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Le désamour galopant des Français pour la viande de cheval

Je suis Américain et depuis que je vis en France, j’ai eu l’occasion de tester pas mal de choses qui dégoûteraient plus d’un de mes compatriotes : les ris de veau, la langue de bœuf ou encore les ailes de pigeon. Mais s’il y a bien une chose que je n’ai jamais réussi à avaler, c’est la viande de cheval. Alors, pour fêter les dix ans de ma présence dans ce pays, je me suis dit qu’il était temps de changer ça.

Il y a en fait pas mal de raisons qui expliquent pourquoi aucun cheval n’a jamais fini sa course dans mon assiette – et rien à voir avec le fait que j’ai été un jour, moi aussi, une gosse de sept ans. En attendant, dans pas mal de supermarchés français, on trouve encore des morceaux de cheval sous cellophane, entre le bœuf et l’agneau. À côté de chez moi, il existe même un commerce impensable pour un Américain : une boucherie chevaline – arborant une tête de cheval en guise d’enseigne. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’on trouve facilement de la viande de cheval dans les restaurants parisiens ni même sur la table de mes beaux-parents.

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« Ma mamie mange du cheval… mais moi, je n’en ai jamais goûté », me confie un ami français.

Toutes les photos sont de l’auteur.

La consommation de viande de cheval en France remonterait aux tribus germaniques qui habitaient la région avant la conquête de la Gaule par Jules César. On peut supposer que les proto-Français faisaient tranquillement ripaille de viande de cheval au moins jusqu’en l’an 732, date à laquelle le pape Grégoire III a interdit l’hippophagie sous prétexte qu’il s’agissait d’une pratique païenne.

Mais cette interdiction papale n’a probablement pas eu beaucoup d’effet, comme le sous-entend l’historien et ethnologue de l’alimentation, Georges Carantino : « si les élites n’en mangeaient pas, qu’en était-il des plus pauvres ? » Quand un cheval de trait devenait trop vieux pour tracter une charrue, on ne se posait même pas la question : il finissait dans l’assiette.

Néanmoins, l’hippophagie est restée interdite par la loi jusqu’en 1866. Des groupes pour la protection des animaux, comme la SPA, ont alors fait pression sur le gouvernement français pour légaliser cette consommation. Leur but : pousser les propriétaires de vieux chevaux à les emmener à l’abattoir plutôt que de les exploiter jusqu’à leur mort. Suite à cette légalisation, la consommation a été multipliée par onze jusqu’à frôler, en 1879, le million de kilos vendu par an.

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C’est à ce moment de l’histoire que les enseignes de boucheries chevalines se sont installées durablement dans le paysage français. Des recettes ont été créées spécialement pour la consommation de cette viande, comme le fameux steak tartare, nommé ainsi en référence aux Tartares turcs qui avaient pour habitude de conserver leur viande sous la selle des chevaux pour l’attendrir avant de la consommer, crue.

L’hippophagie a connu son apogée avec la modernisation des outils agricoles, après la Seconde Guerre Mondiale. Tout le monde se devait de passer aux tracteurs et les chevaux de trait ont vite été relégués au passé.

« Le nombre de boucheries chevalines a alors explosé. Il fallait bien trouver une utilité à tous ces chevaux », explique Georges.

C’est quelques décennies plus tard que la viande de cheval a connu un revers de la médaille. Selon Georges, cette évolution a en partie été influencée par la « sensibilité » anglo-saxonne. Il faut aussi évoquer ici la campagne contre l’hippophagie de la végétarienne Brigitte Bardot. Elle est connue pour avoir commenté un reportage sur le transport des chevaux à l’abattoir et dans lequel on voyait un cheval « pleurer ». Apparemment, cela en a dégoûté plus d’un de manger de la viande de cheval.

Aujourd’hui, peu de restaurateurs s’aventurent à mettre la viande de cheval sur leur carte. Otis Lebert est chef et propriétaire du Taxi Jaune, un restaurant iconique de la capitale. « Je ne communique pas particulièrement là-dessus. J’ai six plats au menu et il y a du cheval dans l’un d’eux », explique-t-il.

Il cuisine le cheval comme du bœuf : dans un ragoût ou alors grillé avec une sauce à l’échalote. « J ‘essaye de faire en sorte de préserver le goût du cheval ».

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Eric Vigoureux est quant à lui boucher, spécialisé dans la viande de cheval comme plusieurs autres générations avant lui. Il pense que la plupart de ses clients sont issus de familles habituées à consommer cette viande si particulière. Pour ces gens-là, la viande de cheval est une sorte de nourriture-réconfort, une sorte de madeleine de Proust. Otis pense notamment à un client octogénaire qui vient encore et toujours pour son steak tartare.

« Il me dit que ça lui rappelle son enfance », sourit Otis.

Toujours est-il que la consommation de cheval ne cesse de diminuer en France. Ce qui menace les neuf espèces de chevaux de trait encore existantes dans l’hexagone.

« Si les gens arrêtent de consommer du cheval, ces espèces vont disparaître », s’inquiète Eric.

La viande de cheval est pourtant l’une des plus écologiques qui soit. Et ça se comprend : étant donné la très faible demande, il n’y a pas de production de masse. Les chevaux viennent principalement de ferme (ou même d’éleveurs de chevaux de course). Au final, pour les propriétaires, le choix d’envoyer la bête à l’abattoir est le plus raisonnable – au vu de la taille de l’animal et de son empreinte carbone.

Croyez-le ou non mais ici, l’abattage est la méthode la plus écologique, humaine et économique. Placer l’animal dans un centre pour chevaux à la retraite coûte trop cher. L’euthanasie prend plusieurs heures avant de faire effet et coûte plus de 700 €. C’est pour cela que la plupart des agriculteurs et des éleveurs qui doivent achever un cheval choisissent de l’emmener à l’abattoir – même si cela veut dire de retrouver Lucky dans l’assiette le soir même.

Quelques chefs parisiens tentent aujourd’hui de redonner goût à la viande de cheval : en 2012, Otis a organisé un événement mi-artistique mi-gastronomique pour mettre en scène le lien entre l’homme, le cheval et sa viande. Et en 2013, l’étoilé Bertrand Grébaud du Septime a fait sensation en tranchant, en public, un cœur de cheval.

« J’adore le goût du cheval, je n’en ai pas honte, affirme Bertrand. C’est très ancré dans la tradition française. J’ai bien aimé poser ma patte sur ce produit. »

Est-ce qu’un nouvel attrait des chefs pourrait relancer la popularité du cheval ? Bertrand n’y met pas sa main à couper.

« Je ne pense pas que j’en mettrais un jour au menu. La chaîne des fournisseurs n’est pas assez fiable », explique-t-il.

L’absence d’une réelle demande en viande chevaline explique pourquoi le marché n’a pas pris des proportions industrielles. La plupart de la viande vient d’éleveurs d’autres animaux qui gardent quelques chevaux sur leurs champs.

Pour trouver l’un de ces rares chevaux encore élevés en France, Bertrand devrait trouver un agriculteur fiable avec un vieux cheval ayant fait son temps sur terre. Sinon, il devrait s’en remettre aux élevages industriels de Roumanie ou du Canada.

Et c’est bien là aussi le problème actuel de la plupart des bouchers français – enfin, ceux qui restent encore en activité. Prenez par exemple Gilbert Huard : à 70 ans, il a travaillé 56 ans dans le secteur. Ou bien Alain et Liliane Guillou, qui ont fini par vendre leur boutique pour partir en retraite avant de la voir complètement transformée pour devenir autre chose. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’environ 600 boucheries chevalines en France (moitié moins qu’il y a vingt ans) et Eric me fait remarquer que la plupart risque de fermer dans les dix prochaines années, à mesure que les propriétaires ne trouveront pas de repreneurs avant de partir en retraite.

Voilà ce qui motive Eric dans son nouveau projet : un cours de reconversion professionnelle est en passe d’être ajouté au programme classique à étudier pour devenir boucher. Cela pour endiguer le problème du manque de demande et d’offre et pour relancer la consommation de cheval.

Il ne me restait donc plus qu’une chose à faire : manger du cheval. Je me suis donc attablée avec Eric, Otis, Alain et Liliane au salon de l’agriculture et j’ai commandé un steak de cheval. Saignant, comme tout le monde.

On a déjà essayé de décrire le goût de la viande de cheval. Pour certains, ça ressemble à du bœuf mais en plus doux. Au niveau de la texture, les avis sont divisés : certains disent que c’est plus tendre que du bœuf alors que d’autres disent que c’est filandreux. Perso, je ne suis d’accord avec rien de tout ça.

Ce qui est sûr, c’est que cette viande est bien juteuse – beaucoup plus qu’un morceau de bœuf aussi maigre que la viande de cheval. Son goût est dense et tannique, sans doute à cause de tout le fer qu’elle contient. Pas grand-chose à ajouter. C’était surtout un steak. Un très bon steak.