Le téléphone a sonné 10 minutes avant mon installation prévue dans le Airbnb. J’étais assise dans un bar au coin de la rue de Chicago où se trouvait l’appartement, quand l’homme à l’autre bout du fil a dit qu’il devait annuler notre réservation. Un ancien locataire avait bouché les toilettes et provoqué une inondation, a-t-il expliqué. Se confondant en excuses, il nous a promis de nous trouver un autre logement le temps qu’il fasse venir un plombier.
C’était la fin de l’été et j’avais pris l’avion pour Chicago avec deux amis, prévoyant une petite virée tranquille entre potes. On avait acheté des billets pour Riot Fest, un festival de musique, avec Blink-182 et Taking Back Sunday au programme. Déjà, avant cet appel, le voyage était parti du mauvais pied. Un mois plus tôt, un autre hôte Airbnb avait annulé notre réservation, nous laissant très peu de temps pour trouver une autre solution de logement. Alors que je jouais des pieds et des mains pour trouver quelque chose d’autre, je suis tombé sur une location Airbnb proposée par le couple Becky and Andrew. La maison semblait un peu simple sur les photos en ligne, mais elle avait l’air plutôt agréable, surtout que nous n’avions pas beaucoup de temps devant nous. Lumineuse, spacieuse et près de la ligne de métro principale.
Videos by VICE
Et voilà que nous nous retrouvions face à un deuxième potentiel désastre en 30 jours et je ne pouvais pas m’empêcher de me méfier légèrement de l’homme à l’autre bout du fil, qui m’avait appelée avec un numéro de Los Angeles. Espérant pouvoir lui parler en personne, je lui ai demandé s’il était dans le quartier. Il m’a dit qu’il était au travail et n’avait pas vraiment le temps de discuter. Puis il a ajouté que je devais décider immédiatement si je voulais changer ma réservation.
Comme s’il pouvait m’entendre calculer dans ma tête quelle galère ce serait de trouver un hôtel à la place, il a ajouté quelque chose d’autre pour me faire mordre à l’hameçon. « C’est à peu près trois fois plus grand, a-t-il dit. Ça, c’est la bonne nouvelle. » La mauvaise nouvelle, qu’il n’a pas mentionnée, est que je venais de tomber dans un réseau d’arnaques à grande échelle, étendu sur huit villes et concernant près de 100 propriétés. Cette arnaque, non démasquée, avait été créée par quelques personnes ou par une organisation ayant réalisé à quel point il était facile de profiter de la régulation superficielle d’Airbnb pour ramasser des milliers de dollars, grâce à de fausses annonces, faux commentaires, et si nécessaire, de l’intimidation. Considérant le laxisme d’Airbnb dans l’application de ses propres règles, comment pouvait-on en vouloir aux arnaqueurs de profiter de ce nouveau monde des plateformes de location de courte durée ? Ils avaient toutes les raisons de croire qu’ils pouvaient agir en toute impunité.
D’après les photos sur mon téléphone, l’appartement avait l’air correct et, me trouvant à nouveau coincée dans une situation critique, à la dernière minute, j’ai accepté à contrecœur. Ma seule condition était qu’il mette par écrit notre accord verbal : que je retourne dans l’appartement prévu à la base le plus vite possible, ou que je sois remboursée de la moitié de mon voyage si le problème de plomberie n’était pas résolu. Il a donné son accord et j’ai accepté de changer ma réservation via la plateforme de messagerie d’Airbnb.
Nous avons pris un Uber pour nous rendre à la nouvelle adresse, mais quand le conducteur est arrivé à destination, nous avons remarqué quelque chose de bizarre : l’adresse exacte n’existait pas. En remontant et redescendant l’avenue de North Kenmore, nous avons finalement trouvé une chambre d’hôtes cachée dans une allée noire avec un interphone sur la porte d’entrée. Une fois à l’intérieur, nous avons découvert que la location ressemblait plutôt à un asile de nuit qu’à la maison de quelqu’un. Certes, elle était assez grande avec ses 3 étages, mais presque tout semblait hors d’usage. Dans les placards de la cuisine, il n’y avait qu’une pauvre bouteille de sauce soja. Le canapé ne ressemblait pas du tout à celui des photos. Les chambres étaient remplies de lits disposés bizarrement. Tout était sale, et il y avait une trace de coup de poing dans le mur. Pour toute décoration, une énorme croix en bois et quelques objets d’art très impersonnels sur le thème de Chicago. On aurait dit que les tabourets de bar allaient tomber si l’on s’asseyait dessus.
L’après-midi était déjà bien avancé et ma première journée de vacances était presque tombée à l’eau . Le jour suivant, nous avons reçu un sms nous apprenant qu’ils n’avaient pas pu trouver de plombier pour la première maison et que de nouveaux locataires venaient s’installer dans notre asile de nuit le lendemain. Ne sachant pas vraiment quoi faire, nous avons réservé une chambre d’hôtel et décidé de nous occuper du remboursement plus tard.
« Commentaires négatifs et mensongers en guise de riposte »
La dernière fois que j’ai eu des nouvelles de Becky et Andrew, ils m’ont envoyé un message bizarre sur Airbnb en me demandant de leur mettre un commentaire 5 étoiles – puisque Airbnb avait changé de système – et que je pouvais leur parler en privé des difficultés rencontrées. « Je vous demande respectueusement de me communiquer tout problème que vous avez pu rencontrer directement dans ce fil de conversation plutôt que de mettre un commentaire 4 étoiles », écrivaient-ils.
Quand j’ai posé une question sur le statut de mon remboursement, ils ont fait les morts, ce qui m’a poussé à contacter Airbnb. Alors que j’avais dû déménager dans un asile de nuit, puis en partir plus tôt, Becky et Andrew ne m’ont remboursé que 361,4 euros sur les 1106,16, et ce seulement après que j’ai harcelé un certain nombre de responsables de Airbnb durant plusieurs jours. Les 361,4 euros n’incluaient même pas les frais de service que Airbnb m’a fait payer pour le plaisir d’être jetée dehors dans la rue. Mais je ne pouvais rien face à cette compagnie estimée cette année à 31 milliards d’euros, et je me suis dit que j’avais probablement déjà fait le maximum.
Je me suis mise à me poser des questions sur ce qu’il s’était vraiment passé à Chicago. Incapable de chasser l’impression que c’était plus qu’un simple mauvais hôte, j’ai commencé à chercher les drapeaux rouges que je devais avoir manqués. Je n’ai pas tardé à en trouver quelques-uns. Premièrement, le numéro de téléphone avec lequel l’hôte Airbnb m’avait téléphoné était un numéro Google intraçable. Grâce à une recherche d’image inversée, j’ai également réalisé que la photo de profil de Becky et Andrew était une photo d’archive tirée d’un site de fonds d’écran. Et quand j’ai commencé à lire les commentaires sur les propriétés de Becky et Andrew, j’ai remarqué que les témoignages de certains locataires étaient étrangement similaires à mon expérience. Une femme a raconté comment on l’avait forcée de changer d’itinéraire trois minutes avant son installation à cause de prétendus problèmes de plomberie. Un homme a dit qu’on lui avait promis un remboursement parce que son appartement « tombait en ruine », mais qu’il n’avait jamais rien reçu.
Même certains des commentaires positifs sur les propriétés de Becky et Andrew semblaient bizarres, surtout celui laissé par un autre couple d’hôtes. Kesley et Jean, par exemple, disaient que Becky et Andrew étaient « des hôtes géniaux et très communicatifs. » Mais ils étaient eux-mêmes basés à Chicago, où ils semblaient avoir au moins deux propriétés. Pourquoi auraient-ils besoin de louer une maison dans la même ville ? Plus étrange encore, la photo de Kelsey et Jean était elle aussi tirée d’un site de voyage, et la description de leur maison (« 6 lits à Westloop / Escapade / Balade en ville ») semblait similaire à celle de Becky et Andrew (« 6 lits en ville / Wicker Park / Balade en ville »). En regardant les annonces de Kelsey et Jean, je n’ai pas tardé à tomber sur ce qui ressemblait terriblement à l’appartement [de Becky et Andrew] que j’avais réservé au départ – celui de North Wood Street. On ne pouvait pas s’y méprendre : le canapé, la table basse, la disposition de la salle à manger et les peintures accrochées au mur étaient tous les mêmes. J’ai commencé à me demander si « Becky et Andrew » et « Kelsey et Jean » existaient vraiment.
Je voulais aussi savoir si l’appartement de Becky et Andrew et celui de Kelsey et Jean était le même que celui de trois autres couples, ou si c’était juste le même détail autour des fenêtres et les mêmes meubles disposés de manière différente. L’appartement de Kris et Becky semblait identique, à part une table basse rectangulaire au lieu de ronde. Alex et Brittany avaient un fauteuil supplémentaire dans leur salle à manger. L’appartement de Rachel et Pete était le plus différent, mais il était aussi étrangement similaire aux autres. Quand j’ai fini par taper sur Google Street View l’adresse de la location de Becky et Andrew, où j’avais fait ma première réservation, j’ai senti que je perdais la raison. Les photos de Becky et Andrew n’avaient pas de fenêtres aux baies vitrées, mais le bâtiment sur Street View de la même adresse en avait clairement.
C’était comme si une personne ou un groupe avait créé de nombreux faux comptes pour réaliser beaucoup plus de profit sur Airbnb. Si c’était vrai, cela voulait dire que quiconque derrière ces cinq comptes contrôlait au moins 94 propriétés dans huit villes différentes. Combien d’autres personnes avaient été arnaquées comme moi ? Me sentant sombrer dans un film d’horreur, j’ai envoyé un message à Airbnb pour les alerter de ce qui avait tout l’air d’une escroquerie de professionnel.
Mais Airbnb, qui prévoit de mettre son entreprise en bourse l’année prochaine, semblait montrer peu d’intérêt à extraire le mal à la racine sur sa propre plateforme. Quelques jours plus tard, ne recevant aucune réponse de la compagnie et voyant que les comptes louches étaient toujours actifs, j’ai pris la décision de démasquer moi-même la personne qui avait gâché mes vacances
« La politique de remboursement d’Airbnb est basée sur des règles compliquées. Rien ne dit que les locataires ont besoin de preuve écrite pour obtenir gain de cause mais il est mentionné que la compagnie a “le dernier mot dans tout conflit” »
Je voulais savoir qui était le propriétaire de l’immeuble où j’avais fini par séjourner, mais je n’ai pas trouvé grand-chose sur Internet, sauf que l’immeuble appartenait à une SARL possédant une association d’avocats à Chicago et à New York. Comprenant que je devais trouver les adresses d’autres appartements pour découvrir qui était le propriétaire, j’ai décidé de chercher ceux qui avaient laissé des commentaires négatifs à Becky et Andrew.
La première personne que j’ai contactée était Jane Patterson de Holland, dans le Michigan. Elle m’a rappelé presque tout de suite en disant qu’elle s’était faite arnaquer par Becky et Andrew quelques mois plus tôt et qu’elle était ne pouvait pas cesser d’y penser depuis. Elle n’avait pas beaucoup d’expérience de Airbnb quand elle et sa fille ont décidé de faire une réservation à Marina del Rey, en Californie, au printemps dernier, m’a-t-elle avoué. Mais en tant qu’avocate de droit pénal, elle s’est dit qu’elle avait un bon radar pour détecter les entourloupes.
Juste avant d’arriver, Jane a reçu presque exactement le même appel que moi. L’homme à l’autre bout du fil lui a déclaré que les toilettes de l’appartement ne fonctionnaient pas, mais qu’il pouvait les installer dans une location bien plus grande le temps qu’ils règlent le problème. Ce n’était pas pratique, mais c’était aussi une opportunité de séjourner dans ce qui avait tout l’air d’une villa dans l’un des quartiers les plus chics du pays. « On s’est dit “Putain, c’est Malibu, c’est quoi cette histoire” ?, s’est souvenue Jane. On a regardé les photos et on a pensé que c’était une bonne affaire. »
Quand elles sont arrivées sur place, elles ont réalisé que ce n’était pas le cas. La porte d’entrée était ouverte, et Jane a qualifié de « glauque ». Le logement était sale et rempli de meubles qui avaient l’air de venir de la rue. Les canapés étaient en lambeaux, les fauteuils brûlés par des cigarettes, et les tables étaient très abimées – détails que j’ai pu confirmer grâce aux photos qu’elle avait prises
Jane a dit qu’elle avait laissé un message au numéro de Becky et Andrew pour dire qu’elle ne voulait pas loger dans un tel endroit. Bien que son interlocuteur ait dit qu’il la rappellerait, ce n’est jamais arrivé. Après s’être réfugié dans la maison d’un ami qui ne vivait pas loin, elle a réclamé « à peu près tout de suite » un remboursement du voyage. Sa profession lui donnerait très certainement un immense coup de pouce pour que justice soit rendue, pensait-elle.
La politique de remboursement d’Airbnb est basée sur des règles compliquées. Rien ne dit que les locataires ont besoin de preuve écrite pour obtenir gain de cause mais il est mentionné que la compagnie a « le dernier mot dans tout conflit. » On voit facilement comment un escroc peut profiter de cette politique. En effet, il est très difficile de se faire rembourser si l’on ne reste qu’une nuit dans un Airbnb, selon les règles de la compagnie. Si un hôte demande à un invité de séjourner dans un autre logement que celui prévu, Airbnb conseille au client de demander une annulation si
« le changement ne lui convient pas ». Dans tous les cas, les règles sont en faveur des escrocs potentiels et rejettent la responsabilité sur les invités qui débarquent dans un lieu inconnu avec leurs bagages et n’ont nulle part ailleurs où dormir.
Après consultation des photos de Jane par Airbnb, un représentant de la compagnie lui a dit que Becky et Andrew avaient le droit de répondre à la plainte, m’a-t-elle rapporté. Quelques jours plus tard, Airbnb lui a offert un remboursement partiel. Beaucoup de personnes auraient alors laissé tomber à contrecœur, se contentant de l’argent récupéré pour éviter une bataille prolongée. Après tout, Airbnb utilise un système de notation réciproque où hôtes et invités peuvent donner une appréciation publique de l’autre, que les deux parties utilisent pour prouver leur crédibilité dans le futur. Ce système incite à éviter les confrontations, ce qui explique pourquoi les hôtes Airbnb ont toujours de meilleures notes que les hôtels sur TripAdvisor, selon des recherches de l’université de Boston et de l’Université de Californie du Sud. Si un client a une expérience négative sur Airbnb, il peut tout aussi bien se contenter de passer à autre chose au lieu de laisser des commentaires négatifs. En choisissant cette dernière option, vous pouvez sembler trop exigeant pour d’autres hôtes potentiels, voire même, dans des cas extrêmes, recevoir un commentaire vengeur.
Mais Jane s’en fichait. Elle savait qu’elle s’était fait arnaquer et elle n’allait pas céder tant qu’elle n’aurait pas été remboursée jusqu’au dernier centime. « Je suis avocate, donc j’aime me battre, a-t-elle dit. Je n’ai pas arrêté d’appeler. » Elle a finalement reçu un remboursement total mais cela lui a valu un dur commentaire de Becky et Andrew. « Nous ne voudrions PAS l’héberger ou la recommander à la communauté Airbnb !! », ont-ils craché. Jane n’a pas pu s’empêcher de se demander comment des gens avec moins de ressources et nulle part où aller s’en seraient sortis dans une telle situation. « Pensez à ces gens qui ont peut-être fait des économies pendant six mois pour aller à Marina del Rey pour cinq jours et qui n’ont nulle part où dormir, a pesté Jane. Je vois bien comment ils peuvent piéger certaines personnes qui n’ont pas d’autre choix que d’aller dans un endroit misérable. »
« L’homme qui m’a appelée la semaine dernière m’a dit aussi qu’il s’appelait Kris, mais le ton de votre voix et votre accent sont complètement différents » – Maria, victime de l’arnaque
C’est ce qui est arrivé à Juan David Garrido, un étudiant de l’université de St. Paul, dans le Minnesota, qui a réservé une propriété de Kris et Becky à Milwaukee le weekend du quatre juillet dernier. Juan était venu dans la ville pour aller à un festival de musique avec ses amis, et une fois arrivé, sa réservation a été annulée à la dernière minute. Mais Kris semblait décidé à l’aider. Il lui a dit qu’il y avait un autre logement libre pouvant facilement accueillir sept personnes. Se trouvant dans une situation critique, Juan se souvient s’être senti immensément reconnaissant et a vite réservé le nouvel endroit – si vite, en fait, qu’il n’a pas vraiment regardé le prix. Comme il était venu en groupe, Kris et Becky lui ont fait payer presque 1700 euros pour trois nuits. Juan a annulé la réservation mais n’a pas lu la petite note à propos de l’amende, et a dû payer 900 euros de frais d’annulation. Il a appelé Kris pour lui dire que, finalement, il acceptait de rester si on lui retirait les frais d’annulation. Kris a accepté verbalement, m’a-t-il dit.
Peu de temps après, Juan a réalisé qu’il ne reverrait probablement jamais les 900 euros de frais d’annulation et que Kris n’était pas aussi serviable qu’il le paraissait. « Personne ne vivait là-bas, m’a-t-il dit au téléphone. Il y avait juste des lits. » Juan a essayé de se faire rembourser via le service clientèle d’Airbnb pendant plus d’une semaine (il m’a montré le fil de conversation). En guise de consolation après cette mauvaise expérience, un représentant clientèle d’Airbnb lui a remboursé environ 600 euros des 1700 euros dépensés pour sa réservation, mais a expliqué que le couple avait le droit de garder les frais d’annulation parce que Juan n’avait pas reçu d’accord écrit.
Maria LaSota, 29 ans, n’a pas été aussi gâtée. À l’occasion des 60 ans de sa mère, elle a fait le voyage de Chicago à Milwaukee et a loué un appartement de Kris et Becky. Au téléphone, elle m’a raconté qu’un certain Kris l’avait appelée juste avant l’heure de l’installation en disant qu’il avait accidentellement fait une double réservation. Il lui proposait un appartement plus grand qu’il gérait dans la même rue. Maria n’avait pas l’impression d’avoir vraiment le choix. Ce weekend-là, tous les hôtels étaient bondés parce qu’il y avait un match de baseball entre les Chicago Cubs et les Milwaukee Brewers, ainsi que le festival de musique Summerfest.
Sans surprise, la location de Maria était un désastre. Couverte de poussière et dépourvue des commodités nécessaires ne serait-ce qu’à ouvrir la bouteille de vin qu’elles avaient apportée pour l’occasion. « On voyait que l’appartement servait seulement pour les photos. Dans le lit gigantesque, il y avait des coussins uniquement décoratifs et un drap-housse. La gazinière n’était pas branchée. Il n’y avait pas de climatisation et ils ne pouvaient pas ouvrir les fenêtres parce qu’il n’y avait pas de moustiquaire. Il n’y avait pas non plus de rideau. Mais ils n’avaient nulle part d’autre où aller, donc ils sont quand même restés. Durant son séjour, elle a rencontré au bar d’en bas des gars qui lui ont raconté qu’ils avaient réservé un Airbnb dans le même immeuble. « On s’est rendu compte qu’il leur était arrivé la même chose, a glissé Maria. Au départ, ils devaient loger dans le même appartement que nous, mais il y avait des travaux donc on les a relégués dans un autre plus petit où il n’y avait pas assez de place pour tous les copains. » « Ils ont reçu l’appel 10 minutes avant d’arriver », a-t-elle ajouté
La semaine suivante, Maria a reçu un appel la remerciant d’être une bonne invitée. L’homme à l’autre bout du fil s’est présenté comme étant Kris mais c’était clairement une autre voix que la fois précédente, a compris Maria. Quand elle a commencé à parler des problèmes de l’appartement, il a dit qu’il était désolé et devait appeler sa femme. « J’ai dit, “votre femme ou la femme de l’autre gars”, a rétorqué Maria. L’homme qui m’a appelée la semaine dernière m’a dit aussi qu’il s’appelait Kris, mais le ton de votre voix et votre accent sont complètement différents. »
Il lui a raccroché au nez et elle n’a plus jamais eu de ses nouvelles. Peu après, cependant, « Kris et Becky » lui ont laissé un commentaire en se plaignant qu’elle avait laissé des bouteilles de bière dans toute la maison et eu un comportement inapproprié avec les gens du quartier – « Ils ont essayé de dire que j’avais fait une grosse soirée, a dit Maria, alors que j’étais avec quatre femmes de 60 ans. » Bouleversée, elle a essayé de dénoncer le couple à Airbnb via le système de service clientèle. Le 1er août dernier, un employé lui a dit qu’il la recontacteraient d’ici huit semaines. Elle n’a toujours rien reçu.
L’histoire de Maria concordait avec ce qu’elle avait lu sur Internet. Quand des invités ont laissé un commentaire négatif à « Becky et Andrew », les hôtes leur ont rendu la monnaie de leur pièce en prétendant que les locataires étaient eux-mêmes des escrocs ou des voyageurs inexpérimentés.
Quelque chose d’autre a attiré mon attention dans l’histoire de Maria. Le fait que l’hôte Airbnb puisse loger la famille de Maria et les hommes du bar dans le même immeuble m’a laissé songeuse. Les hôtes seraient-ils les propriétaires de tout l’immeuble, ce qui augmenterait les chances que les noms des intrigants apparaissent sur les registres publics ? En regardant sur Internet, je n’ai trouvé que le nom d’une autre SARL, puis le site du département des institutions financières du Wisconsin. D’habitude, sur ce genre de sites, on trouve le nom d’un employé ou celui d’une personne qui est responsable juridique de l’entreprise. En général, on peut trouver le nom d’un avocat qui n’a pas l’obligation de révéler des informations sur ses clients à un journaliste au téléphone.
Mais dans ce cas, le profil que j’ai consulté n’était pas celui d’un avocat ou d’un juriste. Il appartenait à un certain Shray Goel. Quand je l’ai trouvé sur Linkedin, j’ai vu qu’il était basé à Los Angeles et se décrivait comme le directeur d’une « compagnie de location haut de gamme » appelée Abbot Pacific SARL. Un autre home appelé Shaun Raheja était son associé, selon la page LinkedIn de ce dernier. La page Youtube de Goel montrait des vidéos de lui faisant visiter des propriétés en mauvais état, dont l’une à la même adresse où Juan et Maria avaient logé à Milwaukee. Sur sa page Instagram, il se présentait comme un investisseur immobilier à longue distance qui travaillait à « LA, Chicago, Nashville, Austin, Dallas, Milwaukee, Indiana, et Orlando. » Ces huit villes correspondent aux propriétés associées à « Becky et Andrew » et aux autres comptes. Pour sa part, la page publique Instagram de Raheja montrait des photos des propriétés annoncées par Kelsey et Jean sur Airbnb. (Raheja n’a pas répondu aux appels, emails, ou messages directs sur Twitter.)
Quand j’ai regardé les anciens commentaires sur les couples, j’ai remarqué quelque chose d’autre que je n’avais pas vu auparavant. En 2012, un homme avait laissé un commentaire sur la page de Kelsey et Jean non comme un couple, mais comme une seule personne : « Shray. « Shray est une perle, a écrit l’homme dans le commentaire de 2012. Je serais heureux de l’accueillir de nouveau [sic] à tout moment ! Il est correct, propre et très indépendant. »
Tout était là. J’étais convaincue d’avoir trouvé mon escroc.
J’étais prête à tout pour connaître la version de l’histoire de Goel et j’ai essayé à maintes reprises de l’avoir au bout du fil, en vain. Alors j’ai décidé d’appeler Abbot Pacific, la compagnie qu’il gérait, d’après Linkedin. Le site de la compagnie ne montrait qu’un numéro Google, que j’ai appelé à maintes reprises un mercredi d’octobre avant de laisser un message disant que je voulais parler à Goel. Le lendemain, j’ai envoyé un mail à Goel sur sa messagerie Gmail personnelle. Moins de deux heures après, un homme à l’autre bout du fil a affirmé qu’il n’était pas la personne que je cherchais. Il prétendait s’appeler « Patrick. » « Je réponds juste au téléphone [pour Abbot Pacific]», a dit l’homme.
Patrick m’a dit que Goel avait vendu la compagnie il y a de cela neuf mois. Puis l’homme s’est mis à me cuisiner à propos de mon article. « J’ai regardé rapidement sur Google et on dirait que vous écrivez généralement des choses assez négatives, donc je voulais juste savoir ce que je peux faire pour vous », a-t-il dit. Il m’a interrogé sur ma motivation et sur les noms des personnes à qui j’avais parlé. Je lui ai dit que je préférais parler à Goel et il a dit qu’il s’efforcerait de me mettre en contact avec lui, ce qu’il n’a jamais fait.
Environ 30 minutes après l’appel, j’ai essayé de retourner sur le site d’Abbot Pacific. Mais je ne pouvais plus. Il avait disparu, remplacé par ces cinq mots en capitales : « CE SITE EST ACTUELLEMENT INDISPONIBLE. » J’ai rappelé Patrick pour demander ce qu’il s’était passé. « Je crois que c’est arrivé hier, a-t-il dit. Nous ajoutons de nouvelles fonctionnalités. De nouvelles propriétés et des choses comme ça. » Quand je lui ai dit que j’étais allée sur le site juste avant notre premier appel et que j’avais trouvé bizarre que le site soit en panne juste après, il a admis que c’était « bizarre. »
J’ai demandé à Patrick ce qu’il faisait avant de devenir secrétaire pour Abbot Pacific et il m’a dit qu’il travaillait dans la gestion immobilière. Je lui ai demandé s’il avait un compte Linkedin et il a répondu par l’affirmative mais a refusé de me donner son nom de famille – je n’ai pas trouver de « Patrick » travaillant pour Abbot Pacific sur Linkedin. J’ai aussi proposé de lui envoyer les liens des comptes Airbnb dont j’avais parlés, mais il ne m’a jamais donné d’adresse mail, en disant qu’il pouvait les noter à la main, ce qui aurait sans doute été une première dans l’histoire. J’ai décrit les interviews que j’avais faites jusqu’à présent. Puis j’ai ajouté quelque chose.
– « Oh, et j’oubliais de dire qu’il m’est arrivé la même chose », ai-je dit.
Un ange est passé avant que Patrick ne réponde.
– « Je comprends mieux maintenant », a-t-il dit.
Patrick a dit que Abbot Pacific avait bien des propriétés dans la rue où Juan et Maria avaient logé, mais a ajouté qu’il n’était pas très au courant de la partie Airbnb de la compagnie qui était « en déclin. »
– « Laissez-moi passer quelques coups de fil pour comprendre d’où vient ce mic-mac », a-t-il dit.
Après avoir raccroché, j’ai écrit un message à Kris et Becky et demandé à Goel de me répondre parce que j’étais en train d’écrire un article. Il était environ 15 heures à New-York.
« Bonjour Allie, vous devez faire erreur, ont-ils répondu quatre heures plus tard. Est-ce que vous voulez faire une réservation ? »
Six heures plus tard, les prix pour certaines des propriétés de Kris et Becky sont montés jusqu’à 9000 euros – bien trop cher pour être vues par quiconque faisant une recherche avec un budget raisonnable pour une location de courte durée.
Des semaines plus tard, le site d’Abbot Pacific était toujours indisponible. L’homme qui prétendait s’appeler Patrick ne m’a jamais rappelée par rapport au « mic-mac », ou mis en contact avec Goel, comme il a dit qu’il le ferait. J’ai encore envoyé un mail et appelé Goel moi-même. Je lui ai envoyé un sms et un message sur Facebook et sur BiggerPockets, un forum d’investissement immobilier, mais je n’ai jamais reçu de réponse. Le jour suivant ma conversation avec Patrick, Goel avait retiré toute mention de Abbot Pacific sur sa page Linkedin.
Apparemment, j’étais tombée par hasard sur une version plus large et étendue de ce que les chercheurs d’une association de Los Angeles avaient eux-mêmes découvert lors de leurs travaux sur Airbnb quelques années auparavant. En 2015, l’Alliance de Los Angeles pour une Nouvelle Economie (LAANE) a publié un rapport révélant que les grandes compagnies de location de Los Angeles avaient commencé à tirer profit d’Airbnb en créant de faux comptes pour ressembler à de vrais propriétaires. L’hôte le plus actif identifié par LAANE était « ghc », ou Globe Homes and Condos, une compagnie qui n’existe plus, qui utilisait les pseudonymes « Danielle et Lexi. »
Dans les règles de la communauté Airbnb, il est mentionné qu’aucun hôte ne doit « donner de fausses informations », mais Airbnb ne fait pas de vérification rigoureuse, selon le rapport. « En dépit du fait que Danielle et Lexi ont reçu le badge “ID vérifiée” sur leur profil, nous n’avons aucun moyen de savoir s’ils ont requis d’autres informations que la photo, disait le rapport. Ce cas démonte également l’une des pierres angulaires du modèle économique d’Airbnb parce que le système de notation de la compagnie et la vérification d’identité sont un moyen viable par lequel les voyageurs peuvent s’assurer de leurs hôtes potentiels. »
James Elmendorf, analyste expérimenté de LAANE, m’a expliqué que le faible processus de vérification avait donné l’opportunité à ceux qui voulaient profiter de la plateforme par la création de « fausses identités, comme vous et moi. » « Airbnb ne s’en préoccupe pas, a lancé James Elmendorf. C’est l’une des compagnies les plus sophistiquées du monde, et vous voulez me faire croire qu’ils ne peuvent pas trouver un système pour éviter cela ? Airbnb hausse les épaules comme les compagnies de pointe qui disent “on n’y peut rien”. Si elles voulaient résoudre le problème, elles trouveraient bien un moyen. »
Le problème s’étend bien au-delà de mon arnaqueur et au-delà de Los Angeles. Les trois dernières années, le Better Bureau Business, organisation à but non lucratif pour un marché éthique, a reçu environ 200 plaintes contre Airbnb via sa plateforme « Scam Tracker » et la moitié de ces plaintes parlaient de faux profils, m’a rapporté le porte-parole Katherine Hutt. Ce n’est pas parce qu’un internaute utilise un faux profil que le client aura nécessairement une mauvaise expérience. Beaucoup de gens s’en fichent de savoir chez qui ils sont logés – ils veulent juste quelque chose de moins cher qu’un hôtel. Mais en autorisant les hôtes à prendre de fausses identités, Airbnb a lancé un système qui permet aux escrocs comme le mien de proliférer.
Sentant que j’avais toutes les preuves dont j’avais besoin pour me faire entendre auprès d’Airbnb, j’ai envoyé un long mail à l’équipe du service presse de la compagnie. Je leur demandais entre autres choses comment ils vérifiaient l’identité des personnes sur leurs profils et comment on demandait aux employés attitrés de s’occuper des fraudes présumées.
Un peu plus de 24 heures plus tard, j’ai reçu par mail la déclaration qui suit.
« Avoir un comportement trompeur en remplaçant une annonce pour une autre est une violation de notre standard de communauté, disait la déclaration. Nous allons suspendre l’annonce pendant que nous faisons de plus amples recherches. »
C’était tout. Personne dans la compagnie n’a jamais accepté de parler officiellement de ce que j’avais découvert. Personne n’a accepté de répondre à aucune de mes questions concernant le système de vérification d’Airbnb. Concernant ses obligations vis-à-vis des personnes qui ont dû faire face à une arnaque, la compagnie a seulement répondu par email qu’elle était « là 24h/7 pour aider les clients à faire une nouvelle réservation et pour effectuer des remboursements partiels et complets » en cas de fraude ou de déclaration inexacte des hôtes. Peut-être qu’Airbnb ne pouvait pas me donner plus de détail sur son système de vérification par email parce qu’il n’en avait pas du tout. J’ai interrogé la compagnie sur trois comptes – Annie et Chase, Becky et Andrew, et Kris et Becky. Le compte d’Annie et Chase a été supprimé, et les deux autres n’ont plus d’annonce, ce qui signifie, selon les restrictions de messagerie d’Airbnb, que je ne pouvais plus leur écrire de message. Parmi les six autres comptes que j’ai associés à la magouille, cinq étaient toujours actifs des semaines plus tard. Seul le compte de Kelsey et Jean a disparu du site.
Même si les plans des escrocs ont été légèrement déjoués, il n’y avait aucune garantie qu’ils ne puissent pas recommencer à zéro avec de nouveaux profils. Le système était toujours en place. Airbnb a créé un réseau de plus de 7 millions d’annonces reposant largement sur la confiance, facilement exploitable par ceux qui le veulent. Ce n’est peut-être pas si surprenant que la compagnie préfère donner des réponses lapidaires sur le système de vérification et jouer à cache-cache. À chaque fois qu’un client ne reçoit pas de remboursement complet, Airbnb se fait de l’argent.
Selon Kellen Zale, professeur à l’Université de Houston, étudiant la loi de propriété et les locations à court-terme, il n’y a pas de politicien au niveau étatique ou fédéral pour porter plainte contre Airbnb. À la place, la responsabilité tombe sur les gouvernements locaux – dont certains sont trop limités financièrement pour protester.
En 2015, Airbnb a dépensé au moins 7 millions d’euros en lobbying pour lutter contre un arrêté de San Francisco qui demandait aux hôtes de se soumettre à de longues démarches administratives pour enregistrer leurs appartements dans la ville. L’arrêté est tout de même passé, réduisant sévèrement le nombre de propriétés disponibles. Mais toutes les villes n’ont pas les ressources budgétaires de San Francisco. Quand la Nouvelle Orléans a revu ses lois sur les contrats de courte durée en août dernier par exemple, la ville au budget serré a remis dans les mains d’Airbnb la responsabilité de contrôler cette nouvelle loi.
Pour le moment, c’est à nous qu’il incombe d’assumer les conséquences. Zale elle-même a eu une expérience peu glorieuse avec Airbnb il y a quelques années. Son hôte lui ayant donné le mauvais code pour ouvrir la porte de la propriété qu’elle avait louée au Texas, elle a dû réserver une chambre d’hôtel très chère à la dernière minute. Malgré sa colère contre Airbnb qui n’a pas remboursé sa note d’hôtel, elle a continué à utiliser la plateforme. Elle aime « le charme de vivre dans un autre quartier pour quelques jours », a-t-elle dit.
Les autres personnes à qui j’ai parlé sont confrontées au même dilemme. Elles savent qu’elles jouent avec le feu avec les startups de location de courte durée, mais elles sentent qu’elles n’ont pas le choix. Jane, elle, aimerait peut-être passer à Vrbo, mais Maria est toujours en attente qu’on lui retire le commentaire négatif qu’elle a reçu avant d’organiser son voyage en Italie. Juan a également annoncé qu’il comptait rester toujours fidèle à Airbnb. « Si j’avais le choix, je n’utiliserai plus jamais Airbnb, m’a-t-il dit. J’étais vraiment furieux de me faire arnaquer. Mais à ce stade, je me dis que si je veux voyager, je ne peux pas vraiment faire autrement. »
Et moi non plus, même après un mois de fouilles dans les registres publics, de traque au moindre indice sur Internet, d’appels répétés à Airbnb et de discussions avec le soi-disant Patrick, je ne dis pas adieu à la plateforme. Ce système dont on peut facilement profiter et qui parfois rend fou reste toujours un peu moins cher qu’une chambre d’hôtel.
En fait, après tout cela, je n’ai jamais laissé à Becky et Andrew de commentaire.
Actualisation du 22/11/2019. Une version antérieure de cet article indiquait qu’Airbnb avait remboursé 361 euros. Cette phrase a été corrigée pour refléter que les 361 euros ont été remboursés par “Becky et Andrew” après l’intervention d’Airbnb.
VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.