Mon père est un boat people : il a fui le Vietnam par la mer, et s’est retrouvé en France en tant que réfugié politique. C’était en 1982. Sept ans plus tôt, la guerre du Vietnam se terminait, signant la victoire des communistes du Nord sur le gouvernement du Sud.
À cette époque, mes grands-parents étaient en mauvaise posture : en tant qu’anciens hauts fonctionnaires de Saïgon, ils faisaient partie du camp des vaincus. Alors que le pays, divisé en deux depuis 1954, était enfin réuni, les Viêt Công ont fait le nécessaire pour asseoir leur victoire et tuer tout esprit de dissidence au Sud. Ainsi, pendant que Saïgon se voyait renommer Hô Chi Minh Ville et que les communistes prenaient leurs quartiers dans la ville, mon grand-père, ancien député et chef académique de la province, fut envoyé en camp de rééducation, comme un million d’autres personnes.
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Voyant la merde qui se profilait à l’horizon pour notre famille, ma grand-mère s’est débrouillée pour faire partir mon père du pays grâce à un réseau de passeurs locaux. La semaine dernière, j’ai demandé à mon père de me raconter comment il avait réussi à fuir son pays natal.
Mon père à 17 ans, avec une guitare.
VICE : C’était quoi ces camp de rééducation dans lesquels on a mis papy ?
Mon père : Un moyen pour les Viêt Cong de « remettre dans le droit chemin » les fonctionnaires ayant vécu dans le Sud, sous l’influence du « Monde libre ». On les disait égarés. C’est là où ton grand-père y a suivi des cours d’idéologie – des ateliers de lavage de cerveau, en somme.
Combien de temps est-il resté là-bas ?
Il est resté incarcéré de longs mois. Mais ce n’était rien par rapport à certains qui y passaient des années ou finissaient par y mourir. On a fait sortir ton grand-père plus tôt, parce qu’il a toujours été un électron libre : son haut poste dans le Sud ne l’avait pas empêché d’aider des prisonniers du Nord. Le frère de ta grand-mère, militant communiste, lui avait demandé de se porter garant pour la libération de plusieurs Viêt Cong pendant la guerre.
Comment était la vie de famille à ce moment-là ?
Tout l’argent déposé à la banque par tes grands-parents était perdu. Ta grand-mère avait encore son poste de proviseure de collège, mais il manquait clairement un salaire à notre famille de neuf personnes pour vivre décemment. Moi, j’avais 17 ans et j’étais sur le point d’entamer ma vie d’étudiant. Mais le nouveau gouvernement s’apprêtait à nous mettre des bâtons dans les roues, à nous, enfants des hauts-fonctionnaires du Sud.
C’est pour ça que tes parents ont voulu te faire quitter le pays ?
Comme tous les gamins de mon âge, j’étais bien là où j’étais. J’avais ma bande de copains, j’aimais jouer au foot avec eux, faire des balades en moto, fumer mes premières cigarettes, écouter de la musique dans les cafés. Mais très vite, mon voyage a été organisé. Je n’avais plus le choix.
Raconte-moi le jour où tu es parti.
Ce soir-là, je suis sorti une dernière fois avec mes amis. Je me souviens avoir remonté le boulevard en moto, à la vitesse de la lumière. C’était mes dernières bouffées d’air frais à Saïgon. À 4h du matin, on avait rendez-vous chez cette dame chargée de mettre en relation les clients et les passeurs. J’ai dit au revoir à mes parents, sobrement. Dans ma tête, l’aventure allait être longue, mais j’étais confiant. Je me disais : « si tu n’arrives pas à prendre la mer, tu reviens, et tu prends ta mère par les sentiments en lui expliquant que c’était horrible et que tu ne veux plus jamais réessayer. »
Et une fois arrivé au lieu de rendez-vous ?
Les candidats au départ, les passeurs et moi, on a pris la route vers Ben Ché, dans le delta du Mékong. Sur place, on a été conduits à un café. Je me souviens encore de la chanson qui passait au petit matin : « Qui saura », de Mike Brant. Puis notre correspondant sur place est discrètement venu nous demander de le suivre. On a alors traversé le village en file indienne. Il était interdit de marcher en groupe. Le but était de se confondre au maximum avec les gens de la campagne, d’où mon accoutrement : une vieille chemise et un pantalon léger, mes vêtements les moins « citadins ». Le correspondant menait la route et la règle était claire : si quelqu’un se faisait arrêter, les autres devaient continuer à marcher comme si de rien n’était. Le correspondant, lui, pouvait s’éclipser à tout moment si la mission devenait trop risquée.
Il vous a emmenés où, ce correspondant ?
On est arrivés à un embarcadère, où l’on a pris un bateau qui nous a conduit un peu plus loin, dans une petite maison en paille entourée de rizières. On nous a servi à manger et prié de rester silencieux tout l’après-midi. Vers 16h, le groupe de 20 personnes que nous étions a dû se diviser en équipes de trois, pour rejoindre discrètement le bateau dans lequel on irait se cacher.
Comment c’était ?
On était 119 au total, tous réunis dans la soute du bateau. Il y avait des gens qui, comme moi, avaient eu recours à un réseau de passeurs, et aussi d’autres, les canh me – des locaux qui se faufilaient et s’ajoutaient au voyage à la dernière minute.
On les laissait partir, même s’ils n’avaient pas payé le passeur ?
Vu la situation, aucun passeur n’aurait pris le risque de chasser les canh me, par peur de les voir nous dénoncer en guise de vengeance ! Mais parfois, les passeurs n’hésitaient pas à tuer les canh me une fois en mer et jeter les corps à l’eau. Il y a aussi ces autres passeurs qui faisaient promettre aux canh me de payer plus tard. Des années après la vague d’immigration, des passeurs ont fait le tour du monde pour rendre visite aux anciens canh me et réclamer leur dû !
Tu te sentais comment, dans cette soute ?
J’avais beaucoup de mal à respirer. On était tous assis les uns sur les autres, et il faisait une chaleur insupportable. Le bateau attendait la tombée de la nuit avant de lever l’encre et ça faisait déjà six heures qu’on patientait, entassés. À un moment, j’ai senti une crise d’asthme arriver. J’avais de moins en moins envie de partir et je me disais « OK, remonte respirer, et dès que les passeurs ont le dos tourné, saute à l’eau et regagne la rive ». J’ai attendu quelques secondes, puis je me suis rué vers l’entrée de la soute pour prendre l’air.
Que s’est-il passé ?
J’ai à peine eu le temps d’ouvrir la trappe que le passeur m’a donné un coup de pied dans le torse pour me faire tomber en arrière. Je me suis étalé de tout mon long dans la soute. À ce moment-là, j’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillé plusieurs heures après, c’était le matin et on était en pleine mer de l’Est. Je me souviendrai toujours de cette sensation : de l’eau à perte de vue, aucun autre bateau, juste la mer et le ciel à l’horizon. C’était très oppressant.
À ce stade du voyage, c’était quoi le plan ?
Par chance, l’eau était relativement calme, notre embarcation n’était donc pas menacée. Il nous fallait maintenant gagner les eaux internationales. Alors on a navigué une journée entière. Et puis, vers 16h, un grand bateau en acier s’est rapproché de nous. C’était une mission de Médecins sans frontières. Un homme s’est avancé sur le ponton, et s’est adressé à nous avec un mégaphone : « nous voulons vous aider. Veuillez rester calmes. Personne ne sera abandonné ! » On a eu beaucoup de chance d’être repêchés aussi vite. Par le passé, certaines embarcations n’avaient trouvé aucun bateau pour les secourir – et il y a toutes ces histoires de gens réduits à manger la chair de leurs comparses morts en cours de route. Sans parler de ces risques de tomber sur les pirates thaïlandais…
Les pirates thaïlandais ?
Ils étaient connus pour piéger les embarcations des boat people, tuer les hommes et enlever les femmes pour les abandonner sur de petites îles sur lesquelles elles devenaient leurs esclaves sexuelles.
C’est horrible.
Avec toutes ces histoires, on était sur le qui-vive. Notre passeur était armé. Il nous avait dit : « si on se fait attaquer, on se bat jusqu’au bout ».
Qu’est-ce que vous avez fait, une fois sur le grand bateau ?
Des rangées et des rangées de lits de camp nous attendaient. On nous a servi un repas. C’est drôle, parce que les anecdotes de boat people évoquent toujours l’idée de claque gastronomique – ça n’a pas été le cas pour nous, on s’est surtout nourri de pain et de boîtes de conserve. On avait été repêchés par un bateau humanitaire, pas par un bateau de militaires comme ça a pu être le cas pour d’autres boat people qui parlent de saveurs occidentales dont ils n’avaient jamais eu idée avant.
Vous êtes restés longtemps à bord ?
Le bateau a continué à naviguer dix jours, puis on nous a déposé sur Palawan, au sud-ouest des Philippines. C’est une île touristique aujourd’hui, mais à l’époque, un énorme camp de réfugiés y était installé. Ça ne faisait pas envie : le camp ressemblait à une prison entourée de fil barbelé. Mais une fois à l’intérieur, on s’y est senti comme dans un village : 5000 personnes étaient là, ça grouillait de toute part.
Qu’est-ce qui allait se passer pour toi ?
Le Haut commissariat pour les réfugiés nous a accueillis en nous expliquant qu’il nous faudrait rester ici un bout de temps, avant de pouvoir prendre un avion et arriver en France. Sur place, on avait deux possibilités : soit habiter dans les maisons collectives, de petites bicoques en bambou avec des matelas plein de puces séparés par des moustiquaires qui sentaient la sueur, soit « acheter » un petit cabanon à plusieurs, plus propre et plus confortable. Ma mère m’avait donné un bracelet en or pur, qu’elle avait caché dans l’ourlet de mon slip. J’avais donc quelques économies. Je me suis tourné vers les quelques personnes avec qui j’avais eu le temps de sympathiser sur le bateau. Et on a décidé de rester ensemble.
Qui étaient ces personnes ?
Il y avait un couple, puis une universitaire avec son jeune fils. Avant de partir, cette femme avait arraché la page des drapeaux du monde de son dictionnaire. Elle m’avait expliqué que c’était pour regarder les drapeaux des bateaux passer et savoir d’où ils venaient. D’ailleurs, pour certaines personnes de notre bateau, être repêché par un bateau français était très problématique. Mitterrand était au pouvoir à l’époque, et ces gens n’envisageaient pas une seule seconde vivre dans un pays dont le gouvernement – socialiste – comportait quatre ministres communistes ! Les associatifs avaient beau leur dire « ce n’est pas le même communisme que par chez vous », pour eux c’était terrible.
Comment s’est organisée la vie dans le camp ?
D’abord, j’ai pu envoyer un télégramme à mes parents pour leur dire que j’étais bien arrivé. Ça faisait dix jours qu’ils n’avaient pas eu de mes nouvelles, ils étaient morts d’inquiétude. Et puis, lentement mais sûrement, on a vaqué à nos occupations. Tous les matins, on était réveillés par la Flûte Enchantée, qui résonnait dans tout le camp. Puis on devait faire le salut sur l’hymne national philippin tous les matins. La journée, on pouvait faire un foot sur la plage, regarder des films, suivre des cours de langues ou participer à des ateliers où l’on nous expliquait ce à quoi ressemblerait « la vie en Occident ».
Quel genre de trucs on y apprenait ?
Eh bien, on nous disait que dans les pays du Nord, les gens ne se baladaient pas en pyjama dans la rue pour discuter avec leurs voisins. « Ça ne se fait pas. »
Ah, ah. Et tu es arrivé quand, en France ?
Au bout de plusieurs mois passés dans le camp, un vol nous a enfin été affrété. On nous a emmené à Manille, l’aéroport le plus proche. De là, je suis arrivé à Paris. La suite, tu la connais : six ans après, tu es née.