J’aurais voulu être un eSportif

À l’âge de 13 ans, mon conseiller d’orientation m’a demandé ce que je voulais faire de ma vie. J’ai simplement haussé et les épaules et prononcé cette phrase : « Bah, je ne sais pas ». J’étais conscient que si je lui avais répondu : « Jouer à Counter Strike ? », il aurait probablement été foudroyé par un infarctus (ce qui, cela dit, lui est arrivé quelques années plus tard). À cette époque, c’était pourtant bien la seule chose pour laquelle j’étais doué. J’avais même remporté une compétition locale. Collégien timide, le jeu fut aussi un refuge face à ma situation familiale et à l’enfer que représentait la lecture de « La Place » d’Annie Ernaux en quatrième. Mais j’ai par la suite découvert l’alcool, le skate et les filles avec qui on rêve de danser. J’ai donc tout arrêté. De plus, jouer à Counter Strike revenait à l’époque à signer le formulaire ISO 9000-1 qui me plaçait dans la catégorie « Personne avec qui personne ne veut coucher ». Aujourd’hui, je suis dévoré par les remords. Ayant une certaine tendance à l’auto-flagellation, je me suis donc rendu à Marseille où se tenait ce week-end l’une des principales compétitions mondiale de Counter Strike, la Dreamhack Masters. J’étais aux premières loges pour regarder passer le train que j’ai loupé dix ans plus tôt.

Chaque génération a son métier de rêve. Un truc hype que tout le monde veut faire sans trop savoir pourquoi. Par exemple, 99% des mecs de ma génération voulaient tous devenir DJ. Ils rêvaient de voyager dans des clubs exotiques pour y faire danser des spring breakers décérébrés. La plupart se sont pourtant contentés d’animer les soirées prépa de leur lycée. Aujourd’hui, les choses ont bien changé et l’eSport semble avoir pris la place qu’il mérite – sauf si vous travaillez chez France 3 Provence et que comparer ce jeu avec le terrorisme vous semble normal. Counter Strike est l’un des titres les plus joués par les gamers pro. À Marseille, 15 000 personnes étaient présentes pour les supporter. J’ai ainsi pu croiser le joueur français Dan Madesclaire – alias Apex – qui m’a expliqué avoir remporté avec son équipe près de 800 000 dollars en un seul tournoi. À 26 ans, il a déjà fait le tour du monde et gagnerait 20 000 dollars par mois. Quand je pense que j’ai passé cinq ans à étudier le droit financier sur les conseils des conseillers d’orientation, j’ai envie de fumer du crack. En plus d’être riche et talentueux, les joueurs sont adulés par des groupies : sous le Dôme de Marseille où se tient la compétition, j’ai rencontré Johanna*, une strasbourgeoise totalement fan de Kenny « KennyS » Schrub, coéquipier d’Apex. « Je trouve ça hyper attirant. Ces mecs sont passionnés et font autre chose qu’un boulot dans un bureau ! », m’explique-t-elle au milieu de la foule. Certains joueurs ont même des tatouages.

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Dévasté et désorienté, j’ai alors erré seul dans la salle, subissant les encouragements répétés du public envers leurs joueurs préférés comme un écho à mon propre échec. Pourtant, imaginer que j’aurais pu moi aussi devenir l’un d’entre eux sous prétexte que j’ai gagné une compétition il y a douze ans est me méprendre très clairement sur ma propre personne ainsi que sur le métier. Devenir un eSportif professionnel demande évidemment des efforts et des sacrifices, comme dans n’importe quel autre sport. Jérôme Sudries, coach et manager de l’équipe française G2 Esports enfonce le clou : « Ils jouent dix heures par jour depuis qu’ils ont 12 ans. Ils doivent vivre six mois par an à l’étranger et en même temps garder une alimentation saine. Ils ont des horaires de travail, comme tout le monde. » Ils ne bossent pas dans un open space gris et bruyant mais s’entraînent en vase clos dans des « gaming house », sortes de villas de rêve avec piscine, voitures de luxe et des ordinateurs partout. Le tout dans une région qui ne connaît pas le mauvais temps. Durant leur temps libre, ils vivent en Autriche ou à Andorre – là où la fiscalité est plus souple. Parfois, il arrive même qu’ils se battent pour la même femme. La bloggeuse norvégienne Martine Kleiven partageais sa vie avec le joueur français « KennyS », avant de finalement rejoindre le joueur Dannois « k0nfig » de l’équipe North. C’est un petit monde. Et je dois me rendre à l’évidence : je n’aurais jamais pu y arriver. Par exemple, pour jouer autant et espérer passer pro, beaucoup de joueurs doivent sécher les cours pour s’entrainer. Moi quand je n’allais pas en cours de maths, c’était juste pour manger des pizzas avec mes potes. Pour résumer mon niveau de volonté dans la vie, je ne suis pas celui qui prend l’initiative de débarrasser la table en vacances. Les eSportifs méritent clairement leur statut de stars. Ils ont fait ce que je n’ai pas su faire : persévérer.

Il est très probable que bientôt, les skateurs cools de la fac soient remplacés par des eSportifs. Certaines universités américaines proposent déjà des ligues universitaires, en plus de formations. N’ayant aucun respect pour ma personne, j’avais fait le choix au lycée de rejoindre le clan des skaters cools, au détriment des gamers. Aujourd’hui j’ai honte et je tente de revenir vers ma famille d’origine en jouant régulièrement. Je suis très heureux du chemin que prend l’eSport en France. Je peux presque en parler sans recevoir d’étranges remarques de type « T’as pas des crampes aux pouces ? » alors que je joue avec un clavier et une souris. Après 48 heures dans l’arène de Marseille, je me rends compte que je n’avais été rien d’autre qu’un jeune gamin de province qui rêvait d’un truc qu’il n’avait même pas la volonté d’obtenir. Un peu par flemme, un peu parce qu’un vrai métier en France, c’est encore être médecin ou professeur de mathématique.

Sur Twitter aussi, Paul parle de Counter Strike.

* le prénom a été modifié à la demande de la groupie