Le 9 avril 1948, une jeune palestinienne de Haïfa célébrait son quatrième anniversaire. Au même moment, plus d’une centaine de villageois palestiniens étaient assassinés par des membres de l’Irgoun et du Lehi, deux organisations paramilitaires sionistes, dans ce qui prendra le nom de massacre de Deir Yassin. Ce drame poussa les parents de la jeune fille à fuir leur pays d’origine. Dans les jours qui suivirent ce bain de sang, Leila Khaled devint donc une réfugiée. Vingt-trois ans plus tard, elle serait la toute première femme pirate de l’air de l’histoire.
Deir Yassin a été l’un des premiers massacres à grande échelle de l’histoire du conflit israélo-palestinien. Selon plusieurs historiens, dont Benny Morris, il est un élément déclencheur de l’exode palestinien – aussi connu sous le nom deNabka, « la catastrophe » en arabe. Si les parents de Leila ont fui pour permettre à leurs enfants d’être en « sécurité », cela ne veut pas dire que leur nouvelle vie de réfugiés a été exempte de dangers. Quoi qu’il en soit, la famille Khaled s’est installée à Dahiya, un quartier de Beyrouth ayant accueilli des milliers de réfugiés palestiniens après 1948. Avec des camps de grande taille comme Sabra et Chatila, Dahiya a toujours été un endroit instable. Ce lieu connaîtra l’horreur en 1982 avec l’attaque meurtrière des phalanges libanaises, une milice chrétienne soutenue par Israël. Dans l’ensemble, il s’agit d’une zone pauvre de la capitale libanaise. Leila y a vécu à partir de l’âge de quatre ans.
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Aujourd’hui âgée de 72 ans, Leila Khaled a accepté de me parler via Skype fin juin depuis la Jordanie, là où elle réside désormais. Elle était assise dans son salon, portait des lunettes fines et un chemisier rose à broderie blanche – soit l’exact opposé de la jeune femme que l’on voit sur une photo prise dans sa jeunesse, un AK-47 à la main et un keffieh autour de la tête. En guise de bague, elle portait la goupille de la toute première grenade lancée lors de sa formation.
Leila Khaled m’a confié qu’elle avait eu une enfance « malheureuse ». Quand la famille a quitté le pays, le père est resté se battre pour la Palestine ; il a rejoint sa femme et ses enfants à Dahiya six mois plus tard. En grandissant, Khaled se souvient qu’elle posait constamment deux questions à ses parents : « Pourquoi vivons-nous comme ça ? » et « Quand allons-nous rentrer ? »
Compte tenu de l’état actuel de la Palestine, cette dernière question peut sembler naïve. À l’époque, elle ne l’était pas. En décembre 1948, l’ONU adoptait la Résolution 194 relative au retour des exilés palestiniens sur leurs terres. Israël n’ayant jamais respecté cette résolution, Leila et de nombreux autres réfugiés se demandent encore s’ils rentreront chez eux un jour.
Comme c’est le cas pour de nombreuses familles de réfugiés résidant à Dahiya, les Khaled ont vécu dans la pauvreté. « Je n’ai jamais eu de crayon entier, m’a dit Leila. Je n’ai toujours eu qu’une moitié. Ma mère les coupait en deux afin que chaque enfant puisse aller à l’école. » Malgré cela, les Khaled étaient mieux lotis que la plupart des réfugiés puisqu’ils avaient de la famille au Liban pour leur fournir un abri et de la nourriture.
À la fin des années 1950, Leila Khaled s’est mise à participer aux manifestations destinées à sensibiliser le public à la détresse du peuple palestinien. C’est à ce moment-là que son implication au sein de la résistance palestinienne est devenue réelle. Plusieurs de ses frères et sœurs plus âgés avaient rejoint le Mouvement nationaliste arabe (MNA), dont le principal objectif était la libération de la Palestine. À 16 ans, Leila devenait membre officiel du mouvement.
En 1967, à l’âge de 23 ans, Leila rejoignait le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) malgré l’opposition de sa mère. Selon Sarah Irving, auteure deLeila Khaled : Icon of Palestinian Liberation, sa mère lui aurait dit : « Laisse tes frères y aller et se battre. » Mais Leila ne voulait pas être écartée du mouvement. « Participer à la lutte armée, c’était mon rêve », m’a-t-elle dit.
Le FPLP, groupe d’inspiration marxiste-léniniste, est considéré comme une organisation terroriste par les États-Unis et l’Union européenne. Quand il a été formé, son objectif était clair : faire participer activement des hommes et des femmes à la lutte armée. Quand on lui a ordonné de prendre part à un détournement d’avion en 1969, Leila a vu son rêve devenir réalité.
Le 29 août 1969, Leila Khaled et Salim Issawi, un autre membre du FPLP, ont détourné le vol 840 de la TWA assurant la liaison Los Angeles/Tel-Aviv. Leila est montée à bord à Rome, munie d’une grenade et d’un pistolet. Après le décollage, les deux pirates ont sorti leurs armes, ont pris le chemin du cockpit et ont annoncé : « Ceci est le mouvement palestinien prenant le contrôle de votre avion », a rapporté Harry Oakley, le copilote. Ils ont ensuite contraint les pilotes à se rendre à Damas, en passant symboliquement au-dessus de la Palestine. « C’est mon meilleur souvenir, m’a-t-elle dit. Lorsque nous avons survolé la Palestine et que j’ai vu ma ville, Haïfa. »
Pour une jeune femme en train d’effectuer une mission qui mettrait fin à sa vie ou la changerait à jamais, Leila n’était pas nerveuse. « Au contraire, m’a-t-elle affirmé. J’étais heureuse de faire quelque chose pour mon peuple. » En ce qui concerne le but du détournement, Leila se montre tout aussi franche : « Notre objectif était de pousser le monde entier à s’intéresser au problème palestinien. Après 1948, nous avons été traités comme des réfugiés et c’est tout – notre droit de retour n’a pas été reconnu. Sinon, nous exigions également la libération de prisonniers. »
Après l’atterrissage, Khaled et Issawi ont évacué le Boeing 707 et ont fait sauter l’appareil vide. « Nous avions pour ordre de ne pas nuire aux passagers, m’a déclaré Leila. Nous devions traiter le pilote et l’équipage avec politesse, sans les effrayer. » Leila sait que ses actions ont, bien entendu, terrifié des passagers innocents. À ses yeux, leur peur momentanée n’était rien en comparaison de la souffrance du peuple palestinien.
En 1969, les détournements étaient une tactique relativement nouvelle et les pirates n’encouraient pas la peine de mort comme c’est le cas aujourd’hui dans certains pays. Des séquences vidéo des passagers à bord du vol TWA 840 montrent des otages relativement calmes. Certains semblent comprendre les actes de Khaled et Issawi. Lors d’entretiens réalisés avec les passagers après l’atterrissage de l’avion, un homme va jusqu’à soutenir le détournement : « À bord de l’avion se trouvait un assassin israélien responsable de la mort de nombreuses femmes et enfants arabes. Tout ce qu’ils voulaient faire était d’emmener cet assassin dans une ville arabe afin de le juger lors d’un procès équitable. » L’« assassin » en question était Yitzhak Rabin. À l’époque, il était l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis. Il devait prendre le vol TWA 840 ce jour-là, mais il ne l’a pas fait suite à un changement de dernière minute. Si certains passagers ont compati, d’autres en sont sortis bouleversés.
Après six semaines de grève de la faim et d’interrogatoires en Syrie, Khaled et Issawi ont été libérés. Pendant qu’ils étaient en prison, la Syrie a entrepris des négociations avec Israël. Celles-ci ont abouti à la libération de plusieurs prisonniers palestiniens incarcérés dans les prisons israéliennes. Cela a conduit Leila à considérer la mission comme victorieuse.
Certains Palestiniens critiquaient pourtant la méthode employée. Selon eux, ce détournement allait associer le terme terrorisme à la résistance palestinienne pour les années à venir. Beaucoup pensaient que la mission entachait l’image de la Palestine dans le monde – plutôt que des réfugiés dans le besoin, les Palestiniens étaient désormais des terroristes qui ne méritaient aucune sympathie. En 2006, la réalisatrice palestino-suédoise Lina Makboul tournait un documentaire intitulé Leila Khaled : Hijacker, qui se concluait par cette question à destination de Leila Khaled : « N’avez-vous jamais pensé que vos actes pourraient nuire à la réputation des Palestiniens ? »
Le documentaire ne laisse pas entrevoir la réponse. « En coupant à ce moment-là, m’a expliqué Makboul, j’ai voulu montrer qu’au final, ça n’avait pas d’importance, puisqu’elle l’a fait de toute façon. »
Je fus pourtant heureuse de pouvoir poser la question à Khaled. « J’ai dit [à Makboul] que je pensais avoir aidé mon peuple sans mettre à mal la cause palestinienne », m’a-t-elle répondu.
Il est évident que Khaled était fière de sa mission – un an plus tard, elle recommencerait. Cette fois-ci, cependant, elle aurait un visage différent.
Après le premier détournement d’avion, Leila Khaled est devenue une icône au sein de la résistance palestinienne. Des affiches de sa célèbre photo ont été imprimées et placardées autour des camps de réfugiés en Cisjordanie, à Gaza et au sein de la diaspora. Elle était très connue – ce qui posait problème pour deux raisons. D’abord, elle n’avait jamais aspiré à la gloire ; en fait, elle trouvait cela assez ennuyeux.
Le second problème était lié à son apparence : en étant aussi reconnaissable, il lui était difficile de poursuivre sa mission avec le FPLP. En 1970, on a ordonné à Leila de participer à une nouvelle mission de détournement. Pour ce faire, elle a subi six opérations de chirurgie plastique au Liban.
Le 6 septembre 1970, Leila et Patrick Argüello – un bénévole américain d’origine nicaraguayenne – tentèrent de détourner un avion assurant la liaison Amsterdam/New York. Cette fois-ci, la mission de Leila se déroula moins bien. Après être entrée dans le cockpit et avoir menacé de faire sauter l’avion, elle a vu les passagers se défendre. Argüello reçut une balle et succomba à ses blessures quelques heures plus tard.
Leila, assommée par des hommes lui ayant brisé les côtes, ne vit pas l’avion atterrir en urgence à Londres. Dans son autobiographie My People Shall Live, elle écrit : « J’aurais dû mourir car c’était mon combat. Patrick était là pour nous soutenir. »
Après avoir été conduite à l’hôpital, Leila a été interrogée par les autorités britanniques. En effet, au même moment, d’autres avions avaient été détournés par le FPLP, avions qui avaient atterri à Dawson’s Field en Jordanie. Le groupe a alors négocié avec différents gouvernements la libération de prisonniers palestiniens en échange de la remise en liberté des otages. Le 30 septembre, les autorités britanniques relâchèrent Khaled dans le cadre d’un accord négocié avec le FPLP.
Après sa libération, Khaled s’est remise au travail à Beyrouth. En novembre 1970, elle a épousé l’homme qui lui avait appris à manier les armes. C’était un commandant militaire du FPLP, un type qui avait passé dix ans dans une geôle irakienne pour son implication au sein du Parti communiste. Alors que la Jordanie était sous tension, le mari de Khaled a ressenti le besoin d’aller combattre avec ses hommes sur place. Rapidement, leur relation s’est détériorée. Lorsque Leila a décidé de se cacher après avoir été directement menacée par les autorités israéliennes, il était clair que leur mariage ne fonctionnait plus. Ils ont donc divorcé.
En 1973, Leila a emménagé dans le camp de réfugiés de Chatila, à Beyrouth. Fatiguée d’être au centre de l’attention internationale, elle désirait vivre dans un endroit humble. « Je n’aimais pas être sous les projecteurs en permanence, dit-elle. C’est pour ça que je suis partie vivre dans le camp de Chatila – pour être avec le peuple et travailler avec le peuple. »
Quand Leila a visité Chatila avec Lina Makboul dans le cadre du tournage de son documentaire, elle a été accueillie en héros. « J’ai toujours rêvé de marcher à vos côtés », lui a dit un homme alors qu’elle traversait le camp. Un autre la montrait du doigt en plaisantant : « Vous connaissez Leila Khaled ? C’est une terroriste ! »
Si Leila Khaled est surtout connue pour des détournements ayant eu lieu il y a plus de 40 ans, elle a été tout sauf absente de la résistance depuis. Elle s’est engagée auprès de l’Union générale des femmes palestiniennes et du Conseil national palestinien. Les menaces contre sa sécurité ont fait partie de son quotidien. En 1975, à Noël, elle est rentrée chez elle pour découvrir que sa sœur et le fiancé de cette dernière avaient été abattus dans son appartement. Elle était la cible.
En 1978, Leila Khaled a quitté le Liban afin d’étudier l’histoire de l’Union soviétique sur place. C’est là qu’elle a rencontré son second mari, Fayez Hilal, étudiant en médecine et membre du FPLP. Mais deux ans après avoir commencé ses études, la résistance l’a rappelée. Elle était rapidement de retour au Liban afin de bosser dans un bureau de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Khaled et Hilal ont eu deux enfants dans les années 1980, Badar et Bashar.
Il n’a jamais été facile d’être une femme dans la résistance, et encore moins une mère. « Je devais être la voix des femmes, celles que personne ne voit », m’a confié Leila. Elle affirme tout de même que les victimes du conflit sont les Palestiniens en général – pas les femmes en particulier. « Quand vous ressentez de l’injustice et que vous êtes conscient de qui vous opprime, vous agissez comme un être humain, peu importe que vous soyez un homme ou une femme, dit-elle. Les hommes se battaient, ils ont sacrifié leur vie. Les femmes aussi. Hommes et femmes sont allés en prison. »
Aujourd’hui, Leila est une icône de la résistance palestinienne et du mouvement féministe palestinien. « La révolution a changé l’image de la femme palestinienne, dit-elle. La révolution est égalitaire. »
Lorsque Leila est interrogée au sujet de la religion, elle reste ferme quant au fait que son ennemi n’a jamais été le judaïsme. Après son second détournement, Leila a été transportée à un hôpital de Londres, où un policier lui a fait savoir que son médecin était juif. Khaled s’en fichait. « Je suis contre les sionistes, pas contre les Juifs, a-t-elle déclaré à Sarah Irving. [Le flic] ne comprenait pas la différence, et j’étais trop faible pour lui expliquer. »
Contrairement aux organisations terroristes contemporaines notoires, le FPLP a une tradition séculaire. Leila Khaled m’a avoué qu’elle n’était pas particulièrement religieuse. « Je pense que peu importe ce que vous êtes – musulman, chrétien ou juif – c’est quelque chose de personnel », m’a-t-elle dit. Quand je lui ai demandé si elle était musulmane, elle m’a répondu : « Je défends les valeurs de l’humanité. Ces valeurs sont présentes au sein de l’islam : il faut être honnête et aider les pauvres. »
Leila Khaled a été qualifiée aussi bien de pirate de l’air arabo-marxiste que de combattante pour la liberté. Elle est encore considérée comme une terroriste et un héros. Quand je lui ai demandé de définir le terrorisme, elle m’a répondu que c’était l’« occupation ». La Leila Khaled sur mon écran d’ordinateur avait traversé beaucoup plus d’épreuves que la jeune femme enveloppée dans un keffieh visible sur la photo, mais les deux étaient fondamentalement les mêmes. Si les termes de terroriste ou de résistant sont toujours sujets à débat, le dévouement inébranlable de Leila Khaled à la cause palestinienne est indiscutable. « Je viens d’une famille musulmane croyante, m’a-t-elle dit, mais je ne suis pas une fanatique. Je suis une fanatique de la Palestine et de mon peuple. »