Il avait tout pour réussir. Titulaire indiscutable à Újpest, l’un des meilleurs clubs hongrois, régulièrement appelé pour défendre les couleurs de sa sélection nationale, Sándor Szűcs faisait partie de cette prometteuse génération du football hongrois des années 1940 qui deviendra la célèbre onze d’or magyar. Mais Sándor n’a pas eu le même destin que ses partenaires. Quand la Hongrie atteint la finale de la Coupe du monde 1954, lui a déjà perdu le fil de sa belle carrière et même la vie. Tout ça au nom d’une histoire d’amour qu’il a placée au-dessus de tout.
L’histoire de Sándor Szűcs commence quelques semaines après la fin de la Seconde guerre mondiale en Europe. Plus précisément le 20 août 1945, lors d’un match entre l’Autriche et la Hongrie qui se tient à Budapest, au coeur d’un Vieux Continent encore exsangue. Les spectateurs ne le savent pas encore, mais ils vont assister aux débuts internationaux d’un des plus grands footballeurs de tous les temps. Ferenc Puskás étrenne effectivement pour la première fois le maillot magyar et marque son premier but sous cette tunique, pour une victoire sans appel (5-2). Parmi ses coéquipiers se trouve alors un certain Sándor Szűcs, solide défenseur central de 24 ans. Sans une terrible décision de justice, Sándor aurait sans doute eu un rôle à jouer au sein du mythique « Onze d’or » hongrois du début des années 1950 et sa place au Panthéon du football national. Seulement voilà, il a choisi une toute autre voie.
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Sándor Szűcs naît le 23 novembre 1921 à Szolnok, sur les rives de la Tisza. Après avoir suivi des études lui permettant de devenir serrurier, il intègre le club local, le Szolnok MAV, avec lequel il évolue pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est également durant cette période fortement troublée que Szűcs découvre l’équipe nationale, dont il porte les couleurs à dix-neuf reprises entre 1941 et 1948. Entretemps, en 1944, ce défenseur, considéré comme étant l’un des meilleurs en Europe à son poste, a rejoint Újpest. L’occasion pour lui de remporter trois championnats de Hongrie consécutifs (de 1945 à 1947) et de côtoyer des joueurs tels que Gyula Zsengellér, vice-champion du monde (1938) et Ferenc Szusza, buteur prolifique dont le stade des Lilák porte aujourd’hui le nom. Tous les voyants sont donc au vert pour Sándor Szűcs qui, jusque-là, réalise une brillante carrière.
Mais un événement va venir tout chambouler. En 1950, Sándor et plusieurs de ses coéquipiers de club sont invités chez le pianiste László Boros, grand amateur de football. Le natif de Szolnok y rencontre l’épouse de son hôte, Erzsi Kovács, talentueuse chanteuse de jazz de 21 ans. Le coup de foudre est immédiat. Marié et père de deux enfants, Sándor doit tout faire pour maintenir cette relation secrète, d’autant plus qu’Erzsi jouit déjà une certaine notoriété à Budapest. Tâche non aisée pour le footballeur, qui est aussi officier de police (Újpest dépend du ministère de l’Intérieur). L’information ne tarde d’ailleurs pas à parvenir jusqu’aux oreilles de l’AVH, la police secrète du régime. Les deux amoureux sont sommés de mettre un terme immédiat à leur idylle, toute relation extraconjugale étant totalement incompatible avec la morale socialiste prônée par le gouvernement hongrois.
Reste alors une solution : quitter la Hongrie. Szűcs, qui sait que le Torino s’intéresse à lui, pense à rejoindre l’Italie. Cependant, le régime communiste, dirigé d’une main de fer par Mátyás Rákosi (« meilleur élève hongrois de Staline », selon lui-même), contrôle toutes les entrées et sorties. Quitter le pays sans en avoir reçu l’autorisation relève du crime de haute trahison et peut éventuellement être passible de la peine de mort. Utilisés à des fins de propagande, les footballeurs sont par conséquent contraints de rester sur le sol national.
Cela ne dissuade pourtant pas Sándor Szűcs et Erzsi Kovács, qui veulent absolument partir. Le couple emprunte une voiture et se met en contact avec un passeur, qui propose de les guider jusqu’à la Yougoslavie, d’où il sera ensuite possible de rallier l’Italie. Le départ est fixé au 6 mars 1951. Un premier contrôle routier est passé sans encombre mais, quelques kilomètres plus loin, ce sont des membres de l’AVH qui bloquent le passage. Les deux fuyards ont été piégés par le passeur, qui était en réalité un agent de la police secrète. Le footballeur et la chanteuse sont conduits jusqu’au quartier général de l’AVH, justement surnommé la « Maison de la Terreur », où ils subissent des interrogatoires musclés. En mai 1951, Sándor Szűcs passe devant une cour martiale. Bien des années plus tard, Erzsi Kovács raconte : « Lors de l’audience, nous étions assis l’un à côté de l’autre, explique-t-elle. Sándor ne voulait pas croire qu’il avait fait quelque chose de grave, il souhaitait seulement aller jouer à l’étranger. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter, que tout irait bien. »
Ce procès, truqué, est un simulacre de justice. La cour se réfère au décret-loi n°26 de 1950, selon lequel les personnes soumises à la justice pénale militaire (dont fait partie Sándor, en tant que policier) peuvent être condamnées à la prison à perpétuité, voire à la peine capitale, en cas de franchissement illégal de la frontière. Or, ce décret-loi n’est jamais paru dans le « Magyar Közlöny », le Journal officiel hongrois. Il était donc juridiquement impossible de l’invoquer. Reconnu coupable, le défenseur d’Újpest est condamné à mort par pendaison. Aussitôt, des grands noms du football hongrois se mobilisent afin d’obtenir un jugement plus clément. Bozsik et Szusza font ainsi entendre leur voix, tout comme Puskás, qui sollicite directement le ministre de la Défense, Mihály Farkas. En vain. Sándor Szűcs est pendu dans la plus grande confidentialité le 4 juin 1951. Il avait 29 ans.
De son côté, Erzsi Kovács n’écope « que » de quatre ans de prison. Pourquoi, dès lors, les juges ont-ils été si sévères à l’encontre de Sándor Szűcs, international magyar et, de surcroît, titulaire indéboulonnable d’Újpest, le club favori du régime ? Sans doute parce que les dirigeants souhaitaient envoyer un signal fort aux sportifs et autres célébrités ayant des envies d’ailleurs. Szűcs aurait donc été tué pour servir d’exemple.
Le message est rapidement compris. Convoité par la Juventus Turin, Ferenc Puskás ignore les appels du pied du club piémontais et reste sagement au pays, à l’instar de ses coéquipiers du « Onze d’or ». Du moins jusqu’à ce qu’éclate l’insurrection de Budapest, fin 1956. Le Honvéd est alors en déplacement à Bilbao pour y disputer une rencontre de Coupe d’Europe des clubs champions. En apprenant que les chars soviétiques sont entrés dans la capitale hongroise pour y mater la révolte estudiantine, les joueurs décident de ne pas retourner chez eux. Si certains (Grosics, Bozsik) finissent quand même par revenir en Hongrie, d’autres poursuivent leur carrière à l’étranger. C’est le cas de Czibor et Kocsis, qui font les beaux jours du FC Barcelone, mais également de Puskás qui, après deux ans d’exil en Autriche, atterrit au Real Madrid.
Il faut attendre la chute du régime communiste, en 1989, pour que l’annonce de l’exécution de Sándor Szűcs soit rendue publique, tout comme l’emplacement de sa tombe. En 1991, l’ancien défenseur des Lilák reçoit, à titre posthume, le grade de lieutenant-colonel. Depuis 1993, une école située dans le quartier d’Újpest porte son nom. Erzsi Kovács, qui n’a appris la mort de son amant qu’à sa sortie de prison, a quant à elle pu reprendre sa carrière de chanteuse. Elle a retrouvé l’homme qu’elle aimait le 6 avril 2014, à l’âge de 85 ans. Là où personne ne peut les arrêter, où les fleurs continuent de pousser.