Haing S. Ngor et Sophia Ngor lors de la cérémonie des Oscars en 1985. Photo de Mark Elias, reproduction permise par Arthur Dong
Il y a vingt ans, l’acteur Haing S. Ngor, survivant au régime des Khmers rouges et vainqueur d’un Oscar, succombait à ses blessures devant son domicile de Los Angeles. Tombé sous les balles de trois adolescents membres du gang des Oriental Lazy Boyz, il avait triomphé avec le rôle de Dith Pran dans le film La Déchirure – obtenant la statuette du meilleur acteur dans un second rôle. Depuis cette date funeste, une théorie, partagée par de nombreux Cambodgiens, évoque le rôle joué par Pol Pot dans son assassinat.
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La controverse entourant sa mort a donné naissance à un film, The Killing Fields of Dr Haing S. Ngor, dirigé par le réalisateur Arthur Dong – aujourd’hui professeur de cinéma dans une université américaine. Afin de coller au plus près de la réalité, M. Dong a fouillé les archives de la famille Ngor et a tenté de rassembler différents témoignages de ce qu’était la vie sous Pol Pot. Tout cela a donné naissance à un film qui juxtapose des interviews et des séquences animées dans le but de raconter avec fidélité la vie d’une étoile du cinéma contestataire des années 1980, qui a œuvré sans cesse pour que la liberté triomphe enfin dans son pays d’origine.
Ngor a passé quatre années dans les geôles du pouvoir, subissant tortures et privations, avant de s’échapper en 1979 – sa femme, et deux millions d’autres cambodgiens, n’ont pas eu cette chance, et sont morts sous le régime des Khmers rouges. Son meurtre en 1996 est considéré par certains comme une réponse de Pol Pot à la liberté défendue par Haing S. Ngor – qui ne s’est jamais privé de critiquer le régime du dictateur. Au sein de la communauté américano-cambodgienne, de nombreuses voix dénoncent un crime en apparence crapuleux, mais ô combien politique – en effet, disent-ils, comment expliquer que les voleurs ne se soient pas emparés de la Mercedes et de 2 900 dollars en cash présents sur la scène du crime ? En 2009, lors d’une audience du tribunal spécial pour le Cambodge – mis en place par l’Organisation des Nations Unies – Kang Kek Ieu, connu sous le nom de Douch, a reconnu que l’assassinat de M. Ngor avait été ordonné par Pol Pot.
Arthur Dong, s’il s’est toujours intéressé aux allégations de Douch, préfère se focaliser sur la vie du docteur Ngor, plutôt que sur sa mort tragique.
VICE : Pourquoi avez-vous réalisé un film au sujet du docteur Haing S. Ngor deux décennies après sa mort ?
Arthur Dong : Son histoire personnelle est passionnante, mais aussi dramatique. En lisant son livre, vous réalisez que sa vie est avant tout une histoire d’amour, une admiration pour sa femme, qu’il a perdue trop tôt. Je me suis basé sur cela pour construire mon film. J’évoque bien entendu les problématiques sociales ayant traversé la vie de Ngor, mais je le fais par l’intermédiaire de son expérience personnelle.
J’imagine que vous avez dû vous renseigner afin de mieux appréhender l’histoire du Cambodge à cette époque.
J’ai rapidement compris que l’ère Pol Pot mettait en jeu de nombreuses puissances étrangères, aux intérêts divergents. J’ai réalisé que je ne savais rien au sujet du rôle joué par les États-Unis à l’époque. Malgré cela, je refusais de faire un film didactique – l’aspect émotionnel est primordial dans mes œuvres. Je me devais de juxtaposer des données factuelles avec le récit de la vie du docteur Ngor, afin que les spectateurs ne soient pas laissés pour compte.
Votre film a été acclamé par la critique aux États-Unis. Vous rentrez tout juste d’une tournée au Cambodge. Quel a été l’accueil là-bas ?
En atterrissant à Phnom Penh, j’avais peur que mon film soit rejeté. En fait, les spectateurs présents se sont intéressés à l’histoire du docteur Ngor, et n’ont pas hésité à poser des questions à la fin de la séance.
Nous avons tenu à diffuser le film dans le village natal de Ngor, Samrong Yong. La séance s’est transformée en un gigantesque bazar – les gamins couraient partout, des personnes âgées en fauteuil sortaient de chez eux, des vendeurs proposaient des jouets et des bonbons. C’était incroyable.
Comment vivaient-ils le fait que cette histoire soit racontée par un non-Cambodgien ?
Ils étaient étonnés que je ne sois pas du pays, mais ils considéraient qu’une « touche cambodgienne » était sensible tout au long du récit. La réalisatrice Kulikar Sotho m’a confié qu’elle avait eu très peur avant la projection du film – elle craignait que j’évoque son pays sans le connaître vraiment – mais qu’elle avait été rassurée par ce qu’elle avait vu. Une telle remarque vous rend forcément fier.
Pensez-vous que l’histoire du docteur Ngor parle aux jeunes Cambodgiens qui n’ont pas connu la dictature des Khmers rouges ?
C’est très difficile à dire. Je ne suis pas spécialiste de l’histoire cambodgienne, c’est pourquoi j’ai fait appel à différents conseillers, qui m’ont aidé à construire ce film. J’ai déduit de leurs remarques que le peuple cambodgien n’avait jamais vraiment eu de « héros » au cours de la dictature. Il était donc essentiel pour moi de raconter la vie du docteur Ngor. De plus, le docteur a tenu à raconter à tout le monde l’horreur en train de se dérouler au Cambodge – il n’a pas été dans le déni, ce qui aurait été tout à fait compréhensible compte tenu du traumatisme qu’il a enduré. Il a toujours tenu à ce que les responsables des crimes soient jugés devant la justice.
Il est important pour tous ces jeunes de réaliser que la dictature des Khmers rouges ne doit pas être un tabou. La vérité doit éclater – ça a été l’objectif du docteur Ngor tout au long de sa vie.
Pensez-vous que l’on puisse tirer une leçon de la vie du docteur Ngor en ce qui concerne le rôle des immigrés aux États-Unis ?
Pour les réfugiés et les immigrés dans ce pays, les choix sont nombreux. Certaines familles, comme la mienne, ont préservé la culture de leur pays d’origine. D’autres défendent une assimilation totale. Enfin, certains se situent à mi-chemin. C’était le cas de Haing S. Ngor, qui a mis du temps avant de retourner à ses racines cambodgiennes – il voulait laisser cela de côté, mais a fini par être rattrapé par son histoire personnelle.
A-t-il été difficile de convaincre la famille du docteur de vous donner libre accès à ses archives ?
Depuis sa mort en 1996, la famille Ngor a refusé de nombreuses demandes de renseignements venant de différents réalisateurs. En fait, je suis passé par l’acteur Jack Orm, le directeur exécutif de la Fondation Haing Ngor, afin de savoir comment je devais m’y prendre pour les convaincre. Il m’a répondu qu’ils espéraient que je prenne en main le projet depuis des années, mais qu’ils pensaient que j’étais trop occupé. Ils attendaient simplement qu’un metteur en scène qu’ils apprécient les contacte. Ils avaient confiance en moi.
Les membres du gang, condamnés pour le meurtre du docteur, sont toujours en prison. Après les révélations de Douch, pensez-vous que la justice devrait se saisir de nouveau de l’affaire.
En tout, il y a eu trois procès. Tous les accusés ont été condamnés. Malgré cela, il est évident que les propos de Douch jettent la suspicion sur les différents verdicts. Ces jeunes ont mérité leur condamnation, mais ils ne sont pas les seuls responsables. Douch a beau sembler fou pour certaines personnes, sa position au sein du régime fait de lui un acteur très au courant des décisions de Pol Pot.
Aujourd’hui, la famille du docteur Ngor se sent-elle en sécurité ?
Vous savez, lors de la projection du film en Californie, nous avons mis en place différentes mesures de sécurité, notamment pour protéger la nièce du docteur, Sophie. La communauté cambodgienne sur place est importante et certaines menaces persistent. Il en va de même au Cambodge : les nostalgiques du régime khmer sont très présents. Il n’y qu’à observer les funérailles réservées à la belle-sœur de Pol Pot pour en être convaincu.
Dans votre film, vous mettez en avant la condamnation de deux anciens leaders du régime par un tribunal. Comment jugez-vous cette décision ?
Je suis sûr que Ngor approuverait cela, mais ce n’est absolument pas la fin du processus judiciaire. De nombreux criminels sont encore en liberté. Il y a eu des progrès, certes, mais du travail reste à entreprendre. Le Cambodge doit encore panser ses plaies.
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