Côté Libération, elle est la revue de la jeune garde ultraconservatrice catholique, le fascicule des réacs « en vert et contre tous ». Côté Le Figaro, elle est le titre qui « vit et pense contre son temps ». À première vue, la messe est dite : Limite ne serait qu’une énième excroissance de la droite conservatrice, mâtinée d’un glacis écologique qui lui offrirait toute sa singularité. Sauf que la « revue d’écologie intégrale » – un terme qui cherche à mettre l’accent sur l’importance du respect du vivant sous toutes ses formes, et notamment humaine – ne se satisfait pas d’une position qui l’inscrirait dans les pas des droitiers les plus dévots, notamment ceux de Sens Commun. Aujourd’hui, il n’est pas rare de trouver dans les colonnes de ce trimestriel des éléments de langage de l’encyclique Laudato Si’ du Pape François accolés aux écrits des plus grands penseurs de la décroissance : Jacques Ellul, André Gorz, et Günther Anders, entre autres.
Certains y verront une énième preuve du confusionnisme qui « ravage » les cercles intellectuels hexagonaux naissants, de ceux qui citent Orwell et Pasolini tout en critiquant l’internationalisme. D’autres, comme moi, y trouveront la preuve que nul n’est tenu de se conformer à ce que les pages culture et idées de Libération, du Monde et des Inrockuptibles décrètent à grands coups d’anathèmes, de pétitions et de tribunes – dont les plus brillantes vont jusqu’à affirmer qu’en France, « intellectuel de droite reste un oxymore, mieux : une impossibilité ». Dont acte, donc, quant au regard que pourrait porter Édouard Louis sur une rédaction composée notamment de Gaultier Bès et Marianne Durano – deux membres du mouvement des Veilleurs, né dans le sillage de la Manif pour tous –, d’Eugénie Bastié ou encore de Paul Piccarreta.
Videos by VICE
Ce dernier n’est pourtant pas vraiment le bondieusard que certains voudraient faire croire. À la tête d’une revue qui ne tire encore qu’à quelques milliers d’exemplaires mais qui s’est déjà fait remarquer chez les antilibéraux et les décroissants de tous bords, Paul Piccarreta a bien voulu m’expliquer ce qui faisait la particularité d’un titre finalement difficile à situer sur l’échiquier intellectuel contemporain.
VICE : Bonjour Paul. Je voudrais ouvrir notre entretien en te citant Raphël Liogier. Selon ce sociologue, l’opposition au transhumanisme serait « une forme de nationalisme. On se rétracte sur son identité mais là c’est son identité corporelle. » Qu’en penses-tu ?
Paul Piccarreta : Je ne connais pas bien Liogier, mais je me souviens parfaitement de ce passage, cité par Jean-Claude Michéa dans Notre ennemi, le capital. Je ne sais même pas par quel bout prendre cette citation, je vais donc repartir un peu en arrière.
Le point central de la réflexion sur la technique, c’est le rapport à la matière, puis au corps. Le transhumanisme cherche à distordre la matière – l’espace, le temps – par l’intermédiaire du corps. Il construit sa base idéologique sur cette idée de massacrer la matière. Günther Anders parle de honte prométhéenne : « La honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées. » Il prend l’exemple d’un ami à lui qui, dans les États-Unis des années 1950, se met à rougir devant une moissonneuse-batteuse. Anders bâtit sa réflexion sur cette observation et en déduit que son ami a honte de son corps, de sa vulnérabilité, de sa mortalité. On est absolument là-dedans avec la citation de Liogier. C’est un cas exemplaire de honte prométhéenne.
Les partisans absolus du transhumanisme ne manquent jamais de critiquer l’homme en disant qu’il n’est qu’un rabougri. Et c’est vrai : nous sommes des rabougris. Par rapport à la performance des machines, nous ne sommes rien. Le fondement de la réflexion sur la technique, c’est de dire qu’il y a une autonomie de la technique – on en revient à la pensée de Jacques Ellul. Là réside toute la différence entre une machine et un outil. Si tu prends un couteau, celui-ci a en lui une « puissance passive » – si tu ne l’actionnes pas, le couteau n’est jamais couteau. À l’inverse, à partir du moment où tu allumes une machine, celle-ci évolue de manière autonome, sans que tu comprennes son mécanisme. Voilà, pour résumer, ce que m’inspire la réflexion de Liogier.
Quel regard portes-tu sur une large partie de ce que l’on appelle « l’écologie de gauche », qui défend la GPA tout en critiquant la « mécanisation du monde » ? On l’entend assez peu sur la question du transhumanisme…
Disons que c’est l’une des contradictions centrales que nous dénonçons chez Limite. Ces écologistes vont s’opposer ouvertement à la pollution des eaux sous prétexte qu’elle modifie le sexe des poissons mais, dans un autre temps, ils ne voient pas où est le problème quand un être humain désire changer de sexe. À partir du moment où il y a volonté et liberté individuelles, ils justifient à peu près tout. Chez Limite, nous nous opposons à la modification du vivant, point final.
Cette écologie « de gauche », comme tu dis, n’a fait que la moitié du chemin dans sa réflexion.
Si vous vous opposez à la modification du vivant, quel regard portez-vous sur l’avortement ?
C’est drôle, parce que dès qu’on parle avortement, les anarchistes en carton se dressent et vous parlent de « droit individuel », un droit absolument sacré. D’ailleurs Mélenchon, en bon républicain libéral qu’il est, veut l’inscrire dans la Constitution. Moi, je crois qu’on ne fonde pas une société et qu’on ne retissera pas du lien social avec cette idée d’avortement. En faire un principe constitutionnel me semble totalement mortifère.
« Je rêve d’un candidat qui travaillerait sur l’imaginaire de nos contemporains avec des nouvelles images. Un candidat qui nous dirait “Adieu la pub” ou “Fermez votre ordi, ce soir c’est jeu de société”. »
Et quel est ton avis sur le « retour à la nature » défendu par une droite extrêmement conservatrice, qui insiste sur « les racines » ?
Chez une partie de l’extrême droite d’aujourd’hui, on retrouve une réflexion très postromantique au sujet de la nature. Le sociologue Emmanuel Casajus a effectué un long travail de recherche au sujet de l’imaginaire des mouvements identitaires. On y trouve des représentations assez étranges : des hommes au volant d’une voiture des années 1960, les cheveux au vent, quelque part en campagne. Il y a un côté « conservateur de musée » – attitude que nous critiquons avec régularité chez Limite. La nature n’est pas un musée, tu ne la mets pas sous cloche, tu l’entretiens. À l’extrême droite, certaines personnes ont tendance à la diviniser.
C’est peut-être pour cela que l’œuvre de René Barjavel a toujours fasciné les droitiers les plus érudits. Dans Une rose au Paradis, l’auteur n’hésitait pas à représenter un écosystème « sous cloche » dans un monde postapocalyptique.
Il faudrait aller au fondement de cela, mais sans doute, oui.
Tu sais, chez Limite, on tente d’éviter les écueils faciles. Ma rédaction comporte autant de citadins que de gens résidant à la campagne. Personnellement, je suis un citadin qui a grandi à la campagne, et j’essaie à tout prix d’éviter de fantasmer la nature.
Comment as-tu construit cette rédaction, justement ? De nombreux courants de pensée semblent irriguer les numéros.
Disons que nos idées ne sont pas extrêmement différentes, mais nos histoires le sont. Tu as des bourgeois, des fils de prolétaires, des musulmans, des chrétiens, des cathos de droite ou de gauche, etc. Dans la rédaction, tu as 15 personnes, toutes différentes. Cette revue n’est pas une représentation de la société française, simplement des différents courants qui peuvent animer notre pensée.
Si personnellement j’ai le cœur plutôt à gauche, je me félicite d’avoir dans la rédaction une Eugénie Bastié. Au passage, si elle est autant attaquée, c’est qu’elle redistribue les cartes idéologiques et ce faisant déstabilise la gauche libérale.
Concernant la rédac, je dirais qu’on s’est construit dans la diversité en se retrouvant sur certains points centraux : la question du transhumanisme, la critique du Progrès. À partir de ça, on se demande toujours où l’Homme n’est pas respecté. Dans les usines et dans certaines entreprises, par exemple – c’est pour cela qu’on s’est positionné contre la loi Travail.
En fait, on se pose la question d’Orwell : où l’Homme recule-t-il et au profit de quoi/qui ? Et c’est ainsi qu’on passe au-dessus de nos différences idéologiques ou culturelles. On partage les mêmes préoccupations, les mêmes lectures : Anders, Ellul, Illich, Michéa, etc. Avec ce bagage-là, on discute de questions tout à fait actuelles. Ellul n’aurait jamais imaginé que le Parlement européen débattrait un jour du droit des robots – ce qui est pourtant le cas. Dans cette optique on a rencontré José Bové, député européen, pour discuter avec lui de cette question.
Comment relies-tu la question de l’écologie intégrale à la question religieuse ? Pour dire les choses très simplement : peut-on défendre l’écologie intégrale tout en étant athée, selon toi ?
Tu sais, l’écologie intégrale n’est pas chrétienne dans son essence. Ce sont surtout les médias qui nous ont désignés comme « chrétiens ». Personnellement, je viens et de l’islam et du christianisme (mais je suis catholique, enfin j’espère l’être), mais ma rédaction n’est pas « religieuse » dans son intégralité !
À mes yeux, la figure du Christ, avant d’être une figure religieuse, est une figure anarchisante, critique à l’égard du « pouvoir », car « tout pouvoir vient d’en haut ». Révolutionnaire, en un sens. Quelque part, quand on nous rattache au christianisme, j’en suis heureux : parce que beaucoup de gens nous écrivent ou viennent nous voir en nous disant « ah tiens, je croyais que le christianisme était réservé à la droite filloniste ». La foi irrigue toutes les terres, toutes les sensibilités, mais en temps électoral et pour des raisons idéologiques certains ont tout intérêt à ce que ça ne se sache pas trop. Ils perdraient justement leur monopole.
D’ailleurs, comment vous situez-vous par rapport au jeu politique français et aux élections à venir, chez Limite ? Vous parlez très peu de « politique politicienne » dans vos colonnes.
En fait, il y a un certain temps, j’ai réuni la rédaction pour savoir comment on allait aborder les élections de 2017 – au moment des primaires, à peu près. On n’avait jamais eu cette conversation auparavant. On a voté et on a décidé de ne pas parler de politique, tout simplement parce que ça ne nous intéresse pas.
Au sujet des élections, le seul consensus auquel on a abouti, c’est de dire qu’Emmanuel Macron est une arnaque. Les autres candidats ne sont pas des saints, c’est sûr, mais Macron, c’est le libéral-libertaire qui « accueille » dans ses rangs aussi bien Pierre Bergé que la droite libérale classique. On aurait voulu imaginer Macron qu’on n’y serait pas parvenu ! Il incarne tout ce que nous combattons : l’homme coupé de l’Histoire, l’homme loin des préoccupations quotidiennes, l’homme insouciant devant le désastre anthropologique et écologique. Alors bien sûr, Macron, ça fédère politiquement : c’est un ennemi assez clair pour l’ensemble de la rédaction.
Notre grand mot d’ordre, c’est ce que disait Eugénie Bastié dans l’un de ses éditos : « 2017 n’a aucune importance. » Hamon, Mélenchon, Fillon – peu importe. Le souci est dans la structure générale de pensée dans laquelle nous vivons. Je rêve d’un candidat qui travaillerait sur l’imaginaire de nos contemporains avec des nouvelles images. Un candidat qui nous dirait « Adieu la pub » ou « Fermez votre ordi, ce soir c’est jeu de société ».
S’il y a tout à refaire, quel est le meilleur vecteur de changement, selon toi ? Roger Scruton et Jean-Claude Michéa vont dire qu’il faut s’appuyer sur « le bas » pour faire évoluer les choses – s’inscrivant dans les pas de George Orwell et de sa common decency. C’est l’un des points clés de toute réflexion sur le changement en politique.
Bien évidemment. Gaultier Bès est convaincu qu’il faut partir d’en bas, de son expérience personnelle. À ses yeux, l’important est de s’engager dans son quartier, d’éviter de mettre les pieds dans des endroits de pouvoir. De mon côté, je pense qu’on se met vite à penser comme le pouvoir lui-même quand on le fréquente d’un peu trop près – c’est-à-dire à calculer, à manigancer. On y perd en humanité.
J’admire d’ailleurs les gens qui s’y trouvent et qui ont su garder quelque chose de très bon, de très humain. Eugénie Bastié, par exemple, pense qu’il faut être présent dans ces lieux-là afin d’y instiller un ou deux concepts. C’est une démarche très périlleuse mais très noble en même temps. Dans la revue elle-même, on défend avant tout les solidarités locales. La démarche du bas vers le haut reste centrale chez Limite.
N’as-tu jamais peur, toi qui affirmes aimer rencontrer les gens, de n’être lu que par une élite composée de Parisiens surdiplômés, de journalistes, etc. ? L’une des grandes problématiques du journalisme contemporain est de briser la circulation circulaire de l’information, selon moi.
Oui, évidemment. Après, chez Limite, on n’a que 3 000 lecteurs donc c’est encore assez confidentiel. Notre priorité est d’évoquer l’état du monde, et c’est aux gens de se démerder avec ça. On met Limite en librairie, et on laisse nos lecteurs faire passer le message.
J’habite à Paris dans le 14e, et pas à La Courneuve, c’est un fait. Lors des premières réunions, j’ai beaucoup insisté auprès de mes auteurs pour que leurs articles soient le plus intelligibles possible. Si le directeur d’un journal qui a lui-même fait quelques études ne comprend pas ce que les membres de sa rédaction écrivent, ça ne sert à rien de faire une revue comme Limite.
Au passage, les universitaires se moquent très souvent de nous, de notre côté grand public, et je trouve ça positif. Pour moi, il ne s’agit pas de vulgarisation mais d’une simplicité relative à l’urgence écologique et anthropologique.
Jean-Claude Michéa cite souvent en exemple Juan Carlos Monedero, l’inspirateur de Podemos, comme étant le type qui a réussi à rendre son discours intelligible pour le plus grand nombre.
C’est exact. Michéa passe d’ailleurs pour un clown auprès de nombreux universitaires. Mais il y a une phrase d’Anders à ce sujet que j’aime beaucoup : « La bombe atomique n’est pas seulement suspendue au-dessus des bâtiments universitaires, mais au-dessus de nos têtes à tous. » Il voulait simplement dire que devant l’urgence qui nous ceint, il faut écrire pour tout le monde.
Après, pour en revenir à ce que tu disais au sujet de la circulation circulaire de l’information, je ne suis pas défaitiste. Chez Limite, nous recevons des lettres de lecteurs qui nous disent s’être remis à la lecture après avoir lu un numéro. Ça nous fait extrêmement plaisir. C’est pareil pour Michéa : nombre de ses lecteurs ne passent pas leur temps dans des librairies.
« C’est ça le problème aujourd’hui : nous sommes tous des assistés. Uber nous assiste, notre ordi et notre téléphone nous assistent. »
Tu critiques souvent le « mythe du Progrès ». Que peux-tu répondre aux gens qui rappellent que ce même progrès est souvent synonyme de confort ?
Que le confort moderne est basé sur l’exploitation d’autrui – des pays du Sud, en gros, même si avec une entreprise comme Uber le curseur remonte dans le Nord. On revient au XIXe siècle, on boucle la boucle. J’en discute souvent avec des amis qui ne jurent que par Uber ou Deliveroo – des entreprises qui leur permettent d’exploiter un type qui pourrait être leur voisin. Je leur dis sans cesse : « Putain, mais tu pourrais le faire tout seul ton plat de pâtes. » Déjà, ça permet de prendre son temps, de s’incarner dans le temps. J’en reviens à l’idée de l’espace et du temps. L’idée de confort, qui raccourcit l’espace et le temps, est basée sur l’exploitation d’autrui, tout simplement.
On nous dit souvent qu’on fait « la morale ». Oui, c’est un fait. Chez Limite, dans nos soirées, on fait très attention à ce qu’on fait. On veut incarner ce qu’on écrit. C’est super dur, mais on refuse d’être uniquement dans la posture. Et donc pour te répondre ; le progrès est toujours très relatif… Au Congo, dans les mines dont on extrait le coltan qui sert à fabriquer nos téléphones, ils savent peut-être mieux que moi te répondre sur ce point-là. C’est infini ! On n’en sort pas ! Et pour trouver la sortie, selon moi, il faut lire Ellul : il nous explique que la révolution authentique passe nécessairement par la fin de l’exploitation des pays du Sud. Cela implique qu’à chaque nouvelle « invention » technique, il faille se poser la question : qu’est-ce que cette chose implique-t-elle vraiment ? Comment la construit-on ? Qui ? Dans quelles conditions ? Avec la dernière révolution numérique, nous sommes entrés dans le flou total de ce point de vue là. On ne peut être véritablement heureux, c’est-à-dire, si j’en crois Aristote « avoir une âme conforme à la vertu », dans ces conditions…
Comment peut-on alors expliquer que les gens, dans leur majorité, défendent la société de consommation, si celle-ci les rend malheureux ?
Dans un petit livre de Léon Tolstoï, L’esclavage moderne, que Ludivine Bénard m’a offert – oui, on s’offre beaucoup de livres ! – l’écrivain explique bien comment les Russes préfèrent s’appauvrir en allant bosser en ville plutôt que de rester à la campagne. Le sociologue allemand Hartmut Rosa ne dit pas autre chose quand il parle de l’aliénation liée à l’accélération générale. Je ne vais pas te servir le couplet sur la servitude volontaire, mais très honnêtement, il y a de ça… Après coup, les gens regrettent souvent d’avoir quitté leur ville de naissance, leurs parents, leurs amis, etc. Enfin, nous le vivons tous comme une déchirure. Nous sommes à la fois attirés et repoussés par la ville. On voit les effets que ça peut avoir quand tu observes les bobos en train de recréer une vie de quartier en plein cœur de Paris. Il y a un besoin d’habiter quelque part.
C’est ce que dit Scruton quand il parle de l’importance de l’oikophilia, l’amour du foyer.
Ah oui, on publie justement un livre de Fabrice Hadjadj sur l’oikos – parce qu’on fait des livres aussi, désormais. La véritable écologie part forcément de l’oikos, et l’oikos, qu’est-ce que c’est ? En grec, ce n’est pas seulement le foyer comme habitat, c’est l’origine même de cet habitat, c’est-à-dire la relation mâle/femelle (homme/femme). Le premier lieu que nous habitons est le ventre de notre mère. Je te renvoie au poème de Günther Anders sur la honte prométhéenne : « Personne […] ne devrait jamais savoir qui, au sombre commencement, étaient mes parents », dit l’homme contemporain, fasciné par les machines. Il faut que l’on fasse attention à nos conditions d’existence, voilà tout. Quitte à faire de la morale. C’est ce qui m’a plu chez Michéa, d’ailleurs. Son côté très « moral ».
Qu’il assume et qui lui permet de critiquer l’imposture de la « neutralité axiologique » revendiquée par certains médias et intellectuels, d’ailleurs.
La gauche libérale déteste ça. Elle ne supporte pas la morale, on le voit bien avec l’hystérie que peut susciter chez certains la revue Limite. La droite libérale non plus ne supporte pas la morale, mais c’est dans ses gènes à plus forte dose. Quand tu es directeur d’Axa, ou propriétaire d’une agence de notation, tu n’as pas besoin de « morale ».
Pour en revenir à l’intitulé même de la revue Limite, n’est-il pas difficile pour les classes populaires, selon toi, de s’imposer et respecter des limites quand on sait que les bourgeois choisissent de les dépasser allègrement quand ils le souhaitent ? Ceux qui sont susceptibles de s’imposer des limites sont très souvent ceux qui sont en capacité de les dépasser…
Ce sont également ceux qui sont en capacité de penser et d’écrire sur la notion de limites, c’est vrai.
Après, tout dépend de quels « bourgeois » tu parles. Si je prends le cas de ma famille : mes parents sont des anciens ouvriers/employés devenus petits-bourgeois après avoir bossé dur. Ils possèdent désormais une maison, mais mon père, maçon à la retraite, doit continuer à bosser. Il comprend bien que les années 1980 sont loin derrière nous. Lui qui avait toujours jardiné avait arrêté de cultiver des légumes pour faire pousser des fleurs. Avec la crise de 2008, le bâtiment a été touché de plein fouet et la perspective d’avoir une belle retraite s’est quelque peu éreintée. Maintenant qu’il faut à nouveau se serrer la ceinture, je lui ai suggéré de reprendre le potager.
La vie moins chère, c’est surtout la vie sans Leclerc. Et au-delà des simples considérations économiques, il me semble qu’une certaine indépendance alimentaire s’approche un peu plus de la liberté tant vantée par nos démocraties libérales. Pour répondre à ta question, je crois qu’un tel discours n’a pas besoin de s’appuyer sur des démonstrations sophistiquées. Il s’impose de lui-même à tout le monde. Pour rester sur la grande distribution, mine de rien, dans l’air flotte l’idée que « c’est de la merde » pour parler comme l’autre. Et pas seulement ce qu’il y a dans nos assiettes. Tout le système économique qui en dépend est vicieux. Je ne suis pas sûr qu’on aurait pu tenir ce genre de discours il y a 20 ans.
En ce qui concerne les transports, il est vrai que quand tu es vieux, tu n’as pas forcément envie de reprendre ton vélo. Il ne faut pas le présenter comme un ordre mais comme la partie d’un tout : prendre son vélo, c’est modifier son rapport au temps, et être au final plus heureux, parce qu’on utilise quelque chose qui nous est plus proportionné. Au bout de tout cela, il y a une certaine satisfaction. Lorsque tu répètes des grandes leçons de morale du genre « consommer de telle manière, c’est exploiter les pays du Sud », la plupart des gens s’en foutent, ça ne les atteint pas, et on peut le comprendre. Il faudrait revenir à une morale fondée sur la relation avec l’autre – c’était déjà chez Aristote, mais la modernité nous a fait partir sur les délires de la morale individuelle.
Un exemple : en ville, le citadin a pris l’habitude de commander des plats ou d’aller au fast-food très régulièrement. Parce que tout un mode de vie l’exige. Mais il ne faut pas hésiter à s’entraider là-dessus. Si quelqu’un te dit qu’il va commander un plat parce qu’il a la flemme de cuisiner, il ne faut pas tergiverser : réponds-lui qu’avec ce qu’il a dans son placard, et un peu d’imagination, le repas est déjà fait. Ce n’est pas simplement une question de « faire des économies ». Il y a quelque chose derrière de la dépendance systémique qu’il faut briser. Il y a aussi quelque chose de la convivialité qu’il nous faut réhabiliter.
C’est ça le problème aujourd’hui : nous sommes tous des assistés. Uber nous assiste, notre ordi et notre téléphone nous assistent, etc. Nous ne prenons jamais le « temps de vivre »…
« Le flux, c’est le libéralisme, et l’organisation, la réglementation, c’est le Droit – et donc l’État. Les entreprises ont bien évidemment besoin de l’État afin de fluidifier les flux. »
La critique de la morale – notamment dans certains milieux intellectuels – n’est-elle pas liée à l’évolution de la pensée au cours des 40 dernières années, avec un certain triomphe du relativisme ? Noam Chomsky disait de Michel Foucault qu’il était le type le plus « amoral » qu’il avait jamais rencontré, par exemple.
Le relativisme moral est fonction de la peine avec laquelle on se donne pour les autres. Quand on est confortablement installé dans sa vie intérieure, quand on est « zen », on atteint le stade de l’indifférence morale. Maintenant, je n’irais pas fouiller dans les racines du relativisme des « intellectuels ». Anders a écrit qu’il était « moraliste, et non philosophe ». Dans l’Histoire, il y a eu de grands moralistes : Pascal, notamment. C’est simplement beau qu’Anders l’ait assumé au XXe siècle.
L’important dans la morale, c’est sa source : si l’État te dit de faire ça mais pas ça, personne ne prendra ça en considération. La morale d’État n’a jamais fonctionné.
L’État moralisateur, pour faire changer les choses, s’allie souvent aux grandes entreprises – ça a été le cas lors de la COP21, notamment. Quel regard portes-tu sur cette alliance ?
La COP21 a prouvé que les entreprises n’ont qu’un seul objectif : sauvegarder leurs intérêts, dans ce cas-là grâce au greenwashing. Les entreprises ont compris que le dérèglement climatique est néfaste pour leurs affaires ! Elles sont là pour préserver leur marge, voilà tout.
Dans Limite, on publie d’ailleurs un entretien à ce sujet avec Pièces et Main d’œuvre, un collectif grenoblois. Dans le capitalisme vert, il y a une idée extrêmement complexe à penser : le capitalisme a besoin de l’écologie. C’est d’ailleurs pour cela que de nombreuses entreprises se demandent comment « réparer » la couche d’ozone, par exemple, ou comment elles vont obtenir leur « compensation carbone ». Ce renouvellement du capitalisme est vraiment intéressant.
Il faut cependant éviter un écueil. En France, on s’imagine que le libéralisme correspond aux entreprises et qu’il est l’ennemi de l’État. Ça n’a jamais été écrit nulle part. Jamais.
Je prends toujours l’image du trafic routier pour évoquer le libéralisme – je crois que c’est de Michéa, à l’origine. Tu as donc le flux de voitures – le flux des désirs, des individus – et les panneaux de signalisation – qui correspondent à la réglementation. Les panneaux ne sont pas là pour embêter les automobilistes mais pour accélérer le flux ! Comme le libéralisme, la régulation est moralement neutre. Elle ne te force jamais à adopter une destination précise. Elle se contente de faciliter ton déplacement vers là où tu désires te rendre. Le flux, c’est le libéralisme, et l’organisation, la réglementation, c’est le Droit – et donc l’État. Les entreprises ont bien évidemment besoin de l’État afin de fluidifier les flux.
En anthropomorphisant le capitalisme, peut-on dire que celui-ci, après avoir accompagné la révolution industrielle, puis la société de consommation, a décidé aujourd’hui de s’allier à l’écologie pour survivre ?
D’une certaine façon, oui. Notre grand défi est d’analyser ce renouvellement du capitalisme. Un néo-capitalisme semble naître en ce moment même, et en vient à masquer le capitalisme traditionnel – celui des patrons que l’on trouve dans les livres des sociologues Pinçon-Charlot. Ce néo-capitalisme est celui des GAFA – Google-Apple-Facebook-Amazon – installés dans la Silicon Valley. Leur modèle s’exporte petit à petit, et Uber en est un exemple récent.
Il y a donc deux capitalismes à combattre. L’ancien et le nouveau. Les conservateurs de droite focalisent leur critique sur le nouveau ; en considérant que l’ancien est en train de disparaître. Ils s’attellent même à le protéger. Or, le vieux capitalisme a aussi ses grands propriétaires de banques, de boîtes d’assurances et de médias… Dans l’entourage de Fillon, tu en as un sacré paquet…
Bien sûr, Bernard Arnault ou Vincent Bolloré tentent de se recycler et de faire oublier leur appartenance à une classe dominante. Heureusement qu’un film comme Merci Patron ! rappelle à tout le monde que les conflits de classes existent encore aujourd’hui. On me reproche souvent ça au sein de Limite : ma mauvaise pente « Pinçon-Charlot » – mais cette pente-là ne m’a jamais empêché de critiquer avec ardeur la gauche libérale (et l’extrême gauche mondialiste).
Il faut poser la question haut et fort : ces deux capitalismes sont-ils solidaires ? Ils ont au moins un point commun, c’est que tous deux prétendent que non ! Et pourtant, tu l’as vu comme moi : Emmanuel Macron les a réunis. On tient peut-être là le début d’une réponse…
Merci beaucoup, Paul.
Pour commander « Limite », c’est par ici.
Romain est sur Twitter.
Le prochain numéro de « Limite », Hommes/machines : le grand remplacement, sera en librairie le 13 avril.