Au pays des rosbifs, le maître trancheur est roi
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Au pays des rosbifs, le maître trancheur est roi

Armé d'un long couteau et d'une fourchette à deux dents, Manzil Diniz est clairement le plus qualifié des Londoniens pour couper un rôti.

Quand on se balade dans le centre de Londres et qu'on a l'opportunité de passer les portes à doubles battants du Simpson's in the Strand, on arrive direct dans un autre monde. Il y a encore quelques secondes, je devais me frayer un chemin au milieu des groupes de touristes et des familles en poncho à la recherche du théâtre qui programme la comédie musicale du Roi Lion. Et puis je me suis soudainement retrouvée dans une grande salle aux murs de bois et aux chaises recouvertes de cuir. Des chandeliers illuminent le restau. Les serveurs sont habillés « chic » et polissent l'argenterie en attendant le début du service. Le Simpson's in the Strand propose une cuisine anglaise traditionnelle depuis 1828.

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Des gens comme Charles Dickens ou encore Sherlock Holmes (au sens fictionnel pour ce dernier hein) y ont mangé. D'ailleurs, on raconte que Winston Churchill lui-même appréciait s'installer dans le coin de la salle depuis lequel on peut observer tout le restaurant. Mais je ne suis pas venue pour revivre le passé. Je suis là pour rencontrer l'homme sur qui toute la réputation du restaurant repose : le maître trancheur.

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« L'image du Simpson's, c'est ce rôti de bœuf en tranches. Au départ, il s'agissait d'un club d'échecs. Les membres y discutaient politique en fumant des cigares et en jouant aux échecs. Nous avons introduit les chariots à trancher pour pouvoir servir sans déranger les parties. On plaçait le bœuf sur le chariot et on roulait jusqu'à la table et c'est là qu'on tranchait à la demande. Aujourd'hui, nous utilisons toujours ces chariots authentiques (qui ont quand même subi un petit rafraîchissement) et nous tranchons toujours à la table. »

Voici donc Manzil Diniz, maître trancheur du Simpson's. Bien qu'il emploie un « nous » affectueux, il n'était évidemment pas sur place au début du XIXe siècle pour voir des roques et des pats. Manzil n'en reste pas moins un élément important de l'histoire récente du restaurant. C'est aussi probablement le meilleur découpeur de rôti de bœuf de tout Londres.

Manzil Diniz, maître-trancheur du restau londonien Simpson's in the Strand. Toutes les photos sont de l'auteur.

« Au départ, j'étais le chef du restaurant juste à côté, le Savoy Grill. Mais je n'y suis pas resté très longtemps. Les horaires n'étaient vraiment pas faciles. J'ai un pote qui m'a trouvé une place ici en tant que commis serveur. C'était il y a presque quatorze ans », se remémore-t-il.

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Après avoir pris l'habit de chef et celui de serveur, Manzil a fini par trouver sa vocation : trancheur. Il lisse son tablier noir et ajuste son nœud papillon rouge tout en me racontant la suite de son histoire. « Mon manager savait que j'avais été chef. Quand l'un des trancheurs a pris sa retraite, il m'a demandé si je voulais essayer. J'ai bien accroché à ce poste. On rencontre de nouvelles personnes tous les jours et quand on tranche la viande à côté des clients, ils aiment bien prendre des photos. Ça me fait plaisir de les servir. »

Depuis que Manzil a commencé au Simpson's, les choses ont quand même pas mal changé.

« Quand je suis arrivé, il y avait huit trancheurs. On avait différentes salles, 200 clients à servir, c'était dingue », dit-il dans un sourire. « On a parfois des clients qui venaient ici quand ils étaient plus jeunes et reviennent maintenant qu'ils sont adultes. Mais on a surtout des touristes à présent. Ils viennent juste pour le rôti et avoir leur photo. »

Diniz utilise un long couteau et une grande fourchette.

D'autres, par contre, n'ont pas bougé d'un pouce.

« Je pense que c'est le seul endroit à Londres où il possible d'avoir son plat avant le vin. C'est parce qu'on a toujours du bœuf prêt à être servi. Et j'ai aussi mes habitués. Je sais exactement comment ils aiment leurs tranches. Certains aiment leur bœuf bien saignant, d'autres le veulent sans raifort. On a aussi un habitué qui se ramène toujours avec des gens importants. Une fois, il est venu avec Angelina Jolie et Brad Pitt. »

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Hein ?

« Mais ils sont venus sur mon jour de congé », précise Manzil sans broncher. « Sinon, il y a aussi l'ancien entraîneur de l'équipe d'Angleterre, Roy Hodgson qui venait pas mal. À Noël, tous les footballeurs et les anciens joueurs viennent faire la fête. Ronan Keating et Jos Buttler sont même venus prendre des cours de tranchage. Chaque jour est différent. Mais on ne se met pas la pression. J'ai l'habitude. Ça fait quatorze ans, quand même. »

J'ai tourné une vidéo avec Marks & Spencer. J'ai dû trancher une dinde parfaitement du premier coup parce qu'ils n'en avaient qu'une seule

Depuis tout ce temps-là, Manzil a même gagné une certaine notoriété.

« J'ai tourné une vidéo avec Marks & Spencer pour montrer comment trancher une dinde. C'était ma première fois devant la caméra ! Ils avaient d'autres choses à faire toute la journée et ma séquence était la dernière à être tournée. Je suis resté assis là pendant des heures et ensuite, j'ai dû trancher cette dinde parfaitement du premier coup. Ils n'avaient qu'une seule dinde. »

Bien sûr, tout pro qu'il est, Manzil a assuré. « Ça s'est bien passé. J'étais un peu stressé mais ça m'a bien amusé. »

Un rosbif accompagné de romarin, d'ail et de Yorkshire puddings.

Manzil attrape ensuite ses outils de prédilection : un long couteau bien aiguisé et une fourchette à deux dents un peu vintage. Il les inspecte soigneusement. « Les anciens trancheurs m'ont tous donné leur fourchette à trancher quand ils sont partis à la retraite. Je les utilise encore aujourd'hui. Les plus anciennes ont un manche en corne animale. C'est un truc unique. Les dents aussi sont très bien. Elles maintiennent bien la viande sans laisser échapper tout le jus. Les fourchettes d'aujourd'hui sont moins fines. »

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Manzil accepte de me montrer la technique avec laquelle il a coupé la viande de tant de célébrités. Il soulève la cloche argentée sur le chariot. Une magnifique côte de bœuf se dresse sur un plateau d'argent assorti à la cloche. Du romarin, de l'ail et des Yorkshire puddings l'accompagnent.

Son meilleur conseil pour un trancheur débutant ? Investir dans un bon couteau.

« Quand un nouveau trancheur est embauché, je lui montre comment bien découper la viande. Un couteau bien aiguisé, ça aide. Aussi, il ne faut jamais trop appuyer sur la viande. On dit sans cesse : 'laissez le couteau travailler !' Si vous pressez trop en faisant des mouvements de scie, ça laissera des traces sur la viande. Il faut travailler avec délicatesse. »

Le trancheur du Simpson's in the Strand, Leslie Albert Orbison, sert un couple. 1950. Photo avec l'aimable autorisation du Simpson's in the Strand.

Manzil maintient la côte de bœuf à l'aide de sa fourchette et découpe sans effort une tranche de quelques millimètres d'épaisseur.

« Au Simpson's, nous coupons des tranches très fines. Les Américains qui viennent ici demandent souvent de grosses tranches, à l'américaine. Mais les tranches fines, à la britannique, c'est très bien, » note Manzil. « Le bœuf a toujours été un classique du Simpson's. Même pendant la Seconde Guerre mondiale, on achetait du bœuf argentin. Bon, à cause du rationnement, chaque client ne recevait que deux tranches mais si le serveur recevait une petite pièce, il pouvait parfois lâcher une tranche en rab. »

C'est dans la culture britannique de manger du rôti le dimanche. Quand nous organisons des cours de tranchage, ce sont surtout des jeunes qui viennent

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« Il y a toujours cette coutume de laisser un pourboire au serveur. Quand les habitués viennent avec leurs enfants, ils leur glissent la pièce et ce sont eux qui vont la donner au trancheur. »

Manzil sert ensuite dans l'assiette les tranches de rôti avec des pommes de terre au four et des Yorkshire puddings. Alors qu'il verse de la sauce par-dessus l'ensemble, je lui demande s'il pense que son métier est amené à disparaître. Il faut dire que le rôti est de moins en moins à la mode et, l'année dernière, une équipe de recherches de Kantar Worldpanel a conclu que notre traditionnel déjeuner dominical pourrait bien avoir disparu des mœurs d'ici 2041.

« Je pense que c'est dans la culture britannique que de manger du rôti le dimanche. D'ailleurs, quand nous organisons nos cours de tranchage, ce sont surtout des jeunes qui viennent. C'est bien qu'ils apprennent à trancher. »

Soucieuse de voire cette tradition perdurer, je suggère : peut-être que la mode du rôti va être relancée par les vidéos de mecs comme Salt Bae – le chef turc qui verse du sel et découpe la barbaque un peu n'importe comment ?

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Le maître trancheur londonien me donne une réponse des plus diplomatiques. « J'ai vu les vidéos de Salt Bae. Il est très connu maintenant. Les gens adorent le regarder. Mais ici, notre clientèle veut du traditionnel. Les gens savent ce qu'ils aiment et ils ne veulent pas que leur viande soit tranchée autrement. »

Manzil continue de trancher, le sourire aux lèvres.


Cet article a été préalablement publié sur Munchies UK