Life

J’ai touché l’éternité en téléchargeant mes archives Facebook

Facebook données data avenir

La première fois que je fus frappé par la vieillesse, c’était lors de la découverte d’un cheveu gris niché au sein de mon cuir chevelu. Pris de vertiges, je me voyais déjà agoniser sous les formulaires administratifs quotidiens, les crises hémorroïdaires matinales et une certaine solitude due à une mortalité soudainement devenue réelle. Mon réflexe a d’abord été de regarder mon chat afin de trouver dans ses yeux une réponse, ou a minima une preuve que plusieurs vies m’attendaient après celle-ci. Peut-être pas neuf, mais deux ou trois suffiraient à me rassurer. La seconde fois, mon déclin s’est manifesté brutalement par l’inexplicable envie d’organiser un dîner fait de bons produits frais avec des amis. Le contrecoup passé, je me suis mis en quête des salles de sport les plus proches de chez moi tout en décapsulant une bière tiède.

A priori, personne ne veut vieillir. Nos plus belles années, que les personnes mourantes situent pour nous entre 15 et 25 ans, seraient une période absolue faite de liberté et de bonheur insouciant, loin de considérations métaphysiques relatives aux concepts de vie après la mort et d’investissement immobilier locatif en zone tendue. Durant cet âge d’or, chacun habite un corps beau et fonctionnel qui ne demande aucun effort particulier, s’accouple au gré de rencontres Erasmus et ne cesse de se répéter qu’il faut profiter. Car un jour, seul devant la glace d’un appartement anonyme, les fesses tombent et le visage ressemble dorénavant à une route en travaux. Tel un insecte venu se loger dans notre boîte crânienne, l’amertume consume l’enthousiasme et ancre définitivement l’idée que la fête est finie. De cette évidence découle une question : une fois le processus de décomposition du corps terminé, que restera-t-il de nous ?

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Au lieu d’attendre patiemment la mort au rythme des battements d’un vélo elliptique, j’ai téléchargé l’intégralité de mes archives Facebook de ma première inscription jusqu’à aujourd’hui afin de voir ce qui allait perdurer de moi pour l’éternité une fois que la poussière retourne à la terre. En épluchant toutes mes données depuis plus de dix ans, j’espérais découvrir mon moi, mon surmoi et mon ça. Une manière de savoir qui j’étais selon Facebook, suis et ce que mes successeurs diront de moi. Après tout, « les cheveux gris sont des archives du passé », écrivait Edgar Allan Poe.

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J’ai toujours détesté être photographié. Que ce soit par des amis qui veulent sauvegarder une soirée quelconque ou ma grand-mère qui veut matérialiser ses petits-enfants auprès d’elle, je me trouve systématiquement laid. Je ne sais pas me tenir droit et mon corps s’apparente à celui d’un lion de mer dès lors que je m’installe sur une surface molle de type canapé. En téléchargeant toutes mes archives Facebook, je m’attendais à ressentir le même malaise face à un portrait de moi objectif malgré ma complicité inhérente. Après plusieurs minutes de téléchargement, mon existence se voit ranger en 25 fichiers nominatifs. À ma grande surprise, cette dernière se résume à 1,73 gigaoctets de données. Je tiens donc dans une petite clé USB goodies de cabinet de dentiste. C’est un peu vexant mais plus abordable que la cryogénisation qui propose de se faire congeler le corps pour le prix d’une place de parking à Paris (environ 200 000 euros N.D.L.R.).

En parcourant les premiers dossiers, j’apprends que j’ai utilisé Facebook pour la première fois le 20 mars 2008 à 16h19 avec comme tout premier statut « Paul Douard est à la maison ». Je ne sais pas si ma vie de l’époque était à ce point triste pour publier un message aussi sporadique, ou bien si je me trouvais sur la retenue du fait de l’utilisation d’un nouvel outil révolutionnaire. Quoi qu’il en soit, c’est à cet instant que tout a commencé. J’avais 19 ans et comme n’importe quelle première fois, je n’avais aucune idée de ce que je faisais. J’avais sans aucun doute la même position étrange que vos parents devant leur ordinateur : le dos légèrement courbé, les sourcils froncés laissant transparaitre une forte incompréhension et un déplacement de souris très lent pour réduire les risques d’erreurs. J’étais un adolescent qui déjà laissait tout un tas de clicks permettant de dresser la liste de tout ce qui, a priori, constituait ma vie.

Douze ans plus tard, Facebook dessine mon visage grâce à une suite de lignes de code. Est-ce mon visage d’aujourd’hui, celui d’il y a dix ans ? Un mélange des deux ? Facebook cherche-t-il le nombre d’or ? me demandais-je. Lorsque mon âme en aura assez de mon corps physique, mes amis pourront-ils me recréer dans une réalité virtuelle sur la base de ces données et passer du temps avec moi, à l’image de cette mère de famille sud-coréenne qui a pu « toucher » sa fille décédée quelques années plus tôt ? Ma première visite dans mon musée virtuel est pour l’instant aussi excitante qu’une pause à une station-service pour faire le plein. Heureusement, il me reste beaucoup de choses à fouiller.

Likes_and_reactions

Si l’idée de dévoiler mon prépuce à une médecin généraliste de mon âge pour y soigner une présupposée mycose me donne envie de me poignarder, répondre à la question « T’aimes quoi dans la vie ? » me terrifie davantage. J’ai toujours trouvé cette question conne car elle nous réduit à une addition de choses simples qui n’ont aucun rapport entre elles – à une liste de pages likées en somme. Je pourrais répondre « J’aime les animaux, sortir le soir et marcher dans le désert » mais je préfère dire « Je n’en sais rien moi, plein de trucs ». En ouvrant le fichier qui répertorie toutes les pages que j’ai likées depuis 2008, je dois bien reconnaître que je suis une liste de likes désorganisés dont il est difficile de tirer une conclusion. Certes, un bon quart des pages que j’ai aimé est en rapport avec les animaux. Mais pour le reste, ce n’est pas comme si je m’étais assis devant mon ordinateur afin de réfléchir à ce qui me plaît dans la vie. Devant mon jeune compte Facebook, j’étais comme face à un conseiller d’orientation : je lui disais ce qu’il voulait entendre.

À l’époque, je likais sans réfléchir et surtout sans me demander à quoi cela pourrait bien me servir. C’était un genre de faux journal intime censé créer le personnage que je rêvais d’être

Lors de ma première journée sur Facebook, le 20 mars 2008, j’ai successivement liké la page de Daft Punk à 18h00, Jack Johnson à 18h01 et Radiohead à 18h08. J’espère que je n’aurais jamais à justifier cela à mes hypothétiques enfants. De même que tous ces groupes jamais écoutés mais likés en 2010 pour tenter de devenir un mec cool et accessoirement plaire à une fille – qui aujourd’hui est mariée à un banquier chinois. Personne ne like Tame Impala et TV On The Radio à cette époque pour autre chose que jouer les mystérieux. J’ai semble-t-il fait un baroud d’honneur le 15 novembre 2010, à en croire ma frénésie de likes : pas moins de 47 groupes likés en seulement quelques heures. Cette agitation devait être la réaction appropriée d’un moi pré pubère qui bégayant des mots inaudibles face à une fille qui lui demande « Tu écoutes quoi comme musique ? ». Ce n’est qu’à partir de 2015 que mon rythme de like se réduit considérablement. Cela coïncide avec mon entrée dans la vie active – donc le manque d’argent, la fatigue et la désillusion quant à l’avenir. Les commentaires de soirée laissent place à des évènements pour organiser des week-ends en Normandie. C’est peut-être là que je suis devenu chiant. Pour autant, mes goûts et mes choix vont-ils rester ad vitam aeternam ? Il semble que oui.

En voyant ces centaines voire milliers de pages likées, j’ai le sentiment d’être davantage une moyenne statistique qu’un personnage complexe – si tant est qu’on peut être un personnage complexe quand on like des groupes pop rock pour plaire. Dira-t-on de moi le jour de mon enterrement que, « Paul était un grand fan de Nicolas Jaar depuis le lycée » parce que j’ai liké ces pages pour attirer l’attention d’Emma ? Dieu m’en garde. À l’époque, je likais sans réfléchir et surtout sans me demander à quoi cela pourrait bien me servir. C’était un genre de faux journal intime censé créer le personnage que je rêvais d’être. Mon compte Facebook devait être une version de moi évoluée, la bonne version, celle qui plaît aux gens, pas celle où je joue à Day of Defeat tous les soirs et écoute Linkin Park en boucle en me demandant comment on se masturbe dignement.

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Quand j’ouvre le fichier composé de toutes les photos que j’ai publié et partagé sur Facebook en dix ans, elles se découpent en trois catégories chronologiques. La première n’est qu’une succession de photos de soirées où tout le monde est ivre et porte des choses sur la tête. La seconde est composée d’albums de vacances, lorsque publier 297 photos sur Facebook au retour d’un weekend de trois jours dans le Luberon était normal. Tout le monde y est également ivre. La troisième catégorie est davantage conceptuelle. Les gens ont disparu au profit de bâtiments d’après guerre et de panoramas. Les couleurs sont absentes, ainsi que la joie de vivre. En les regardant de plus près, tout est flou et je ne suis pas capable de me rappeler si j’étais heureux ou non à cet instant. Je me sens étranger à ces photos. Suis-je en train de mourir ? Mais comme l’intégralité de mes actions sur le réseau social n’avait que comme seul objectif de faire de moi une personne que l’on veut inviter à une soirée, il est certain qu’ils étaient tous faux. Pourtant, une certaine nostalgie s’en dégage. En créant des instants éditorialisés sur Facebook, ai-je en même temps créé de faux souvenirs ?

« Le présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n’y projetait déjà une histoire », écrivait Gide. Selon Morris Moscovitch, neurologue de l’université de Toronto, nos souvenirs seraient modifiés à chaque fois que nous les évoquons. Un peu comme le téléphone arabe, chaque mention d’un souvenir en fabrique une nouvelle version. Ainsi, notre mémoire autobiographique en serait sans cesse modifiée. Moscovitch écrivait, « Chaque fois qu’un souvenir épisodique est récupéré, il est automatiquement ré-encodé par l’hippocampe de notre cerveau avec le nouveau contexte dans lequel la récupération se produit. » En publiant sur Facebook une version améliorée de moi, j’ai avec le temps modifié ces souvenirs qui ont certainement orienté ma vie. Plus je postais, plus je créais de faux souvenirs. Et plus je créais de faux souvenirs qui s’empilaient, plus mon passé se brouillait. Utiliser Facebook revenait à modifier ma réalité de jours en jours. Voilà pourquoi en revoyant ces photos avec du recul, elles me paraissent étrangères, moins drôles, propriétés de quelqu’un d’autre.

Le propre d’un journal intime est que l’on peut y raconter ce qu’on veut. C’est exactement ce que j’ai fait pendant une dizaine d’années. Ici, mes données désignent des choses brutes, sans explications et me laissent sans voix. Il ne restera de moi que ces photos, loin des souvenirs enjolivés que je me faisais. Si je risque d’être éternellement un adolescent photographié en gros plan avec flash lors d’une soirée, la vérité s’y trouve sans doute. Comme Chateaubriand, mes datas Facebook « seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs. »

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Le 5 décembre 2011, j’ai ajouté l’acteur Seth Rogen sur Facebook. Il ne m’a jamais répondu et figure naturellement dans un fichier « sent_friend_requests.html », aux côtés de six personnes dont je n’ai aucun souvenir. Je dispose aujourd’hui de 592 amis sur Facebook, ce qui est beaucoup trop. J’ai des contacts réguliers avec seulement une dizaine d’entre eux. Les autres sont là, traînant dans un coin telles de vieilles chaussures qu’on garde pour ce jour où qui n’arrivera jamais, ou bien pour savoir ce qu’ils deviennent – bien qu’en y réfléchissant, ça m’est égal.

Cette addition de données, qui est de ma propre volonté, reste davantage une empreinte du passé qu’un ADN qui me suit et me laisse finalement encore une forme d’anonymat

Cette liste d’amis pourrait à elle seule résumer certaines périodes de la vie. Je pense surtout au sous-fichier « removed_friends.html » qui répertorie toutes les personnes que j’ai supprimées de mon Facebook. Dans ce dernier, on peut sans aucun problème voir à quel moment je me suis fait larguer et je rageais seul devant mon écran d’ordinateur. Les heures tardives de ces suppressions ne laissent guère de doute quant à la situation, de même que les ajouts dès le lendemain matin accompagnés d’un message des plus consternant, « Hey ! Désolé mauvaise manip hier soir, j’étais bourré ahah » scellant définitivement mon humiliation. Ce fichier est en quelque sorte mon cimetière sentimental, mon historique de la honte. On y trouve d’anciens amis, des gens que je ne veux plus jamais voir et d’autres dont leurs données sont tout ce qu’il reste.

L’idée d’être rattaché à tous ces gens pour l’éternité m’angoisse légèrement. Alors que la science affirme que nous perdons la plupart de nos amis durant la vingtaine pour diverses raisons, me voilà plus que jamais proche de personnes qui m’indiffèrent et qui n’ont quasiment rien partagé avec moi. En termes de likes, d’engagement et de cliques sur Facebook, mes « vrais amis » sont sans doute en bas de la liste – voire n’existent même pas. De même, je ne suis pas ami sur Facebook avec la personne qui partage ma vie aujourd’hui et pourrait remplacer à elle seule cette longue liste de fantômes du passé que Facebook m’attribue (ou moi ?) comme ami. Cette addition de données, qui est de ma propre volonté, reste davantage une empreinte du passé qu’un ADN qui me suit et me laisse finalement encore une forme d’anonymat.

No_data

Alors que je croyais l’empire américain omniscient, capable de savoir ce dont je rêve la nuit, je remarque après plusieurs jours de fouilles archéologiques numériques qu’il ne sait pas tout. Plusieurs sous-fichiers vides portent le nom « no_data.txt », comme par exemple les lieux où je me suis rendu, mes stories ou même mon historique. Et même si Facebook dispose de l’intégralité des mes conversations, peut-il en tirer quelque chose ? Cela voudrait dire que, d’une part je dis toujours la vérité (ce qui n’est évidemment pas le cas), d’autre part que je dis toujours des choses intéressantes (ce qui n’est évidemment pas le cas). Même au sein de Facebook, chacun peut se créer un labyrinthe personnel fait de passions et d’envies que même lui ne sera pas capable de découvrir. Toutes ces données ne servent finalement à rien sans les croiser avec notre Ça intérieur, que Freud définissait en ces termes :

« C’est la partie la plus obscure, la plus impénétrable de notre personnalité. Lieu de chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. »

Peut-être que tous ces likes, amis, pages, commentaires à la con, conversations et autres photos publiées ne font que brouiller les pistes sur ce que nous sommes réellement. Peut-être que Facebook sait quand vous avez adoré un concert de reggaeton en cachette, quand vous avez removed une relation ou quand vous avez voyagé. Mais sait-il quand vous avez chialé tout seul dans votre 12m2 après avoir loupé un énième partiel ? Peut-être que quitter Facebook n’y changera rien et que l’intégralité de ces données ne sont qu’une réponse conne à la question tout aussi conne « T’aimes quoi dans la vie ? ». Alors bien sûr, si les GAFA venaient à fusionner avec Gladys, ma banquière, il y aurait sans doute un problème quant à ma vie privée. Mais Facebook ne saura jamais que j’ai liké 47 groupes de musique un dimanche soir dans le but de plaire à une fille, à l’inverse de vous. « Le verdict du passé est toujours le verdict d’un oracle. Vous ne le comprendrez que si vous êtes les architectes de l’avenir, les connaisseurs du présent », écrivait Nietzsche. En résumé, les vrais savent.

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