Culture

Que diable s’est-il passé avec le profil Instagram de Benoît Poelvoorde ?

Poelvoorde Instagram

Les réseaux sociaux ont rendu vos célébrités préférées aussi abordables que vulnérables. Ils les ont démystifié·es, réduisant parfois à néant ce qui leur restait de crédibilité ou les rendant plus détestables qu’iels ne l’étaient déjà. Certain·es ont tardivement pris le train en marche, comme Jennifer Aniston ; d’autres n’ont juste jamais été séduit·es par ce monde illusoire : Brad Pitt, George Clooney, Keira Knightley, Damso ou Stromae ont la sagesse de s’en tenir éloigné·es, pour le plus grand bien de leur vie privée et de leur carrière.

Comme ça devrait l’être pour tout être humain normalement constitué, c’est pas trop le truc de Benoît Poelvoorde non plus ; l’acteur est inexistant sur la toile. Et sans surprise, lorsqu’il effectue une brève éruption sur Instagram en septembre 2016, peu s’en sont rendu·es compte et le profil @benoitpoelvoorde est aujourd’hui une tombe virtuelle à l’héritage plutôt confidentiel : 5.296 abonné·es. Retour sur cette lubie méconnue du grand public, et qui n’aura duré que 10 jours.

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Billy Bob.

Le 18 septembre 2016, Benoît Poelvoorde crée son profil, possible envie soudaine d’un début de dimanche inutile. Premier geste du coeur, et qui en dit long sur l’homme, il donne à son chien Billy Bob l’honneur de figurer sur sa photo de profil. Aussi, il s’abonne à neuf comptes avant de s’aventurer dans les méandres d’Instagram : les médias Nakid Magazine, National Geographic, Magnum Photos, les acteur·ices Sandrine Kiberlain, Gilles Lellouche, Charlotte Le Bon, Mélanie Doutey, le chanteur Justin Timberlake ainsi qu’un compte fan de lui-même.

On devine dans cette première photo un acte tout aussi hasardeux que la création du compte en lui-même, sans doute motivé par autant de doutes que de curiosité, exécuté au réveil d’un matin sans ambition, entre deux étirements félins. Dans ce moment d’ennui total ou de gueule de bois malplaisante, Poelvoorde n’en omet pas moins d’agrémenter sa nouvelle folie d’une description : « Il fait chaud ce matin ». Il n’écrira plus rien jusqu’à sa dernière photo, dix jours plus tard).

Septembre 2016 fut un mois « très anormalement supérieure à la normale » selon les archives Météo Belgique ; de quoi suffisamment assommer la conscience de Poelvoorde pour que celui-ci nous ponde sa première énigme. La photo est de travers, ce qui laisse penser qu’il était couché. Le truc, c’est que s’il se tenait sur son côté gauche comme le laisse penser le cadrage, la photo aurait dû être penchée à 90° dans le sens opposé. En gros, il tenait son téléphone à l’envers, et rien ne peut vraiment l’expliquer. Sous ses faux-airs de publication banale, ce premier post est un mystère. Quoiqu’il en soit, cette photo est un classique de la première publication Instagram : prise directement depuis l’application, avec le décor typique du ce-que-je-vois-à-l’instant.

Un moment plus tard arrive cette seconde photo à l’aspect similaire au niveau des teintes, mais diamétralement opposée en terme de style. On lui devine une exploration truculente, téléphone à la main. Il change de décor, bouge de son lit et poste un truc plus sophistiqué. Ici, la construction de la photo est quasi parfaite, parce que complexe : la fenêtre n’est pas centrée, mais la double-lampe symétrique l’est par rapport à cette dernière. L’une de ces lampes jumelles est parfaitement visible tandis que l’autre se fond dans un rideau du même rouge qu’elle. Ce qui est parfaitement centré en revanche, c’est cet objet mystérieux posé sur le rebord de la fenêtre. « Joli doudou », commente @laboogyindustrie. Mais le plus curieux ici, c’est bien le fait que Poelvoorde ait identifié Mélanie Doutey sur les plantes.

Trois jours plus tard, il poste ce qui semble être une peinture baroque. Deux mains masculines et deux féminines se joignent dans une construction complexe, elle-aussi. En réalité, il s’agit d’une photo prise par les artistes espagnol·es Aitor Frías et Cecilia Jiménez que Poelvoorde a manqué de créditer. Aussi, il n’a pas manqué de commettre l’affront de la modifier, poussant le contraste au point de faire ressortir les veines bleues et un semblant de rouge sang sur l’une des mains. Mélanie Doutey est une nouvelle fois identifiée, sur l’une des mains masculines, de même que Charlotte Le Bon sur l’autre. Poelvoorde, lui, s’est identifié sur l’une des mains féminines ; celle esseulée qu’aucune autre ne tient. Abandon, trinité, opposition de genres ; que faut-il y voir ici ? Déjà, beaucoup de choses se bousculent.

23 septembre : Poelvoorde publie une photo d’un livre du poète néerlandais Cees Nooteboom, « J’avais bien mille vies et je n’en ai pris qu’une ». Cet ouvrage est autant une errance intellectuelle qu’une réflexion sur soi. Nooteboom propose ses façons de voir le temps, le voyage ou l’art. C’est aussi une interrogation du réel et l’imaginaire. Vie fantasmée ou récits qui résonnent en lui, Benoît Poelvoorde s’auto-identifie sur la photo. À moins que l’acteur ne se reconnaisse simplement dans le titre.

Une semaine après la création de son profil, on assiste ici à l’unique envolée lyrique de Poelvoorde. Protégé par un filtre vieillissant et un noir et blanc pouilleux, il se présente à nous comme « mamie » et invite au stupre : « Baise-moi, baise-moi ! ». Rire inquiétant, presque glaçant s’en suit, avant que le filtre ne perde son visage de vue et que l’acteur ne laisse s’échapper un petit « oh merde » ultra-poelvoordien. Une nouvelle fois alité, c’est sans doute encore du fond de l’ennui que cette publication nous provient. Une première apparition humaine, et il fallait que ça se passe comme ça.

Même jour, autre poésie ; une silhouette nue visiblement masculine est étendue sur le parquet à bâtons rompus. Poelvoorde retourne dans son mood poético-mystère. Le corps représenté est trop contracté pour qu’il soit endormi. On ne sait pas non plus si c’est peint ou juste très flou, et c’est déjà un geste artistique en soi de nous faire douter. La proposition nous évoque autant une peinture du début du siècle précédent type Hugh Ramsay qu’une photo d’Antoine D’Agata. Cette fois, aucune identification ; que du mystère.

27 septembre. Sur l’air de « You can depend on me », Poelvoorde fixe dubitatif l’écran, avant de poser le téléphone à plat dans le coffre. Allure gangster, chemise ouverte, chaîne en or qui brille, il débouchonne une bouteille de ratafia après nous l’avoir présentée. Il contracte ensuite tous les muscles de son visage dans un intense effort puis il parvient à enlever le fil en métal, fier. Après s’être assuré d’être toujours dans le cadre de la vidéo, il enlève le bouchon de liège, boit la liqueur et crie un truc incompréhensible avant de sourire. Il reprend finalement le téléphone et se filme, le bras haut, devant des vignes, probablement dans un de ces terres de ratafia que sont le Champagne ou la Bourgogne. Le coffre est rempli de caisses de bouteilles. C’est la seule fois où on verra vraiment Poelvoorde en action, au naturel.

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La journée folle du 28 septembre.

Le 28 septembre sonne le glas. C’est le dernier jour de Poelvoorde sur Instagram et pas des moindres. Parmi la mitraille de huit photos qu’il va poster en ce jour, il publie son premier incontournable d’Instagram : la photo de bouffe, mais sans mise en scène édulcorée ni d’artifices superflus ; juste une assiette avec quatre merguez et demi, une autre avec une viande non-identifiée et une fourchette de barbecue. S’en suit la photo d’une addition, un galet éclairé par une lumière céleste et posé sur une assiette cassée. Puis une autre de la couverture d’un livre sur la représentation de la guerre. Viennent ensuite les photos d’une chemise et d’un short trempés qui sèchent, d’un cendrier plein d’eau et de mégots et, enfin, Ella Fitzgerald avec une bière.

Si la série peut paraître vide de sens à première vue, elle présente en réalité des traces signifiantes de moments vécus et peut résumer le bonheur personnel de Poelvoorde : bouffe, verres, clopes, jazz ; de l’éclate. Il maîtrise ici l’art de dévoiler ces moments et leur âme sans pour autant exhiber l’action en question, ses proches ou lui-même. Il nous laisse la liberté d’imaginer et d’interpréter ; un acte devenu trop rare à l’heure où on a tendance à tout montrer pour se justifier. Ces six photos sont des témoignages pour nous, des traces de souvenirs précieux pour lui. Picasso a eu sa période bleue, Bob Dylan sa période chrétienne, Snoop Dogg sa période reggae ; Poelvoorde aura eu – le temps de six photos et d’une journée – sa période plaisirs éphémères.

Ensuite vient la seule photo plein soleil. Deux commentaires ne manquent pas de souligner la ressemblance avec le style de Martin Parr, avec raison. Deux femmes assises de manière symétrique en avant-plan et une autre, en mouvement, en arrière-plan ; un chien gueule baissée au premier-plan et une statue d’un cerf bramant fier au second-plan. Puis cette vitre de voiture mi-baissée qui vient se fondre avec les dalles du muret, le tout sans oublier le panneau « Propriété privée » qui constitue le centre de l’image : cette photo est digne d’une de ces oeuvres de Fra Angelico qu’on nous faisait analyser en Histoire de l’art. Esthétiquement, c’est la plus belle photographie du compte.

Le projet ne durera pas plus, avorté par ce mot d’adieu qu’il droppe sec : « Voici mon dernier message. C’est marrant 5 minutes mais cela devient vite ennuyeux. Au revoir. » en description d’une photo d’un squelette de grenouille – symbole d’immortalité chez les Grecs – et de quelques pièces de francs français.

Toute cette recherche de sens a beau n’être que spéculation, on ne peut lui retirer une certaine logique, construite entre ennui, mélancolie et espoir. Poelvoorde sur Instagram, c’est une parenthèse inattendue, une expérience personnelle rendue publique mais sans piste ; si ce n’est notre liberté d’interprétation. En tant que spectateur·ice, l’occasion nous est donnée de nous perdre un peu sur un réseau social devenu normé. Et si d’aucun·es se sont brûlé·es sur les réseaux sociaux ; lui a su, à travers une mosaïque inédite et inattendue, renforcer encore un peu sa légende.

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