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Pourquoi est-il si compliqué pour les musiciens canadiens de tourner aux États-Unis?

Visas, formalités, adhésion à des syndicats : si on n'est pas Drake ou Justin Bieber, faire une tournée américaine reste extrêmement difficile.

Lorsque j'ai commencé à penser à écrire sur les problèmes que peuvent avoir les musiciens canadiens à tourner aux États-Unis, j'ai fait un appel à tous sur Facebook, question de recevoir des histoires et des conseils. Très vite, ma boîte de messages était remplie de témoignages et d'histoires d'horreur de gens coincés à la frontière, incapables de se rendre à leurs spectacles. C'est un peu comme si, pour les musiciens canadiens indépendants, se faire refouler aux frontières américaines était un rite de passage.

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« J'ai dû me faire passer pour une technicienne d'éclairage afin de pouvoir me rendre au festival SXSW, à Austin, m'a raconté une amie. Tout était beau, jusqu'à ce que le douanier me demande de lui expliquer mon rôle et mes tâches en tant que technicienne d'éclairage! »

« Essaie même pas de le faire sans visa, ça n'en vaut pas la peine, surtout avec le climat actuel. Ça tachera ton dossier pour toujours! » m'a prévenu un ami agent d'artistes.

Mais pourquoi est-ce que c'est aussi difficile pour les artistes canadiens de pouvoir jouer aux États-Unis? Comment s'y prennent-ils, et est-ce que ça en vaut la peine?

Vous pourriez bien entendu tenter de passer la frontière illégalement, mais ce n’est pas du tout recommandable. John Oruezabal, du groupe rock montréalais Still Flux, n’a même pas eu à mentir pour se faire refuser. « Il y a deux ans, un de mes amis organisait un petit festival de musique indépendante au Vermont, raconte-t-il. On venait de sortir notre album, et, même s’il était prévu qu’on ne soit pas payés, on s’est dit que ça serait cool d’aller y jouer. » Car, en principe, si on ne se fait pas payer pour sa prestation, on peut jouer aux États-Unis. Mais il est rare que les douaniers croient que des musiciens canadiens iront jouer gratuitement en sol américain. « Elle a vu l’affiche du festival et l’a trouvée trop professionnelle pour penser qu’on ne se ferait pas payer par les organisateurs. On nous a donc refoulés, et fait dire qu’on tentait de “voler des jobs américaines”. Depuis, j’ai une marque à mon dossier, et passer la frontière vient maintenant avec beaucoup d’ennuis et de questionnements. »

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Pour certains, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Récemment, le groupe post-hardcore torontois Respire a dû annuler une tournée de 12 concerts aux États-Unis, faute d’avoir les papiers nécessaires à temps et les fonds pour remédier à la situation. Comme l’a expliqué sur sa page Facebook le groupe de sept musiciens, il faut en premier lieu faire partie de la Fédération canadienne des musiciens. « Joindre la section locale de Toronto coûte 225 $ par personne, plus 255 $ par an. C’est donc 2400 $ pour les cinq d’entre nous qui ne font pas déjà partie du syndicat. »

Mais le vrai problème pour la plupart des musiciens souhaitant se produire aux États-Unis, c’est d’obtenir leur visa P2, « qui coûte 705 $ pour un groupe de six personnes », selon Respire. Mais en plus de cela, payer les frais de traitement du visa ne garantit pas son obtention, et les délais de traitement varient souvent. Pour favoriser (sans garantir) un traitement plus rapide, le groupe aurait eu à débourser 1410 $ en frais de traitement accéléré. « Pour ceux qui suivent, on est rendus à 3935 $, simplement pour passer la frontière », explique Respire.

Mais le P2 n’est pas un papier magique qui permet aux musiciens de faire des tournées américaines quand ils le veulent. Comme l’explique sur son site l’avocat spécialisé dans le monde de la musique au Canada Kurt Dahl, « le P2 n’est pas un remplacement à la carte verte et ne permet pas d’ajouter des dates une fois qu’il est reçu. C’est un visa de travail valide seulement pour les contrats qui ont été envoyés au moment de l’application. » Il faut donc des P2 pour chaque tournée aux États-Unis que veulent effectuer les artistes. Un processus coûteux qui n’est pas adapté à la réalité actuelle du monde de la musique.

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La plupart du temps, pour les musiciens canadiens, le marché qui pourrait tout changer pour eux, c’est celui des États-Unis. C’est là où se concentre une bonne partie de l’industrie et les grands événements de vitrine comme SXSW ou CMJ se déroulent. Et si les artistes canadiens ont de plus en plus l’oreille du marché américain, le gouvernement des États-Unis, lui, n’est pas aussi chaud à l’idée que des artistes indépendants viennent sillonner son pays, en se produisant dans de petites salles, souvent pour peu d’argent.

« Je crois que c’est simplement la manière dont ont toujours fonctionné les États-Unis, ça fait partie d’une problématique plus large, qui est le protectionnisme. Il y a cette idée que ça devrait être « America First! », et, avec la personne qui est au pouvoir en ce moment, c’est encore plus intense », m’explique au téléphone Kurt Dahl quand je lui demande pourquoi le processus est aussi compliqué. Étant avocat spécialisé en la matière et lui-même musicien de tournée – batteur pour le groupe One Bad Son –, il est parfaitement bien placé pour comprendre la situation. « J’ai vu les prix et les obstacles grandir au fil des ans. Je ne crois pas que ça changera de sitôt. En fait, je crois que ça deviendra de plus en plus difficile pour les groupes canadiens de se produire aux États-Unis. »

« C’est comme si le gouvernement américain ne faisait pas de distinction entre les groupes indépendants, ou qui ne font pas ça pour faire de l’argent, et ceux qui en font une carrière », me dit au téléphone Rohan, de Respire. Le groupe avait planifié sa première tournée aux États-Unis, alentour de Pâques, après avoir effectué plusieurs tournées au Canada et en Europe. Après avoir obtenu des contrats pour des concerts en sol américain, ils ont entamé le processus d’application, mais ont été confrontés à plusieurs problèmes administratifs, et les montants à débourser pour réussir à avoir les documents nécessaires à temps étaient trop élevés pour le groupe indépendant. « On a donc abandonné le processus, lorsqu’on s’est rendu compte que ça ne valait pas l’argent et l’effort nécessaire. »

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Les quelque 4000 $ de visas qu’aurait dû payer Respire ne sont que la première dépense à prendre en compte : il faut aussi louer une fourgonnette suffisamment spacieuse pour accueillir confortablement tous les membres du groupe, louer ou acheter une remorque pour y mettre les instruments, la marchandise et les valises, payer l’essence dont le prix ne cesse de grimper, de quoi se nourrir sur la route et l’hébergement. C’est un peu plus simple pour des groupes plus connus, qui peuvent avoir ce qu’on appelle dans le showbiz une garantie, soit un cachet minimum payé par le promoteur. Mais pour des groupes indépendants comme Respire, il est parfois difficile d’obtenir des garanties. Donc, dépenser des milliers, voire des dizaines de milliers de dollars pour faire une tournée sans être certain de pouvoir couvrir ses dépenses n’en vaut pas nécessairement la peine.

C’est une situation assez commune dans la communauté des groupes DIY au Canada, comme m’explique David Mitchell, bassiste dans des groupes locaux, dont Gulfer, et programmateur pour l’agence de promotion de spectacles Blue Skies Turn Black.

Pour sa première tournée américaine, alors qu’il avait été invité à jouer de la basse avec le groupe du New Jersey Pinegrove, il a dû lui aussi avoir recours au traitement accéléré pour son P2. « Chaque centime que j’ai gagné lors de cette tournée a contribué à rembourser ça, me dit-il. En plus, j’ai dû devenir membre de la fédération des musiciens, ce qui est environ 400 $ par an. Comme la tournée était en janvier et que j’ai appliqué en décembre, j’ai dû payer 400 $ pour les quelques semaines qu’il restait à l’année 2015, et encore en janvier pour 2016. À cause d’une erreur administrative, mon visa a été refusé en décembre. Donc j’ai payé 400 $ pour rien! »

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Ce problème n’est évidemment pas exclusif aux musiciens canadiens : c’est le monde de la musique au complet qui est chamboulé par cette réticence des États-Unis à ouvrir le marché aux artistes d’ailleurs. Si cette position est prise pour favoriser l’industrie musicale américaine, elle pourrait avoir pour conséquence de faire perdre aux États-Unis sa réputation de catalyseur important de l’industrie, car les musiciens se tourneront vers le marché européen. « Si les frais pour les visas américains continuent d’augmenter, les musiciens internationaux délaisseront le marché américain, d’après Kurt Dahl. Éventuellement, il y aura ce point de bascule où le marché se concentrera ailleurs, et peut-être alors il y aura prise de conscience du côté des États-Unis qu’il faut changer la façon de faire et de penser. »

C’est d’ailleurs une tendance qui se dessine, comme le note Perry Papadakos, agent d’artistes et agent de tournée montréalais, qui travaille avec des artistes internationalement reconnus, comme Onyx et Snak the Ripper. « Je travaille avec des artistes underground, au style plutôt old school. Bien entendu, mes artistes ont des fans aux États-Unis, mais le marché américain est plutôt porté vers le trap et le mumble rap, en ce moment, me dit-il. On se concentre donc surtout sur le marché européen, où non seulement il y a des fans, mais il n’y a pas autant de problèmes de visa. Car, avec tout l’argent qu’on dépenserait sur le côté administratif pour tourner aux États-Unis, je ne suis pas certain que ça en vaudrait tant la peine, financièrement. »

Si le gouvernement du Canada a accepté d’adopter une loi qui permet aux artistes internationaux de se produire sans avoir besoin de visa, c’est parce qu’il est conscient qu’avoir une scène ouverte et dynamique est bénéfique pour l’industrie, et pour l’économie locale. Une pétition demandant au gouvernement américain d’abolir le visa P2 pour permettre plus librement aux artistes internationaux de faire des tournées aux États-Unis a d’ailleurs recueilli près de 12 000 signatures. En tant que promoteur de spectacles à Montréal, David voit une nette différence depuis 2015, quand le Canada a ouvert ses frontières aux artistes internationaux sans visa. « Depuis 2015, je n’ai pas eu à annuler de spectacles parce que l’artiste ne pouvait pas passer la frontière. Avant, c’était un vrai problème, il y a même des groupes pour qui j’ai organisé des concerts ici qui ont fini par se faire bannir du Canada, car ils n’avaient pas les documents nécessaires, me dit-il. C’est beaucoup plus simple en tant que promoteur, depuis les quatre dernières années. »

Selon David Mitchell, il devrait y avoir une exemption, ou du moins un processus différent, pour les groupes qui ne font pas un certain nombre de spectacles, ou qui ne reçoivent pas un gros montant d’argent, pour leurs tournées aux États-Unis. « Peut-être est-ce un moyen de garder la racaille hors du pays, pour eux. Peut-être qu’ils ne veulent pas de groupes DIY merdiques en tournée aux États-Unis! » dit-il en riant.

Selon Kurt Dahl, le seul vrai moyen d’y arriver, c’est de s’y prendre longtemps à l’avance. « Si vous pouvez planifier votre tournée des mois à l’avance, c’est votre meilleure option. Ce n’est pas toujours possible, mais c’est le plus simple. Ces frais d’application pour le visa et tout ça, ce n’est que pour rentrer aux États-Unis. Mais comme n’importe quel groupe vous le dira, ce n’est que la première d’une longue liste de dépenses. C’est un obstacle majeur, mais quelque peu artificiel, mis en place pour décourager les groupes de venir et encourager la scène américaine. »

Billy Eff est sur internet ici et .