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Le syndrome de Palo Alto : « Nous sommes des otages consentants de la tech »

syndrome de Palo Alto

Mark Klein est un entrepreneur français qui a fait fortune dans la Silicon Valley en vendant sa start-up de transfusion sanguine. Quatorze millions de dollars, c’est une jolie somme. Pourtant, encaisser ce gros chèque ne lui a pas apporté le moindre plaisir – ses investisseurs l’ont dépossédé de sa création plus qu’il ne leur a cédée. Une rencontre avec une camgirl colombienne va le lancer dans une spirale vengeresse, laquelle l’amènera bien vite à se rapprocher d’un étrange groupe anti-technologie.

Telle est le point de départ du Syndrome de Palo Alto, le roman dans lequel le journaliste Loïc Hecht traite de notre rapport ambivalent à la technologie en mêlant astucieusement réalité et fiction. Car dans l’univers parallèle de la Silicon Valley, ce coin de Californie dans lequel Apple, Facebook et Google ont établi leurs quartiers, les start-ups de transfusion sanguine existent bel et bien, les investisseurs dégagent vraiment les créateurs, les millions défilent… Et les groupes anti-technologie existent. Loïc Hecht a rencontré les membres de l’un de ces groupes néo-luddites pour nourrir l’écriture de son roman. Il a accepté de nous en parler.

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Salut Loïc Hecht. Pour commencer, qu’est-ce que ce « syndrome de Palo Alto » qui donne son titre à ton livre ?
C’est un clin d’œil au syndrome de Stockholm, une façon de dire que nous sommes des otages consentants de la technologie et des GAFAM. C’est le mal de notre génération, en quelque sorte : nos téléphones, nos applications, nos objets connectés ne nous rendent pas très heureux et nous ne sommes pas complètement dupes du mal qu’ils peuvent nous faire, mais on les laisse quand même envahir nos vies. Le syndrome de Palo Alto, c’est ça, c’est cette espèce de dissonance cognitive permanente.

Comment t’es venue l’idée de consacrer un roman à ces rapports ambigus ?
Le vrai point de départ c’est la Counterforce, un groupe qui a réalisé tout un tas d’actions punchy, limite violentes, à San Francisco en 2014. C’était des rejetons d’Occupy Oakland qui avaient décidé de reporter leur combat sur cette ville, notamment parce qu’elle était soumise à un phénomène de gentrification hallucinant.

Les travailleurs de la tech prennent une place importante dans le quotidien de San Francisco parce que leur industrie distribue de hauts salaires tout en réclamant toujours plus de main-d’œuvre. À force, ça a créé un genre d’apartheid technologique : soit tu bossais dans la tech et tu pouvais vivre correctement, soit tu n’étais pas du sérail et tu finissais exclu. La Counterforce a dénoncé ça en bloquant des navettes réservées aux travailleurs de Google, Facebook, Amazon… Qui utilisaient quand même les arrêts de bus municipaux, sans rien payer à la ville.

Le groupe s’était aussi attaqué à des individus particuliers, non ?
Oui, car la gentrification passait aussi par la dimension immobilière. Ils ont fait des actions devant la maison que, Kevin Rose, le responsable du fonds d’investissement de Google, avait achetée pour un prix délirant. Ce mec est un archétype du « tech bro », il est connu pour sa morgue impossible et ses déclarations sexistes. La Counterforce est allée devant chez lui, ils ont déballé des banderoles qui disaient en substance « Kevin, on va te les couper ». Ils ont aussi distribué des tracts dans le voisinage qui disaient : « Si vous pétez les plombs à cause de la gentrification de votre quartier, c’est à cause de ce mec-là. » Et puis, après quelques mois, les actions se sont essoufflées.

Était-ce vraiment une opposition à l’industrie de la tech ou plus généralement à la gentrification ? Ils auraient pu faire pareil avec des boîtes de l’agroalimentaire, par exemple.
Les entreprises de la tech vendent des produits qui ont cimenté nos vies et nous privent d’un certain nombre de libertés individuelles. Le combat était donc double : la Counterforce avait aussi la volonté, à mon avis, de dénoncer le fait que Facebook et consorts étaient déjà des mouchards et qu’ils étaient souvent de mèche avec les gouvernements. Je ne sais pas si leurs actions auraient eu autant d’écho s’ils avaient attaqué les bus de Monsanto ou Nestlé. S’en prendre à Google, c’était symbolique.


Au début des années 2010, des reportages nous montraient que c’était fantastique de travailler chez Google. Il y avait des toboggans, des salles de massage, des petits pods pour faire la sieste… On nous vendait un idéal incroyable. Quand la Counterforce a mené ses actions en 2014, on ne se méfiait pas de la tech comme aujourd’hui. On avait encore une vision techno-béate. Ces boîtes étaient tellement symboliques et appréciées que l’attaque de leurs bus est vite devenue une news mondiale.

Ces actions ont-elles eu un effet particulier ? J’ai lu que les techies avaient vraiment peur de prendre une droite d’un membre de la Counterforce, à l’époque.
Un peu… Mais au-delà de la peur, ça les a fait réfléchir. C’est facile de diaboliser les travailleurs de la tech mais ce sont des gens qui savent se remettent en question. Beaucoup bossent chez Facebook, Google ou apparentés et passés les 30 ans, ils ont une crise morale et partent vivre dans un van. Ce n’est pas une caricature. Donc ils se sont demandés : qu’est-ce qu’on peut faire pour mieux s’intégrer dans la vie de la ville ? Un droit de location de plusieurs millions de dollars par an a été mis en place pour l’utilisation des arrêts de bus, par exemple.

Mais je crois que la prise de conscience des travailleurs de la tech en est encore à ses balbutiements. Des travailleurs d’Amazon viennent de se constituer en groupe pour la justice climatique. Au péril de leur emploi, ils contestent la politique environnementale de l’entreprise. Chez Google, des employés dénoncent les contrats de leur boîte avec l’Immigration and Customs Enforcement, la police des frontières des États-Unis.

« Il faut savoir que, comme les start-ups, les groupes de lutte sont soumis à la mondialisation. Ils se rendent visite autour du monde, ils se tiennent au courant des luttes en cours »

J’ai cru comprendre que tu avais rencontré des membres de la Counterforce. Or, l’un des protagonistes du roman prend contact avec un groupe de ce genre en envoyant un message à une adresse mail oubliée… Ça c’est passé comme ça pour toi ?
Exactement ! Fin 2014, j’étais à San Francisco pour un reportage sur les transhumanistes. J’ai envoyé un mail à une adresse qui traînait sur Internet en montrant patte blanche : je suis journaliste, j’ai cette idée de roman, j’aimerais vous rencontrer pour en discuter. Pas de réponse. Et puis un jour, je reçois une réponse sortie de nulle part qui me dit de venir à tel endroit, tel jour, à tel heure. Je me suis retrouvé face à un mec qui m’a donné un faux nom. On a beaucoup discuté et il m’a fait visiter le quartier de Mission sous l’angle des luttes sociales, un peu comme c’est décrit dans le bouquin.

C’était un groupe hétérogène ? Ils sont toujours restés flous sur leur nombre ou leurs responsabilité dans l’industrie de la tech.
J’ai toujours évité de leur poser des questions qui pourraient les embarrasser pour les laisser parler spontanément. J’ai cru comprendre que le groupe comprenait des gens qui avaient bossé ou bossaient dans l’industrie mais ceux que j’ai rencontrés avaient plutôt un profil d’activiste, dans la liberté et l’indépendance. Il faut savoir que, comme les start-ups, les groupes de lutte sont soumis à la mondialisation. Ils se rendent visite autour du monde, ils se tiennent au courant des luttes en cours. Julien Coupat a été vu en Grèce. Ces activistes américains ont voyagé, eux aussi : ils sont venus en Europe, en Grèce, à Tarnac, dans le val de Suse, dans des endroits de résistance. Je suivais ces gens sur Twitter et c’était fou de voir qu’ils étaient plus au courant de ce qui se passait dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes que la majorité des médias français.

Cette internationalisation des luttes pourrait-elle être une réaction à l’influence grandissante de la tech dans le monde ? Genre, un simple schéma action-réaction ?
Les fragments que j’ai compilé pendant plusieurs années en prévision de l’écriture du roman m’ont permis de découvrir qu’il y avait une grande tradition de combat contre la technologie un peu partout dans le monde. Le Mexique a les anarcho-primitivistes d’Individualistas Tendiendo a lo Salvaje. La France a le groupe Pièces et main d’œuvre, qui se bat contre le transhumanisme et les compteurs Linky, notamment. Il y a aussi ces gens qui pètent les plombs et s’attaquent à des antennes 5G. Ce ne sont pas des groupes néo-luddites mais ce sont clairement des actions néo-luddites… Je ne sais pas si tout ça représente une menace. Mais en tout cas, c’est un peu partout, ce ras-le-bol est mondial.

Et toi ? Tu étais irrité contre la technologie quand tu as eu l’idée du livre ?
Oui, bien sûr. C’est un truc qui nous titille, on a tous des éruptions. On partage des articles, des documentaires, chaque fois qu’on découvre qu’on s’est pris une banane par Google, Facebook, que le gouvernement passe par ces boîtes privées pour nous espionner… On a un nouveau motif de pétage de câble quasiment tous les jours.

Si j’étais cohérent, je me passerais de mon smartphone et j’arrêterais les réseaux sociaux. Et pourtant, j’ai un compte Gmail, je suis sur Facebook… J’ai besoin de tout ça pour la promotion de mon livre. Je suis tiraillé entre un niveau d’intentions un peu pur et l’environnement dans lequel je vis, qui me contamine. Même si je critique le système, j’ai un peu envie d’être dedans parce que bon, je me suis fait chier pendant quatre ans à écrire ce livre ! J’aimerais bien qu’il marche. Donc je m’expose. On s’expose tous. C’est le syndrome de Palo Alto, on est des otages consentants des GAFAM.

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