les personnages des mots tels que « tubulaire », « off-shore » ou encore « snapper ». Avec le recul, je ne regrette rien. À part éventuellement les lunettes de soleil Oakley, les bracelets tressés qui pendaient à ma cheville et mon collier en bois de cocotier.

J’ai fumé mon premier joint assez jeune, à l’âge de 11 ans, comme à peu près tout le monde autour de moi. À la Réunion, on note une forte consommation, et dès le plus jeune âge, de cannabis, de rhum Charrette et de letchis. C’était à la plaine de Sables, l’endroit le plus lunaire de l’île, et sans doute le plus lunaire de tout l’Océan Indien. Le shit s’y achète dans des feuilles de papier journal. Les dealers ne pèsent rien, tout se fait à l’œil. L’herbe se vend pour trois fois rien. Le sol de l’île est volcanique, donc fertile, et dans le même temps, les flics sont hyper relax ; c’est pourquoi beaucoup cultivent leur propre weed dans leur jardin, sans vraiment le camoufler. Les vrais dealers, pour leur part, la cultivent à grande échelle dans les montagnes, inaccessibles en caisse – on peut y accéder seulement à pied ou en hélicoptère.

Une fois le baccalauréat en poche, j’ai décidé de me casser de ce huis clos exotique. Il fallait faire un tour ailleurs. C’était en 2007. Quelques potes sont restés à la Réunion, d’autres ont mis les voiles pour l’Australie ou en métropole, à Paris. Moi, je me suis tiré en Californie.

Je n’ai vraiment réalisé ce qu’était la vie réunionnaise qu’au moment où j’ai quitté l’île pour de bon. J’ai digéré les spécificités d’une enfance passée dans un DOM – la langue, la culture locale, la bouffe et le temps, qui y est comme suspendu – qu’après avoir vécu plusieurs années aux États-Unis, puis à Paris. J’ai appris que la France ne s’arrêtait pas aux limites physiques de la métropole mais que c’était l’accumulation de nombreuses cultures (aussi lointaines qu’elles puissent se trouver de la métropole) qui composaient le pays. Je me sens privilégié d’avoir connu cette vie parallèle, comparé au cheminement des gens originaires des grandes villes françaises que je rencontre chaque jour. Aujourd’hui, quand cette vie me manque, je bouffe un rougail saucisse ultra pimenté avec mes potes réunionnais, exilés comme moi à Paris afin de trouver leur place au sein de l’appareil productif.

Je n’ai jamais remis les pieds là-bas, mais ça commence à me démanger.

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