j’ai photographié la culture (disparue) du cruising des années 1970

j'ai photographié la culture (disparue) du cruising des années 1970

Aujourd’hui, la jetée du West side à Manhattan est un endroit où les touristes et les familles se retrouvent pour bronzer ou flâner dans le parc en mangeant des gaufres. Cette promenade est jouxtée par des kilomètres de stations de Vélib et une île artificielle en construction qui a coûté plus de 250 million de dollars. Pour faire court : le parc est devenu une vache à lait. Mais dans les années 1970, la jetée était un Grindr a ciel ouvert.

Au XXIe siècle, les relations sexuelles queers se sont privatisées et individualisées. Nos conquêtes se font la plupart du temps sur notre téléphone : tard le soir, seuls dans nos chambres. Mais à l’époque, certains lieux comme la jetée du West Side étaient des paradis relativement sûrs pour les hommes gays qui souhaitaient se rencontrer, coucher ensemble sans forcément chercher à se revoir. De notre point de vue contemporain, l’idée que d’innombrables hommes gays aient des relations sexuelles en plein cœur de Manhattan résonne comme une fiévreuse rêverie.

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À son apogée, la jetée était un lieu presque enchanté, et le photographe Alvin Baltrop s’est intéressé aux hommes qui s’y croisaient. Pendant plus de 30 ans, il a capturé des dizaines images en noir et blanc, mettant en scène des hommes hédonistes : s’exposant nus au soleil, s’essuyant après une rencontre, s’embrassant avec passion. L’œil de Baltrop évite le jugement ou la provocation inutile. Ces images ressemblent à de luxuriantes archives historiques, documentant le type d’histoires d’amour auxquelles Baltrop prenait part lui-même. Le cruising et la jetée avaient une place particulière dans le cœur du photographe. Comme il l’affirmait lors d’une interview, « On ne faisait pas attention aux débris, au danger, à la saleté, à l’odeur, à la potentielle vulgarité. Ce qui était important c’était de rencontrer quelqu’un pour avoir des relations sexuelles. Et la plupart du temps, le but était de se bousiller les noix et de continuer. »

Se souvenir de l’histoire oubliée de la jetée du West Side en plein milieu du Pride Month – mois de la fierté – n’est pas un acte vide de sens. Nous nous rappelons ainsi qu’en termes de lieux (à savoir les endroits où nous pouvons nous rencontrer et simplement être) la communauté queer a toujours été forcée de déménager sans cesse, courant toujours le risque d’être totalement occultée au profit d’intérêts économiques et politiques. Le conservateur du musée du Bronx Sergio Besso, s’est entretenu avec i-D pour parler de l’héritage de l’œuvre de Baltrop, de la culture du cruising dans les années 1970, et de la difficulté de la conservation et de l’archive de l’art dit « queer ».

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The Piers (exterior with 2 figures). n.d (1975-1986)

Selon vous, pourquoi Alvin Baltrop n’a pas connu le même succès que d’autres artistes new yorkais queers de la même époque, comme Mapplethorpe et Warhol ?
Quand on compare Alvin Baltrop à ces artistes, la différence n’est pas qu’il n’était pas pro – il a étudié à la SVA ( School of Visual Arts) de New York, il connaissait très bien la technique, il développait lui-même ses photographies… Mais il ne partageait pas la même ambition qu’un Mapplethorpe, qui voulait vraiment réussir à grande échelle. Mapplethorpe voulait devenir un photographe classique, dans le même genre qu’Irving Penn. A contrario, Baltrop a suivi sa passion. Ses photos ne lui servaient pas à se faire un nom. Prendre en photo la jetée, était pour lui un travail de recherche et d’archive. Il garait son van dans la rue et attendait pendant des heures. Je ne suis même pas sûr qu’il ait déjà pensé à exposer son travail dans une galerie. Il était juste fasciné par ses découvertes sur la jetée.

Quand avez-vous remarqué le travail d’Alvin Baltrop pour la première fois ?
J’ai toujours été très intéressé par la vie culturelle du Bronx. Et en 2008, je suis tombé sur Alvin Baltrop en couverture d’un numéro d’ ArtForum. J’ai lu l’article qui lui était consacré et j’ai appris qu’il venait du Bronx, et plus je m’intéressais à sa vie et à son histoire, plus je le trouvais fascinant.

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The Piers (exterior). 1975-86

Comment le projet d’une exposition sur sa vie et son œuvre vous est venu à l’esprit ?
Nous connaissions quelqu’un qui gérait la collection Alvin Baltrop. Elle nous disait que le fond avait des difficultés avec les archives parce qu’ils n’avaient pas assez de ressources. J’ai donc pensé qu’il serait intéressant de réunir ses archives au Musée du Bronx. En 2014, ils nous ont contacté. Nous avons beaucoup d’objets ayant appartenu à Baltrop – tous ces appareils photographiques, ses dossiers médicaux, des pellicules…

Qu’est-ce qui attirait Alvin Baltrop vers la jetée ? Autant au sens personnel qu’artistique.
À la fin des années 1960, Alvin était dans la Marine pendant la guerre du Vietnam. Il n’est jamais arrivé jusqu’au Vietnam. Il stationnait la plupart du temps dans l’Atlantique. En 1972, il est venu à New York et vivait avec sa mère et son frère dans le Bronx. On m’a dit que sa mère aurait découvert ses photographies et aurait réagi de manière très négative. Pour faire court, il a déménagé juste après. Je crois que c’est à ce moment-là qu’il a découvert la jetée. Alvin Baltrop était un homme fier d’être bisexuel – il a eu des compagnes et des compagnons. Il était juste très porté vers le sexe. J’ai appris grâce à un autre essai qu’il pratiquait le cruising dans le Bronx et à Central Park. Il connaissait beaucoup de lieux de cruising à Manhattan. Il a même été videur dans un bar gay au croisement de la 2ème avenue et de la 4ème rue.

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The Piers (sunbathing platform with Tava mural) 1975-86

J’ai l’impression que Baltrop s’impliquait énormément dans son sujet. Il ne photographiait pas seulement la jetée ; il prenait part à la culture de son temps.
Oui. Il y a un côté très personnel, très narratif dans son travail. L’exposition commence par les photographies qu’il a prises dans la Navy. Pendant cette période, on voit déjà les éléments formels qu’il va étayer plus tard dans ses séries sur la jetée. On voit la contemplation homosexuelle… Baltrop ne prenait pas de photographie en se disant “Oh, je pense que ça va vendre !”. Il photographiait ce qui était autour de lui.

L’une des photographies qui est particulièrement marquante est le portrait de Marsha P. Johnson.
Eh bien à ce moment-là, personne ne pensait que Marsha allait devenir l’icône qu’elle est aujourd’hui. Je ne pense pas qu’elle ait été très impliquée dans la vie sexuelle de la jetée. C’est juste une personne qu’Alvin a rencontrée. J’aime cette image parce qu’elle est pleine de dignité. C’est presque comme si Marsha était première dame des États-Unis.

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Marsha P. Johnson, n.d. (1975-1986)

Connaissez-vous l’histoire de ce portrait ?
C’est la difficulté avec le travail de Baltrop. Il ne donnait pas de titre à ses clichés, et nous ne connaissons pas leurs dates précises. Il prenait des photos de manière compulsive. Un grand nombre de ses images n’ont même pas encore été développées. Avec cette exposition, j’ai l’impression que le musée du Bronx esquisse seulement l’importance de son travail. Autant du point de vue de l’histoire et de la communauté gay que de celui de la photographie à New York.

Quels sont les problèmes spécifiques à l’élaboration d’une exposition LGBTQ+ comme celle-ci ? Car il est très courant que l’Histoire de l’art queer ne soit pas correctement archivée.
Cette Histoire est encore assez récente. Je comprends les défis et les difficultés mais en même temps, nous pouvons encore faire tellement de choses. Je suis très fier d’avoir invité un des amis d’Alvin Baltrop (lui aussi photographe), à écrire un essai pour le catalogue. Il est très proche du sujet, et il a écrit un très bel hommage à Baltrop.

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Navy (seated nude man) n.d (1969-1972)

Le cadre est très important dans le travail de Baltrop. Il choisissait des lieux de cruising qui ont aujourd’hui été recouverts par des copropriétés de luxe, des stations de Vélibs etc. Quel sens pourrions-nous donner à ses lieux de rencontres queers aujourd’hui disparus ?
Je ne vivais pas à New York dans les années 70. Mais j’ai vécu au Brésil, et je me souviens très bien de la contre-culture hippie qui était en pleine ascension à cette époque. Je me souviens que j’essayais de comprendre les changements culturels et sexuels qui se jouaient. Les gens se sentaient libres d’avoir des relations sexuelles en public ! Le changement était aussi international. J’ai lu une biographie écrite par David Woinarowicz parce que je voulais lire et comprendre la vie de quelqu’un qui était de la même génération que Baltrop. J’ai découvert que David avait vécu à Paris pendant quelques mois à la fin des années 1970, et il allait aussi au parc la nuit pour avoir des relations sexuelles. C’était comme ça un peu partout, en Angleterre, à Paris, au Japon. Une sorte de grande révolution sexuelle internationale. Et le travail de Baltrop est une représentation très puissante de ce changement culturel.

The Piers (man wearing jockstrap), n.d. (1975-1986)
The Piers (man wearing jockstrap), n.d. (1975-1986)

Que doit-on retenir du travail de Baltrop alors que nous fêtons cette année le 50ème anniversaire de Stonewall ?
Nous avons réuni 170 photographies, donc pour moi, c’est presque comme composer un film scène par scène. Les expositions comme celle-ci nous permettent de nous souvenir des combats menés. Nous vivons aujourd’hui nos vies grâce aux personnes qui se sont battues pour nous. Je suis gay, marié, et je pense que nous venons de loin. Nous avons un candidat à la présidentielle qui est ouvertement gay et marié. Nous avons effectué un long chemin.

Quelles sont vos photographies favorites de la collection Baltrop ?
En définitive, Marsha. J’aime aussi beaucoup sa période dans la Navy. Il a peut-être eu un compagnon dans la Navy. Il y a une très belle image d’un jeune homme qui le regarde dans laquelle on ressent clairement le désir. Simplement à la manière qu’il a de cadrer les autres hommes. Il y a aussi tellement d’innocence. Je trouve cette image très très belle.

L’exposition The Life and Times of Alvin Baltrop est ouverte au Musée du Bronx Museum du 7 Août 2019 au 9 Février 2020.