J’avais 13 ans quand ma mère m’a traînée avec mon frère chez une médium. On était en visite dans notre famille en Malaisie et, quelque part au milieu des plantations de palmiers, une vieille femme prétendait communiquer avec Bouddha. Pendant ce supplice d’une heure, ma mère, elle, a été envoûtée par cette femme qui roulait des yeux — on ne voyait presque que le blanc —, prenait une voix plus basse de quelques octaves et lançait des affirmations si banales qu’elles pouvaient s’appliquer à n’importe qui (exemple : ma grand-mère était âgée et avait des problèmes de santé).
Combinée à mon admiration pour Harry Houdini (qui a passé les dernières années de sa vie à dénoncer des voyants et des médiums) et à ma crise d’adolescence qui me poussait à détester tout ce que mes parents aimaient, l’expérience m’a convaincue que les médiums étaient des arnaqueurs qui soutiraient l’argent de personnes vulnérables et désespérées en échange de leur mauvais numéro d’acteur.
Ma position n’a pas changé depuis. J’aime qu’on me montre des preuves assez solides pour me faire changer d’avis. Mais je pense être assez ouverte d’esprit. Et si les médiums possédaient vraiment des pouvoirs surnaturels? Peut-être que ma mère en avait simplement choisi une mauvaise. Qu’elle lui avait posé les mauvaises questions. Ou que les ceux de Malaisie sont moins bons. Tant de gens se tournent vers des médiums depuis si longtemps qu’il doit bien y avoir une raison, non?
Ces questions me trottaient dans la tête depuis un moment, et samedi dernier j’ai décidé de trouver des réponses. Inspirée par Houdini, j’ai conçu un test simple pour vérifier si quelqu’un a vraiment des pouvoirs surnaturels : je me suis inventé une sœur morte. Si je demandais à des médiums de communiquer avec elle, combien devineraient que je me paye leur tête?
Comme je n’ai pas de sœur et que je suis l’aînée de la famille, j’ai pensé qu’en m’inventant une grande sœur, il serait impossible que des médiums se branchent sur son énergie ou que sais-je encore. J’ai donc créé Émilie : née le 31 janvier 1990, morte dans un accident de voiture le 2 juin 2014. Et son chum, qui était au volant, mort avec elle.
Sur Kijiji, j’ai vite trouvé des dizaines de voyants et de médiums. Quatre d’entre eux ont répondu immédiatement à mon message.
Ma première séance se passait par téléphone. L’annonce disait que la médium offrait des mini-consultations. Elle m’a demandé mon nom complet et ma date d’anniversaire, et le nom et la date d’anniversaire d’Émilie. J’ai répondu et, presque aussitôt, elle m’a dit qu’Émilie veillait sur la famille. Qu’elle voulait aussi que je sois heureuse, mais ce serait temporaire. (Question : Les émotions ne sont-elles pas toutes temporaires?)
Pouvait-elle me dire comment je pourrais être heureuse? Ou au moins ce qui me prive d’un bonheur permanent? Non, mais elle voyait une noirceur autour de moi.
Et comment va Émilie?
« Elle va bien, mais elle ne veut pas qu’on s’inquiète pour elle. Il se passe quelque chose, il y a du nouveau dans votre vie amoureuse? »
« Pas vraiment », ai-je répondu en toute honnêteté.
Apparemment, je devrais avoir beaucoup d’argent et de succès, mais, quoi que je fasse, quelque chose me conduit dans la mauvaise direction. Pour 250 $ plus le prix de deux chandelles et d’un cristal, je pourrais disposer d’un cercle de protection. Je constaterais des améliorations dans de trois à sept jours.
Fin de l’appel.
La deuxième séance, gratuite aussi, s’est passée par courriel, ce que je ne pensais pas possible. Je recevais une réponse 10 minutes après avoir envoyé ma question avec mon nom, celui d’Émilie et la cause de son décès. Malgré cette technologie plus avancée, même constat : ma sœur se porte bien.
« L’au-delà n’est pas exactement ce qu’elle avait imaginé, mais elle est plutôt heureuse et voit les choses différemment. Je vois qu’elle avait un petit côté marginal », m’écrit la médium numéro deux. Elle ajoute qu’Émilie lui a parlé de vêtements, et je lui ai dit que nous avions échangé des colliers.
« Elle dit de ne pas s’inquiéter pour elle, elle va bien. Elle ne veut pas que tu t’inquiètes et elle est avec toi. Elle veut que tu profites de la vie, que tu aies une vie heureuse. »
Même si les réponses étaient toujours assez vagues, on avait à nouveau rejoint Émilie. Le Houdini en moi jubilait. Deux en deux.
Pour élever le niveau de difficulté pour moi et diminuer celui de la médium (tout le monde peut mentir au téléphone ou par courriel, mais, en pleine face, c’est une autre paire de manches), j’ai décidé de consulter la suivante en personne. Et puis, qui sait si le téléphone ou les courriels ne limitaient pas la connexion spirituelle, ou ne donnaient que trop peu d’indices pour voir que je mentais. J’ai aussi cherché des médiums qui facturaient leurs services (peut-être qu’on en a après tout pour son argent) et j’en ai choisi deux : l’un demandait 20 $ et l’autre 40 $. Les deux m’ont demandé d’apporter une photo, j’ai pris celle d’une amie (vivante) sur Facebook. Armée de mon récit de la vie d’Émilie et de mes talents en impro, je me suis rendue à ma troisième consultation. J’espérais presque être démasquée, c’était trop facile.
Le bureau de la médium numéro trois se trouvait dans un centre commercial de banlieue, avec un décor « magique » à donner envie à n’importe quel designer de se faire hara-kiri : un escalier rouge menait à une chambre mauve décorée d’affiches mauves (le même mauve) avec texte jaune, tout en majuscules, et de boules de cristal électrostatiques. Une dame souriante m’attendait à une petite table et, en m’assoyant devant elle, j’ai remarqué qu’il y avait aussi un mélange bizarre de représentations de Jésus avec ses disciples et de figurines de Bouddha.
Elle m’a demandé la photo d’Émilie. Je lui ai tendu mon téléphone. En regardant l’écran, elle m’a dit de prononcer le nom complet d’Émilie et de donner son âge, puis elle a levé les yeux vers moi. Mon cœur s’est arrêté : est-ce que mon visage me trahissait? Non : elle m’a dit qu’elle sentait la présence d’Émilie, qui était heureuse. Du nouveau : Émilie est devenue mon ange gardien.
J’ai dû faire un immense effort pour ne pas rire. En me concentrant pour avoir l’air triste et prendre une voix mélancolique, je lui ai demandé si elle était fâchée d’être morte.
« Non, m’a répondu la médium, c’était son heure. » Tout au long des huit minutes qu’a duré la consultation, elle m’a répété que c’était le destin d’Émile. Elle était triste de me laisser, mais elle avait un rôle positif maintenant et c’est pourquoi je ressens une présence autour de la maison. J’ai aussi appris qu’après la mort, l’âme passe six jours sur Terre, ce qui explique que j’ai beaucoup rêvé d’elle à ce moment-là.
Ma quatrième et dernière médium était en retard de 30 minutes à notre rendez-vous à son condo du centre-ville parce qu’elle n’avait pas prévu le trafic (mauvais signe, non?). C’était la plus chère, mais j’ai reçu un combo : « nouvelles du défunt avec prédiction de l’avenir ». Un pur divertissement à des années-lumière des autres.
Celle-là était très avenante, m’appelait « chérie » et me répétait combien le décès de ma sœur l’attristait. Pour communiquer avec les morts, elle priait et lisait dans du résidu de café infusé.
Après que j’ai bu le petit café turc qu’elle m’avait servi, elle a placé la soucoupe sur la tasse, m’a demandé de la tenir à deux mains tout en faisant trois mouvements circulaires avec les bras, puis de retourner la tasse et la soucoupe. Elle a ensuite placé sur la tasse un cube de verre bleu avec des cercles blancs, et m’a demandé de placer un doigt sur le cube et de faire un vœu. Ce que j’ai fait. Elle m’a demandé la photo et je lui ai tendu mon téléphone. Elle a placé devant moi une statuette d’un philosophe turc et une boule à neige avec un ange à l’intérieur, puis m’a demandé de placer une main sur chacun. Elle s’est finalement tournée vers son portable pour faire jouer un enregistrement d’un homme et d’une femme qui parlaient d’intoxication à l’amour sur une étrange musique nouvel-âge.
Après 10 minutes à essayer très fort de ne pas rire, la musique s’est arrêtée.
La médium, qui avait gardé les mains sur mon téléphone tout ce temps, a dit qu’elle l’avait senti vibrer, ce qui était sans doute un signe qu’Émilie était là (en réalité, c’étaient deux textos d’une amie). Elle a pris la statuette, fermé les yeux, murmuré pendant 30 secondes, enlevé le cube et soulevé la tasse. Le résidu de café avait laissé dans la soucoupe une tache qui ressemblait vaguement à un cœur.
« De l’amour! Il y a de l’amour dans ton avenir! » Elle exultait.
Mon avenir, version résumée : deux hommes rivaliseront pour mon amour, j’en choisirai un, fiançailles en 2016, mariage en 2017, deux enfants (garçon d’abord, fille ensuite). Ma mère, affectée par la mort de sa fille, sera libérée de sa douleur grâce aux petits-enfants que je lui ferai. Émilie est mon ange-gardienne, qui fera disparaître les « mauvaises choses » sur mon chemin. Elle est morte si jeune parce que Dieu l’aimait tant qu’il la voulait près de lui. Elle s’habille en blanc et danse avec son chum au paradis. Moi, par contre, je vivrai longtemps. Elle sent que j’ai étudié dans un domaine comme le travail social (pas du tout : journalisme). Je peux me la couler douce cet été, car j’aurai un emploi à temps plein dès septembre (j’ai déjà un emploi à temps plein), et ce n’est pas tout : je serai bien payée, pas une simple employée, en haut de l’échelle s’il vous plaît.
Émilie veut que je sois heureuse et que je prenne soin de moi. C’est important de me souvenir d’elle et même de lui parler, mais ce n’est pas sain de penser sans cesse à elle. Enfin, la médium m’a prise dans ses bras avant que je parte et m’a dit : « La vie est un cadeau. »
Même si je l’aimais bien, elle était quand même la quatrième à communiquer avec ma sœur inventée. L’adolescente en moi a été vengée et Houdini souriait.
Toujours étonnée d’avoir réussi à déjouer quatre médiums, j’ai décidé de communiquer avec chacun d’eux pour voir comment ils réagiraient en apprenant qu’ils avaient parlé à quelqu’un qui n’a jamais existé.
Médium un : « Il y a vraiment un esprit qui essaie de te dire quelque chose. Mais pourquoi faire un coup pareil? »
La médium deux a répondu qu’elle avait deviné que je mentais, rien de plus.
La médium trois m’a expliqué qu’elle lit dans la photo et m’a répété ce que la photo lui disait, soit que la personne sur la photo était heureuse. Ça ne prouve pas qu’elle a pris la personne sur la photo pour Émilie. Je l’ai questionnée à propos de l’ange gardien et du décès, mais elle a tenu son bout.
« La photo m’a montré ce qui se passe dans la vie passée et la vie actuelle. Si je vois que c’est un ange gardien, c’est qu’elle est un ange gardien. » Elle a ajouté que ses lectures n’étaient pas exactes parce que j’étais venue avec l’intention de la piéger, que ce n’était pas vraiment civilisé de ma part et qu’elle dirait aux autres médiums de se méfier de moi. Elle m’a aussi dit que d’autres avant avaient essayé de la tester, sans cacher leurs intentions, et qu’elle avait alors passé leur test. Enfin, elle m’a offert une consultation au cours de laquelle mes secrets les plus intimes, que même mes amies les plus proches ne connaissaient pas, seraient révélés. Non merci.
Je ne suis pas sûre que la gentille médium quatre a bien compris que je l’avais piégée : « Chérie, tu as une sœur et elle te protège. Elle t’aime. Prends soin de toi, fais de la méditation. Encore une fois, mes condoléances. »
Je ne pense pas qu’elles m’ont volontairement raconté n’importe quoi. Je parierais qu’elles croient posséder la capacité de communiquer avec des personnes mortes et percer les secrets des gens. Mais, encore une fois, des quatre médiums, aucune n’a remarqué que mon histoire était inventée de toutes pièces. Peut-être parce que j’ai choisi les moins chères. Peut-être parce que je les ai trouvées sur Kijiji. Peut-être que, comme me l’a expliqué la médium trois, je suis une menteuse si fantastique que j’ai pu rassembler assez d’énergie spirituelle pour faire exister Émilie. (J’imagine qu’il est aussi possible qu’elles aient vu que je mentais, mais qu’elles s’en fichaient tant que je payais.) Ou peut-être que les vrais médiums n’existent pas.
En plus de me prouver que j’ai un grand talent de menteuse et que je devrais l’exploiter, mon test m’a aussi appris comment travaillent les médiums. Ils ont le don de jouer avec nos émotions et de lancer des affirmations générales avec des trous qu’on remplit. Bref, on se piège soi-même (par exemple : La médium dit qu’elle sent une présence féminine et on répond : « Oh, ma tante/grand-mère/mère/amie/cousine/sœur/professeure est morte dernièrement. C’est sûrement elle! »).
Je pense que tant de gens se tournent vers les médiums parce qu’elles aident à faire disparaître la peur de cette grande inconnue qu’est la mort et donnent un sens aux événements injustes qui surviennent dans notre univers chaotique. Pour moi, c’est une façon d’arnaquer les faibles et d’exploiter les gens dans les moments où ils sont vulnérables. Mais si vous croyez à la vie après la mort et aux pouvoirs psychiques, je comprends qu’on puisse trouver l’expérience réconfortante. Après tout, qui ne voudrait pas apprendre qu’un proche, vivant ou mort, va bien?
Voilà ma première (et sans doute dernière, puisque je suis sur la liste noire) incursion dans le monde de la voyance. Je ne dirai pas aux gens d’arrêter de consulter des médiums — si ça vous rend heureux et que vous avez de l’argent à dépenser, faites-vous plaisir. Mais, que ce soit parce que vous y croyez ou juste pour le fun, ce sont les médiums qui encaissent. D’une façon ou d’une autre, ils gagnent.
Et qui sait, j’ai peut-être une sœur que je ne connais pas, qui est née et morte exactement aux dates que j’ai choisies. Si c’est le cas, je devrais moi-même devenir médium. Émilie serait sûrement d’accord.
Videos by VICE
Suivez Jackie sur Twitter.