Les livres préférés de l’auteur il y a plus de vingt ans. Les deux premières photos sont de lui.
Printemps 1993. Je remarque une fille, plutôt jolie dans le métro parisien, qui sort à la même station que moi. Bien qu’elle n’aille pas dans ma direction, je décide de la suivre. Je me demande si je dois le faire, si ce n’est pas un peu malsain, mais je le fais. Je la suis. Dans les rues qui la mènent à la porte de son immeuble. Je la regarde rentrer. Je n’ai pas trop de mal à résister à la pulsion qui m’intime de la suivre un peu plus loin, conscient que le cas échéant, je sombrerais vraiment du côté des « creeps ». Une frontière que, malgré moi, j’avais déjà franchie en nourrissant, ces cinq dernières minutes, des fantasmes de couteaux, de découpe de chair, et autres pensées cataloguées « malades » à l’égard de celle que j’envisageais comme une hypothétique victime. Pour le dire grossièrement, au printemps 1993, je n’allais pas très bien.
Videos by VICE
Les années 1991-1994 sont pour moi synonymes de mauvais souvenirs et restent relativement troubles quant à l’état mental dans lequel je les ai traversées. Si j’en garde quelques souvenirs précis – le tournage de quelques films en vidéo, des tags sur les murs du lycée, une misère sentimentale abyssale et l’émergence de ma haine du monde et plus précisément, des femmes –, j’en retiens néanmoins une inclination perturbante pour le meurtre d’autrui qui m’a poursuivie pendant trois longues années. Celle-ci était en outre alimentée par quelques éléments culturels qui m’ont marqué plus qu’ils n’auraient dû, et qui de fait, n’ont rien fait pour me sortir de la torpeur meurtrière qui m’habitait alors. Cette nécessité de tuer un être humain a parfois pu virer à l’obsessionnel, et m’a ainsi poussé à suivre une inconnue jusqu’à la porte de chez elle en fantasmant de couteaux de la marque Buck. Modèle Skinner. Manche noir.
Quand je pense à cette période, chroniquée religieusement sur des cassettes audio que j’enregistrais à l’intention du Sheriff Truman – ouais, celui de Twin Peaks – s’entrechoquent quatre éléments précis. American Psycho, de Bret Easton Ellis, découvert à sa sortie française dans une édition « service de presse » rapportée à la maison par ma mère journaliste ; le livre Serial Killers : Enquête sur les tueurs en série , de Stéphane Bourgoin ; Twin Peaks donc, la série de David Lynch ; et enfin, Un tueur sur la route, le bouquin de James Ellroy, qui m’avait fait fétichiser à l’extrême le couteau modèle Skinner de la marque Bucks, utilisé par Martin Plunkett, alias Super Saigneur, le tueur en série au cœur du bouquin d’Ellroy. Et que mon oncle possédait dans sa collection.
Je dirais cependant que c’est Patrick Bateman, l’assassin et narrateur du roman, et la lecture d’Ellis qui ont été le déclencheur de tout ça. Était-ce le glamour ? La violence ? La profondeur de l’écriture qui m’aurait inconsciemment entraîné vers le fond ? Impossible à dire. Je me rappelle néanmoins précisément m’être parfaitement reconnu dans la somme de frustrations qui animaient Pat Bateman. À partir de là, je me suis intéressé de près à tout ce qui pouvait toucher au phénomène des tueurs en série, qui, porté par le bouquin d’Ellis, était devenu un sujet relativement tendance au début des années 1990.
Surfant sur l’agitation et la polémique, Stéphane Bourgoin, libraire de son état et expert hexagonal – voire international à en croire la mini-bio qui accompagnait son étude poussée du phénomène – sortait ce qui deviendrait ma bible : Serial Killers : Enquête sur les tueurs en série . Aujourd’hui, je me demande à quel point ce bouquin est une somme de mensonges, mais aux yeux de l’ado partiellement attardé que j’étais, les interviews et analyses qui habitaient les pages de cette enquête exerçaient une fascination malsaine teintée d’introspection. En réalité, ces mots et les sentiments qu’ils contenaient me permettaient de comprendre un peu les pulsions qui m’habitaient.
J’y cherchais des réponses. Mais également, autant de manières de me complaire dans mes pensées sinistres, mes plans échafaudés pour pouvoir commettre le – voire, les – crimes parfaits et m’en défendre face aux psychologues qui pourraient plus tard m’interroger.
Une page cochée dans le livre de Stéphane Bourgoin, « Serial Killers : Enquête sur les tueurs en série » à une époque où l’auteur était fan d’Arthur Shawcross, « l’étrangleur de Rochester ».
En ce temps, ma mère s’était faite complice involontaire de cette fascination. On peut même dire qu’elle alimentait ma curiosité pour le moins malsaine. Non contente de m’avoir filé le bouquin d’Ellis, puis celui de Bourgoin, elle m’avait fait envoyer par voie de presse – encore – tous les tomes de la collection Crimes & Enquête du catalogue J’ai Lu. Bien trop fainéant pour me plonger dans ces bouquins, qui par ailleurs n’évoquaient que peu les tueurs qui me fascinaient le plus – les Américains des 40 dernières années, de Ed Gein à Ted Bundy –, je préférais me plonger dans les comics qui surfaient eux aussi sur le phénomène.
Il s’agissait de comics de seconde zone. Ils étaient publiés chez le bien nommé éditeur Zone Productions, étaient objectivement nuls à chier, mais suffisaient pourtant à étancher ma soif de morbidité. Une soif qui trouva son plus grand réconfort dans le bouquin Un Tueur sur la Route de James Ellroy.
Le frisson du début s’était évaporé et l’intégralité de mon existence avait fini par ressembler à un long bad trip, dont j’avais peur de ne jamais pouvoir me sortir.
Pour faire simple, l’auteur y écrit le journal intime d’un tueur, Martin Punkett, parcourant les routes des États-Unis à la recherche de victimes, qu’il expédie à coups de schlass ou de flingues en s’imaginant être un justicier psychotique. Fantasmes et meurtres s’y croisent abondamment. Et très vite donc, le narrateur, Martin Plunkett, est devenu mon héros. Plus qu’un héros, en fait. Il constituait un modèle à suivre. Il était le récipiendaire parfait de mes moindres fantasmes, que je nourrissais par ailleurs en me rendant toutes les semaines au cinéma 14 juillet Beaubourg (aujourd’hui MK2 Beaubourg) pour assister religieusement à leur projection hebdomadaire du film culte Henry, portrait d’un tueur en série . Le vendredi soir, c’était Blue Velvet au Grand Pavois, qui lui, m’offrait un semblant d’espoir.
Car au bout de quelques années, cette obsession commença à me ronger. Le frisson du début s’était évaporé et l’intégralité de mon existence avait fini par ressembler à un long bad trip, dont j’avais peur de jamais ne pouvoir me sortir. Je ne voyais en tout cas aucune issue à ce mal qui me rongeait, et dont je ne pouvais parler à personne.
Au bout d’un moment, ma mère s’est un peu inquiétée. Cependant, comme elle ne comprenait déjà pas la fascination qu’un magazine comme Starfix avait pu exercer sur moi au plus jeune âge, je crois qu’elle s’était contentée d’un simple « Non, ne t’inquiète pas, tout va bien ». Enfin, Maman… On parle de ton fils, et ce fils réfléchit de plus en plus sérieusement à tuer quelqu’un.
Et bizarrement, Twin Peaks m’a sauvé. J’ai été comme convaincu que la série et son long déroulement psychotique finiraient par me servir de catharsis. Ce qui est finalement arrivé. L’agent Dale Cooper, incarné par Kyle MacLachlan, avait toujours été pour moi un symbole de pureté qui me permettait de me maintenir à flot. Et le final de la série, qui le voyait lui aussi sombrer du côté obscur, fut un flash ; celui-ci m’a convaincu de me placer, enfin, du bon côté. Tout au long de cette période pour le moins négative de ma vie, qui avait fait de moi un creep en bonne et due forme, j’avais lutté pour ne pas sombrer. Mais c’est la fin de Twin Peaks qui a alors agi comme un stimulant ultime, qui m’a fait dire que si Cooper était tombé, eh bien, moi, je resterais du bon côté. C’est en tout cas le souvenir que j’en gardais jusqu’à aujourd’hui.
Mais en essayant de rassembler les pièces de ce perturbant puzzle afin d’être à peu près précis dans la rédaction de ces souvenirs, j’ai remis en place une chronologie que ma mémoire avait en fait bien chamboulée. Dans ma tête, American Psycho avait lancé la machine. Et la fin de Twin Peaks l’avait interrompue. Je réalise aujourd’hui que c’est la fin de Twin Peaks qui avait mis en branle cette crise d’adolescence tardive et qu’ American Psycho et les autres n’avaient fait que l’alimenter.
Un fond d’écran qui évoque possiblement à l’auteur d’excellents souvenirs. Via Flickr.
Pendant deux ou trois ans, je me suis donc fantasmé tueur, comme le héros de Bret Easton Ellis, dont la schizophrénie m’avait alors échappé. Lorsque vous lisez American Psycho à 17 ans, à moins d’être plus intelligent que moi – et je ne suis pas en train de dire que c’est difficile –, ça ne fait pas un pli : Patrick Bateman est un tueur. Un simple assassin. La profondeur et la finesse du bouquin ne me sont apparues que dix ans plus tard, en le relisant. En replongeant dans le bouquin d’Ellroy, j’ai aussi découvert que j’avais complètement calqué mon modèle mental sur celui de son héros. De ses débuts, en tout cas. Le fait qu’il soit fan de comics, comme moi, avait sûrement aidé. Mais à la grande différence de Martin Plunkett, je n’ai jamais tué d’animaux. Juste emplâtré une dizaine de sauterelles avec une copine à une époque, et vu la réaction de mon frère, je n’étais pas près de recommencer à faire mal à un animal, aussi insignifiant soit-il.
Du coup, je me demande aujourd’hui ce qui a interrompu cette machine. La maturité ? Je ne pense pas. L’amour partagé ? Peut-être. En 1994, je rencontrais une fille, que j’aimais, et qui m’aimait. Quelques semaines plus tôt, je me souviens d’une soirée à la Scala avec mon cousin et un pote. Mon cousin, bien plus charmant que ses deux acolytes, avait réussi à ramener deux filles – assez vulgaires – dans l’appart de mon pote. Cette situation me turlupinait au point que j’ai fini par leur demander le plus sérieusement du monde : « Vous rentrez souvent avec des inconnus ? – Ça arrive. Bon j’imagine que le sida, vous connaissez, mais vous n’avez pas peur de tomber sur des mecs qui pourraient vous tuer ? »
Inutile de dire que quand mon cousin, mon pote et les meufs se sont retrouvés à poil dans la baignoire, j’étais persona non grata.
Quoi qu’il en soit, conjointement à mon histoire d’amour, l’écume du grunge avait fait fleurir une vague tendance serial killer que je trouvais plutôt malsaine et bien éloignée de la pureté de ma propre fascination. Finalement, je dirais que Kalifornia, Marilyn Manson, et Tueurs nés ont eu raison de ces pulsions une fois pour toutes. Henry ne jouait plus au 14 juillet Beaubourg, et les comics de tueurs en série n’arrivaient plus en France. Ou tout du moins, j’avais arrêté de les commander à mes vendeurs, qui se foutaient à moitié de ma gueule. Je rigolais de bon cœur avec eux. Au départ de mon amoureuse, qui était suédoise, je me suis collé quelques coups de cutter – une pratique que j’exerçais déjà pour tuer l’ennui – et j’ai arrêté d’enregistrer mes cassettes. J’étais passé à autre chose.
Aujourd’hui, les rares gestes que je trouve déplacés vis-à-vis d’autrui se cantonnent à toucher d’une manière ou d’une autre la main d’une fille qui me tend quelque chose. Pure érotomanie, il me semble. Ou du moins il me semblait, jusqu’à ce que je revoie par hasard récemment Le Silence des agneaux. Dans un plan furtif, le réalisateur Jonathan Demme montre Hannibal Lecter caresser le doigt de Clarice Starling en lui rendant un dossier. Ce plan m’a plongé dans l’effroi.
Peut-être finalement que le tueur en moi, ou l’adolescent en guerre contre le monde, sommeille encore. Quelque part.
Virgile vous regarde toujours, chaque jour, mais pas sur Twitter.