Toutes les photos sont de Lucian Perkins
S’il y a bien une époque de l’underground américain qui a été sous re-présentée dans le grand raoût nostalgique des années 2010, c’est celle des débuts du punk/hardcore. Peut-être la faute à des re-formations trop rares ou impossibles (coucou Fugazi), des disputes de familles un peu embarrassantes (salut Soul Brains vs Bad Brains) ou peut-être justement parce qu’ au cours des années, Dischord et la scène de DC (pour ne citer qu’eux) ont réussi à ne pas se corrompre et éduquer un public varié autant attiré par son éthique que sa musique.
Avant que DIY ne devienne un terme de travaux manuels pour blogs modes, il y avait une scène grouillante dans les pizzerias et squats américains qui s’apprêtaient à devenir ce qu’on a appelé une contre-culture et qui allait définir 30 ans de musique électrifiée et de postures politiques et sociales. Si la scène punk californienne a été formidablement documentée – y compris en BD par les frangins Hernandez avec Love & Rockets, celle de la côte Est bénéficie désormais d’une nouvelle capsule temporelle : Hard Art DC 1979, une expo et un bouquin (sorti chez Akashic Books) conçus par Lucian Perkins (photographe qui a choppé le Pulitzer) et Alec Mackaye (ex-membre des cultissimes Untouchables, Faith et Ignition et accessoirement petit frère de Ian Mackaye de Fugazi et Minor Threat). On a été en parler plus en détails avec eux.
Noisey : Lucian peux tu nous raconter comment tu es devenu photographe et comment tu t’es retrouvé à documenter la scène punk de Washington DC ?
Lucian Perkins : J’étais stagiaire au Washington Post en 1979 et j’espérais vraiment être embauché à plein temps. Le temps que j’ai bossé là bas, j’ai gardé en tête cette citation de Robert Gilka, qui était à la tête du département photo du National Geographic « Il y a de grands photographes à tous les coins de rue, mais les photographes avec de grandes idées sont rares ». Avec ces mots en tête, je me suis donc mis à chercher des sujets, des histoires à raconter. Un soir, durant l’été, je buvais un verre avec un ami dans un bar/resto/galerie qui s’appelait DC Space. Au dessus de nous, le plafond s’est mis à trembler et on attendait une musique étouffée. Je suis monté pour voir ce qu’il se passait et je me suis retrouvé nez à nez avec 50 gamins, la plupart mineurs, qui dansaient devant un groupe punk dont tous les membres étaients noirs : les Bad Brains.
À l’âge que j’avais à l’époque j’étais plutôt fasciné par les Talking Heads et honnêtement un peu vieux pour ce genre d’ambiance. Mais les Bad Brains m’ont tout de suite fasciné. Je n’étais pas plus fan que ça de punk rock mais j’étais très impressionné par le talent et le côté très carré du groupe. H.R. était un performer unique. Sa présence scénique était presque toxique et il faisait des back flips et toute sorte d’acrobaties très impressionnantes. Après le concert, je me suis assis avec lui et il m’a expliqué que la semaine d’après il partait jouer pour un concert contre le racisme à Valley Green, un coin très pauvre de Washington DC. Je suis parti avec eux et c’est comme ça que je me suis retrouvé à documenter cette scène et cette époque. Ça n’a pas du tout intéressé le Post mais petit à petit j’ai continué à photographier la scène punk et new wave de DC pendant mon temps libre.
Tu te souviens de la réaction des gens quand tu sortais ton appareil à cette époque où les gens étaient beaucoup moins coutumiers au fait d’être photographiés ?
Aux débuts de cette époque du punk à DC, j’étais pour ainsi dire le seul photographe sur place. Sur les évènements présentés dans Hard Art DC, j’étais le seul photographe. Je connaissais bien les membres des groupes qui jouaient (Bad Brains, Slickee Boys, Tiny Desk Unit, Urban Verbs…) et personne n’avait de souci avec le fait que je les shoote. Alec, l’auteur du livre, qui avait seulement 14 ans à l’époque, ne savait même pas qui j’étais. Tout le monde s’en foutait et me laissait faire. Je n’avais en effet pas le souci que des gugusses avec des téléphones portables me bloquent le champ.
Ce qui ressort je trouve le plus de tes photos, c’est ce sentiment d’énergie, cette façon très brute de s’exprimer corporellement sans retenue.
En effet et c’est quelque chose que je n’ai jamais retrouvé ailleurs depuis. L’énergie qu’il y avait dans le pit ou sur la scène, je ne l’ai jamais ressenti dans un autre contexte. Peut-être qu’elle existe ailleurs ceci dit…
Dans l’échantillon de photos que j’ai pu voir, il y en a pas mal des Bad Brains, tu peux nous parler de ta relation avec le groupe ?
Du moment où j’ai croisé leur route, j’ai su que ce groupe avait un talent très spécial. J’avais le même âge que HR et j’ai appris à bien le connaître ; Les autres musiciens punks de l’époque étaient plus jeunes et forcément je me sentais moins proche d’eux. Ian McKaye par exemple n’avait que 17 ans et montait juste son groupe, The Teen Idles, que j’ai aussi photographié sans me douter que quelques années plus tard il deviendrait une telle icône.
Est-ce que l’éthique punk a une influence sur ta pratique de la photograhie ? Et à une échelle plus large sur ta vie en général ?
J’étais ado à la fin des années 60 et au début des années 70 et je vivais à Haight-Ashbury à San Francisco. J’ai donc été très imprégné par le climat de l’époque et les protestations. De manière assez ironique, pas mal de gens pensent que le punk a été une réaction contre les 60’s. Que ce soit vrai ou pas, les deux mouvements ont partagé cette opposition à l’ordre établi et encouragé les gens à penser et s’exprimer par eux mêmes, au moins au début. Je pense que ces idées d’opposition et cette énergie ont eu un fort impact sur moi et sur ma pratique de la photographie. Cela en particulier sur le plan de la justice sociale qui est née quelque part des protestations liées à ces mouvements.
Alec, comment t’es tu retrouvé à appartenir à la scène punk de DC ?
Alec Mackaye : J’avais 14 ans, en 1979. Ma sœur avait ramené des disques punks de Londres : Clash, Damned, X Ray Spex. Avec mon frère [Ian McKaye], on est tombé dessus et on est devenu dingue de cette musique. On s’est mis à fréquenter une sorte de squat. C’était d’abord un atelier d’artistes puis les gens se sont mis à y vivre et faire toute sorte de choses. Mais tout est parti des arts visuels en fait. Ce lieu s’appelait Madam’s Organ, le nom existe toujours mais ça n’a plus rien à voir. Ils faisaient des expos mais ont commencé à organiser des concerts pour gagner un peu d’argent. Tu payais 3 dollars et tu pouvais voir Bad Brains, DOA… Ensuite j’ai commencé à jouer dans mon premier groupe, Untouchables.
À quoi ressemblait la scène punk de cette époque ?
C’est le côté intéressant des photos de Lucian dans l’expo. A cette époque le punk n’avait pas encore été codifié, il n’y avait pas l’uniforme si on peut dire. Plein de gens se mélangeaient, des artistes, des musiciens, des outsiders, c’était très riche. Ensuite c’est devenu beaucoup plus stéréotypé : il n’y avait plus que des punks au show punk. Mais avant ça il régnait un grand sentiment de liberté. Ensuite on a formé des tribus, c’est ce que tu fais quand tu es plus jeune. Mais on était surtout guidé par l’envie de trouver un endroit d’expression libre.
Tu penses que le dogme qui a régné ensuite dans le punk était nécessaire ?
Non pas du tout. Mais dès qu’il y a un peu de pouvoir quelque part, tu as quelqu’un qui prend la parole et qui dit « c’est ça qu’il faut faire » pour récupérer cette influence. C’est ce qui donne naissance à un système. Moi ce que je voulais faire c’était créer quelque chose de nouveau et d’unique. Être punk pour moi c’était être capable de dire non. Quand j’avais 15 ans, j’ai dit non à plein de trucs : les Beatles, Ted Nugent.
Tu as dit dans une interview que le punk était une alternative à la médiocrité. Qu’est ce que tu veux dire par là ?
La médiocrité pour moi c’est traverser la vie en essayant de se faire le plus discret et normal possible, en ayant peur de blesser qui que ce soit et en devenant par là même transparent. Alors oui le punk est devenu par la suite une manière de vendre des jeans. Mais l’essence du punk était de proposer une alternative aux choses qui existaient. Et c’est ce que j’admire aussi dans n’importe quelle domaine d’expression artistique : ne pas suivre les règles et surtout ne pas essayer de rentrer dans le carcan que le monde impose à l’artiste.
Comment es-tu devenu écrivain ?
J’ai toujours eu ça en moi. Mes parents, mes grands parents, tout le monde écrivait. Mais j’étais nul à l’école et je voulais juste jouer de la musique. Mais j’ai toujours aimé jouer en groupe. Quand j’ai voulu créer seul l’écriture est devenu une évidence. Et puis même si je ne voulais pas suivre la voie de mes parents, j’ai fini par l’accepter en vieillissant.
Le projet Hard Art DC 1979 pourrait être assimilé à de la nostalgie ou les dérives de ce que l’on a appelé la Retromania. Pourtant le punk était aussi lié au fait de détruire le statut d’icône. Que penses tu de ce paradoxe ?
Quand j’ai revu ces photos, je les ai trouvé très puissantes visuellement. Même en dehors de ce qu’elles documentent, elles ont une existence esthétique par elles mêmes. L’idée de Lucian était de retrouver ces gens et savoir ce qu’ils étaient devenus mais je me suis dit « fuck that ». J’avais plutôt envie de repenser à ceux qu’on était à cette époque là et à ce qu’on ressentait au moment où les photos étaient prises. Ce qui m’intéresse le plus c’est de comprendre l’énergie qui les guidait, qui nous guidait. Ce qui est punk effectivement c’est d’aller au delà des apparences et comprendre ce qui générait cette énergie.
Quelle est la chose que tu retiens de cette époque aujourd’hui ?
Je pense que c’était ce sentiment d’abandon total que j’avais quand je montais sur scène. Je me laissais complètement aller et me sentais complètement libre. Je ne pensais jamais à demain. Le grand paradoxe c’est que Lucian nous observait et capturait ces moments [Rires]. Et maintenant tout ça est mon passé et des gens à Paris vont l’observer sous toutes ces coutures. C’est très surréaliste quelque part.
L’expo Hard Art DC 1979 démarre demain, 10 décembre, à la Galerie du Jour Agnès B., 17 rue Dieu. Le vernissage aura lieu à partir de 18h avec un DJ set de Ian Svenonius (Nation Of Ulysses, The Make Up). L’exposition est organisée dans le cadre du festival Magnétique Nord organisé par le collectif MU. Toutes les infos sont ici.
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