Culture

Internet a un problème avec le mot « lesbienne »

Internet a un problème avec le mot « lesbienne »

« La situation est aussi ridicule que stupide », me lance Anne Maguire comme on énonce une évidente. Militante au sein de Revolting Lesbians, un collectif lesbien d’activistes new-yorkais. C’est elle qui se charge de répondre à nos questions par messagerie interposée. Dans un tweet, le groupe expliquait il y a quelques semaines pourquoi leur compte Twitter s’appelait @Revoltingdykes [l’équivalent de gouine, NDLR] et pas @Revoltinglesbian. « Quand nous avons créé nos comptes sur les réseaux sociaux, le mot “lesbian” n’était pas accepté, raconte la militante. Pour notre compte Twitter, nous avons dû utiliser le terme “dykes” qui, pour des raisons étranges, rentre dans les standards du réseau social. Dykes est pourtant utilisé de manière récurrente comme une insulte et de nombreuses lesbiennes détestent ce mot. Et même si certaines d’entres nous s’identifient comme telles, ce n’est pas à un réseau social de faire ce choix pour nous. »

Même problème en France. La section parisienne de Lesbians who Tech, collectif qui regroupe des femmes queers travaillant ou gravitant autour du monde de la tech, a ainsi dû remplacer lesbian par L pour créer sa page Facebook. « On a pu utiliser le mot sur Instagram mais sur ce réseau ça ne passe pas », précise Kristen Fuschia, une des responsables du collectif. La conférence européenne lesbienne, qui fédère militantes et activistes à l’échelle du continent, connaît un problème différent mais avec les mêmes ramifications : parce que leur adresse comprend le mot lesbienne et que ce terme est largement utilisé dans leurs correspondances, la majorité de leurs mails n’arrivent jamais dans les boîtes de leurs destinataires.

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« Il est plus que probable que le terme lesbienne est, pour Google, presque systématiquement associé au porno et donc immédiatement filtré »

« Un grand nombre de nos mails arrivent en spam, notamment chez l’ensemble des personnes qui utilisent Gmail, précise Alice Coffin, la porte-parole de la conférence. Bien évidemment, ce n’est pas l’entreprise qui décide directement de bannir le mot “lesbienne” mais des algorithmes. C’est révélateur de quelque chose de plus profond, d’un usage profondément dévoyé du mot lesbienne qui est finalement instrumentalisé par d’autres gens que les lesbiennes-elles mêmes ». Isabelle Collet, enseignante à l’université de Genève, spécialiste des questions de genre dans la tech, abonde. « Certains mots sont blacklistés par les filtres spams qui fonctionnent grâce à des listes établies sur des bases statistiques. Il est plus que probable que le terme lesbienne est, pour Google, presque systématiquement associé au porno et donc immédiatement filtré ». Une dynamique que Facebook et Twitter semblent directement copier.

Un exercice simple permet de bien saisir à quel point le terme lesbienne a été « dévoyé ». Lancez une session de navigation privée (histoire que le moteur de recherche ne soit pas influencé par vos recherches antérieures), connectez-vous à Google et tapez le mot lesbienne. Il vous faudra attendre la troisième page pour trouver une définition de ce terme. Journaliste membre de l’Association des journalistes LGBT, Ingrid Therwath s’est largement intéressée à l’utilisation du mot lesbienne sur Internet. « Le mot est très largement associé à des contenus pornographiques », confirme-t-elle. La journaliste cite entre autres l’étude annuelle publié par Pornhub sur la manière dont ses utilisateurs consomment le porno. « Lesbienne est toujours dans le top 3 des requêtes porno partout dans le monde, constate-t-elle. Dans les pays dits du Nord, il est d’ailleurs largement associé à des fantasmes coloniaux, lesbienne et beurette en France, et lesbian and asian dans les pays anglophones ». Se croisent en fait un fantasme « masculins et hétéros » de femmes lesbiennes et « un imaginaire sexuel blanc, masculin, coloniale, de domination du corps de la femme racisée et du corps de la femme non hétérosexuelle ».

Parce que « lesbienne » signifie souvent porno, tous les contenus utilisant ce mot dans un autre contexte peinent à obtenir un référencement correct sur les moteurs de recherche comme Google et perdent donc en visibilité. Les usagers du web voulant obtenir un bon référencement l’utilisent donc peu et la situation ne risque pas de changer. « Un journaliste écrit pour être lu mais pour ça, il doit aussi écrire pour Google s’il veut que les lecteurs trouvent ses articles, pointe Ingrid Therwath. Dans les groupes de presse, les consignes données aux journalistes les encouragent donc à penser en matière de référencement et donc de mots clefs. Utiliser femme qui aime les femmes dans un titre sera probablement plus pertinent qu’utiliser le mot lesbienne. »

Les logiciels d’intelligences artificielles amplifient directement ce que la journaliste considère comme une « homogénéisation de l’écriture dans le sens des tendances populaires » – et la dépossession pour les concernées du droit même de choisir comme elles se définissent. « Le principe de ces programmes, c’est qu’ils se basent sur des données du passé pour produire des données nouvelles, critique Isabelle Collet. Le monde social est sexiste, raciste et homophobe et ce n’est pas étonnant que les IA copient cela ».

Un exemple parmi tant d’autres, cité par la chercheuse : en 2014, l’entreprise Amazon a mis au point un logiciel de recrutement utilisant une intelligence artificielle. L’objectif affiché était de faire automatiquement ressortir les meilleurs candidats pour des postes précis. En 2017, l’entreprise a finalement dû renoncer à son programme : le logiciel, se basant sur le fait que la plupart des salariés embauchés à des postes techniques depuis la création de l’entreprise étaient des hommes, avait déduit qu’il fallait exclure les femmes de ces dits postes. Plus que l’outil en lui-même, il faut pour la chercheuse interroger qui le fabrique. « Le monde de la programmation, c’est 80% d’hommes blancs hétéros, assène-t-elle. Si les lesbiennes étaient majoritaires dans le numérique, je suis sûr que le mot lesbienne ne finirait jamais en spam ! »

Clément Pouré est sur Twitter .

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