Pour notre PEOPLE OF THE YEAR , nous nous sommes entretenus avec cinq jeunes Belges marquants qui nous ont inspirés en 2018.
Si vous devez retenir un conseil business cette année, c’est que tout ce que vous dites aura toujours l’air épatant sur du Hans Zimmer. Et le restaurateur et bartender Yen Pham (30) l’a bien compris en nous invitant au Yi Chan, où la bande son du lunch est particulièrement épique. C’est que le nouveau petit prince du cocktail avait un message ambitieux à faire passer : Bruxelles n’a peut-être pas de vrai China Town, mais la capitale est (littéralement) prête à saouler le monde. Voilà, vous pouvez lancer la bande son de Gladiateur.
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On a visité le restaurant Yi Chan près de la bourse de Bruxelles, afin de discuter de 2018, du fait de frapper des professeurs, de son père dissident et de la manière dont on peut vaporiser un Phô.
VICE : Salut Yen, ça sent bon ici. Il s’est passé quoi de fou dans ta vie, cette année ?
Yen Pham : J’ai participé à la World Class, la compétition qui rassemble les meilleurs bartenders du monde. J’ai concouru à l’étape qui rassemble la Belgique et le Luxembourg, et je me suis faufilé à la deuxième place. J’étais à deux doigts d’avoir la première. Ce n’est pas que j’ai particulièrement confiance en moi, mais j’ai du culot à revendre. Je veux toujours prouver que je sais faire des trucs, that I know shit. Il faut savoir que c’est la première fois qu’un francophone va si loin dans la compétition.
Sacrée épreuve, c’est clair. Et plus globalement, qu’est-ce qui t’a fait vibrer en 2018 ?
Il y a beaucoup de choses qui ont eu un impact sur ma vision, mais la plus importante, c’est le réchauffement climatique. J’étais constamment à la recherche de la durabilité. Depuis cette année, je n’utilise plus de pailles en plastique – plus de plastique tout court, en fait. Je déshydrate les citrons un peu passés, les chutes en cuisine servent à faire des infusions et des sirops, je crée des parfums. On se rend compte qu’il est temps de se réveiller et de pousser notre clientèle à le faire. Dans cette idée, je suis beaucoup allé en laboratoire : ça m’a poussé à la créativité. Le mot d’ordre de mon année, c’était ça en fait : créativité. J’ai fait carburer mon cerveau, parfois un peu trop. Ces derniers mois, j’ai eu plusieurs fois l’impression de frôler le burn out.
« Ma mère vivait dans un petit studio pourri, sans chauffage. Mon père, lui, était en camp, après une émeute. C’était un dissident. Il est venu rejoindre ma mère trois ans après qu’elle soit arrivée. »
Qu’est-ce qui te fait t’accrocher, du coup ?
Ce restaurant, le Yi Chan. Avant, c’était le Bambou Fleur, pendant 40 ans. C’était le premier restaurant asiatique de la rue Jules Van Praet, il n’y avait rien autour. Si, il y avait des prostituées et des tas de bars où les gars se tapaient sur la gueule autant qu’ils tapaient dans la coke. C’était malfamé. Puis les Vietnamiens sont arrivés. Très vite, ils se sont mis à ouvrir des restaurants, ça pullulait. Ici dans la rue, c’est soit la famille, soit des gens avec qui on a travaillé. Mais comme la communauté est finalement restée assez petite, on n’a jamais su créer de China Town. Non, ici, c’est plutôt China Street.
Yi Chan, en chinois, ça veut dire « héritage ». C’est un petit hommage à papa-maman. Ils font partie de la deuxième vague d’immigration sino-vietnamienne. Ma mère avait réussi à s’acheter un billet pour venir ici. Elle vivait dans un petit studio pourri, sans chauffage. Mon père, lui, était en camp, après une émeute. C’était un dissident. Il est venu rejoindre ma mère trois ans après qu’elle soit arrivée. C’est une grosse histoire. Mon rêve, c’est de l’écrire. D’écrire, quelque part, mon « héritage ».
L’héritage, c’est déjà l’identité assez particulière que ta famille et toi avez contribué à donner à ce quartier.
Ça fait quinze ans que je suis dans l’Horeca et dans ce quartier, j’ai tout vu – comme ce piétonnier à la con. Puis il y a eu les attentats. Tous les chiffres d’affaire se sont écroulés, les touristes ont déserté. Tout le monde en a souffert. Des tas de gens ont mis la clef sous la porte. Moi, je suis parti des mois à l’étranger, notamment pour en apprendre plus sur la cuisine. Je suis revenu déterminé. J’ai pris mes couilles en main et j’ai ouvert quelque chose qui me tenait à cœur. J’ai repris ce resto, parce que pour ma famille, c’était notre bol de riz. C’est lui qui nous a fait vivre, mes frères et moi.
Gamin, j’y ai fait la plonge à m’en brûler les mains, j’ai coupé des légumes pendant des heures, servi à gauche et à droite… J’ai bossé à m’en filer un ulcère. Mais tout ça m’a aussi appris que j’aime cette culture, et ma ville. Et aujourd’hui, j’ai envie de représenter cette ville, cette nation. Pourtant, je ne suis pas le plus Belge – du moins physiquement. Mais je suis un vrai Brusselaar. Et pour moi, c’est important de relever le niveau de cette rue. Elle est en train de revivre.
« Je rigolais à agresser des gens, j’ai frappé des profs. Quelque chose chez moi n’allait pas. J’ai fini à genoux devant mes parents, en pleurs. »
Qui t’inspire aujourd’hui, à part tes potes du milieu et ta famille ?
Celui qui m’a une fois de plus vraiment marqué cette année, c’est Sang-Hoon Degeimbre [chef wallon doublement étoilé]. Je suis passé dans son restaurant à Liernu et il a fini par sortir de sa cuisine et m’a demandé : « T’as fini ? » Je lui ai répondu : « Bah oui chef, six heures de lunch quand même, c’est chaud, mais j’ai fini ». Il m’a fait faire le tour de sa cuisine, de son cellier où il prépare ses fermentations, de sa serre, pour terminer par boire une bière du coin… Ce que j’adore chez Degeimbre, c’est son humilité, mais aussi le visionnaire en lui. J’essaie de lui ressembler.
Justement, t’as l’impression d’être tout près du succès, dans ta branche ?
Je crois que c’est l’année où mon boulot m’a le plus fait voyager. Pour moi, ce sont des moments importants, c’est aussi le reflet d’un certain succès. J’ai laissé un peu de moi partout. Puis… Je vais me marier. Ça fait dix ans qu’on est ensemble. Cette stabilité, c’est aussi ce qui fait que je me dis que ça marche, après des années à lui avoir dit que ma famille et mon business passeraient toujours avant elle.
T’as des regrets, sinon ?
J’ai pas mal de regrets, ouais. L’un d’eux, c’est de ne pas avoir fait l’école hôtelière. J’aurais aimé avoir une formation de A à Z et rendre un peu mes parents fiers. Enfant, j’étais légèrement autiste, et toujours premier d’une classe où tout le monde était blanc, sauf moi. Puis, je me suis rebellé : j’étais le meilleur, mais on ne m’aimait pas pour autant. J’ai pété un câble, je redoublais toutes mes années, en mode sauvage : je rigolais à agresser des gens, j’ai frappé des profs. Quelque chose chez moi n’allait pas. J’ai fini à genoux devant mes parents, en pleurs. Je ne savais pas ce qui avait bien pu se passer. Mais ça a forgé mon caractère : je sais ce que c’est, foirer. Je sais ce que c’est de ne rien avoir, comme tout avoir.
Et aujourd’hui tu es le nouveau petit prince du cocktail. C’est quoi le cocktail qu’on te demande tout le temps ?
Il y a toujours un gars qui veut un mojito, et rien d’autre. Mais je lui propose de partir sur quelque chose de plus élaboré, satisfait ou remboursé. Parfois, c’est un connard qui finit de toute façon par me grogner dessus. Mais 9 fois sur 10, il est partant. On n’ouvre même pas le menu, et je lui fait un truc sur-mesure. On parle d’émotions, de sens, de souvenirs. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai travaillé pour la World Class.
« C’est quelque chose que j’aime beaucoup, le minimalisme : un beau verre, un glaçon taillé à la japonaise, un oelo saccharum de kumquat et de citron vert, et le tour était joué. »
Justement, j’allais demander : le cocktail le plus fou que tu aies servi ?
C’est celui-là. J’ai décidé de retranscrire mon premier souvenir culinaire : quand on était gamins, notre mère travaillait comme une malade dans le restaurant. Nous, après l’école, on montait à l’étage et on faisait nos devoirs sur des boîtes en carton, assis sur des grands pots de champignons. Et ce dont je me souviens le plus, c’est l’odeur du phô qui montait jusque là. C’est mon premier souvenir sensoriel et je l’ai transformé en parfum, puis, en cocktail.
Attends, ça veut dire quoi, que tu te vaporises du phô ? C’est pas évident à porter, quand même.
Dans la cuisine, je le répète tout le temps, ce qui est le plus important, ce sont les bouillons et les fonds. Et il n’y a pas de raison qu’un bouillon ne soit pas la base d’un parfum ou d’un cocktail. Le phô, c’est quoi ? Du gingembre grillé, de l’anis, de la cannelle et des herbes asiatiques. J’ai pris une bonne vodka, et je suis parti dans le laboratoire culinaire de Maxime Willems à Gand. Cet endroit, c’est le futur de la gastronomie belge. J’y ai concocté une infusion de vodka aux ultrasons. J’ai ensuite distillé la solution, pour la rendre transparente et que ça ne ressemble pas à une immonde bouillie. C’est quelque chose que j’aime beaucoup, le minimalisme : un beau verre, un glaçon taillé à la japonaise, un oelo saccharum de kumquat et de citron vert, et le tour était joué.
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