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Je suis toujours à l’heure dans un pays où être en retard est cool

ponctuel et être à l'heure

J’ai toujours été à l’heure. C’est comme ça. Je suis celui qui veut partir une heure avant son train sous les moqueries de ceux qui arrivent 8 secondes avant le départ, celui qui avec la voix tremblante tente de placer un « je pense qu’on devrait y aller là nan ? ». Je suis prêt avant tout le monde, j’ai déjà regardé trois fois le trajet et cinq fois l’heure pour être certain de ne pas être en retard. Si ces quelques lignes peuvent, je l’imagine, donner des étourdissements à certains apôtres épicuriens du laisser-aller, sachez que cela ne me demande aucun effort particulier. J’aime juste être à l’heure.

Le souci de cette extrême ponctualité qui m’habite, c’est qu’en France, personne n’est à l’heure. Être en retard est un trait de personnalité de notre société française, où avoir l’air débordé semble être la chose la plus cool qui soit, à l’inverse des ponctuels qui peuvent se le permettre car vivants seuls avec leur chat (c’est mon cas). Ici, on parle des « 5 minutes de politesse » – expression qui veut que, cinq minutes de retard ne sont pas bien graves, voire 30 ou 45 en fait –, et qu’il faut en tenir compte. Si quelqu’un vous donne rendez-vous à 21 heures, il est d’usage de se pointer à 21h30. Moi, j’arrive à 20H55. Ainsi, mon existence est une suite de moments vides où j’attends, tantôt sous la pluie, tantôt dans le froid – souvent les deux.

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En tant que mammifère évolué doté d’un instinct de survie, je suis contraint de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour également être en retard. Parfois par jalousie, souvent par vengeance. Il s’agit là de ma seule arme à destination de tous ceux qui refusent de tenir un horaire, en dehors de volontairement ne plus avoir d’amis bien sûr. Soit en les quittant, soit en les exécutant d’une balle dans la nuque. Cette volonté de me mettre en retard se manifeste par un long chemin de croix, sorte de chorégraphie humiliante et vouée à l’échec que l’on peut diviser en trois étapes : chez moi à tourner en rond, sur la route à fomenter des stratégies et une fois sur place à errer tel un fantôme. 

« Notre course folle nous fait parfois oublier les choses essentielles pour nous » – Hélène L’Heuillet, psychanalyste

Avant n’importe quel rendez-vous, que ce soit un verre ou un toucher rectal chez le médecin, je suis habillé, chaussures et manteau enfilés à peu près 40 minutes trop tôt. Les lumières de mon appartement sont déjà toutes éteintes et le lave-vaisselle programmé. Ayant conscience qu’il est idiot de partir si tôt, je tourne en rond dans la pièce tel un animal de cirque en cage. Ayant vite épuisé cette tactique, je bois un verre d’eau tiède du robinet pour espérer faire s’écouler quelques longues secondes supplémentaires me rapprochant de l’instant où il serait convenable de partir. Au bout du quatrième verre, ne sachant plus trop quoi faire, j’attends assis sur une chaise. Il m’arrive de regarder une vidéo YouTube inutile dans le noir sans bouger, tout habillé et le visage éclairé par la seule lumière de mon téléphone. N’importe qui entrerait à cet instant aurait la vision d’un tueur en série tapis dans l’ombre. Un dernier passage aux toilettes salvateur du fait des multiples verres d’eau, et je quitte mon appartement en avance.

C’est ici que démarre l’étape 2 et avec elle toutes les stratégies débiles que je fabrique visant à rallonger mon trajet pour ne pas être à l’heure. Dès mes premiers pas dans la rue, elles s’emballent dans ma tête : « si je réduis mon rythme de marche ça ira, je peux passer par la rue de Belleville plutôt que la rue Oberkampf pour perdre du temps, je pourrais aussi passer dans un magasin avant, et si je passais un coup de fil ? ». Après avoir fait le tour de Paris à pied sans but, c’est avec la plus grande humilité que j’admets être toujours en avance. Je suis comme prisonnier de ma politesse, tel un PNJ dans un jeu vidéo dont le script l’oblige à marcher face à une porte fermée.

Généralement 15-20 minutes après l’heure convenue de façon assez floue après un « Ouais on se retrouve vers 21 heures », laissant déjà présager une certaine flexibilité, l’étape trois débute par un SMS : « Je suis en route j’arrive ! » de la part de mon rendez-vous qui me donne envie de le poignarder. Refusant de poireauter seul appuyé sur un mur à scroller mon téléphone (car je ne fume pas, je n’ai donc même pas cette carte cool), je déclenche mon baroud d’honneur : une visite rapide du quartier pour ne pas attendre de façon statique – comme si j’allais m’autodétruire le cas échéant. Le souci est qu’il m’arrive de croiser deux fois la même personne et voir dans son regard qu’elle sait. Je finis par rentrer dans un magasin me cacher car mon comportement est suspect. Je sors et m’appuie sur une bite de trottoir en regardant mon téléphone. Finalement, j’ai chamboulé mon quotidien simplement pour, une nouvelle fois, attendre.

Mon rendez-vous finit par arriver dans le même état qu’après 48h de festival en Slovaquie : en vitesse, l’air d’avoir tout donné pour être là et dépassé par les évènements. Et si son « Désolé tu m’as attendu ? » n’est pas assez humiliant comme ça, ma réponse de soumis désabusé « Nan t’inquiète, je viens d’arriver aussi ! », alors que je suis là depuis 25 minutes, agi comme un coup de fusil de chasse dans mon visage, laissant mon âme se liquéfier dans le caniveau qui me tenait compagnie jusque-là. Si la soirée ne fait que commencer, j’ai l’impression d’en être déjà à la moitié, épuisé par mon marathon. Je veux rentrer.

« Les personnes ponctuelles peuvent croire que les retardataires ont un comportement passif-agressif et que leur temps est plus précieux que celui de ceux qui les attendent » – Philippa Perry, psychologue

Dans un monde où nos vies sont réglées au centimètre par des applications santé et des alarmes de productivité, où les gens dépensent des fortunes dans des foutues montres connectées, ces derniers arrivent quand même à toujours être en retard dans une ville qu’ils habitent depuis dix ans. Et il s’agit bien d’un truc de Français. Je peux le constater dans mon travail. Mes collègues anglo-saxons sont ponctuels à toutes les réunions et terminent également à l’heure. À l’inverse, mes collègues Français ne le sont quasiment jamais. On pourrait parler de “micro-retard” de juste quelques minutes, mais qui sont encore plus énervants. Comment peut-on arriver en retard de cinq minutes tous les jours à la même réunion pendant trois ans sans le vouloir ? C’est impossible. Un tel niveau requiert de de l’entraînement. Comme le dit très bien ce proverbe africain, « Tous les blancs ont une montre, mais ils n’ont jamais le temps ».

Dans Éloge du retard, la psychanalyste et enseignante à l’Université Paris-Sorbonne Hélène L’Heuillet tente d’apporter une réponse. Elle parle de « famine temporelle » comme l’un des grands maux de notre époque, à savoir une obsession du temps. Dans une interview de 2020, elle expliquait que : « Notre course folle nous fait parfois oublier les choses essentielles pour nous. Le retard force un temps d’arrêt qui permet de réorienter nos actions, quitte à réaliser qu’il ne faut pas se mettre trop en retard sur les choses qui sont réellement importantes pour nous. » Selon elle, être en retard en France serait une forme de protestation, de la désobéissance civile (du XIe arrondissement), une forme de contrôle de sa vie et de dernier pan de l’existence où l’Homme moderne a encore un pouvoir. 

Raison pour laquelle les pro-retards préfèrent toujours vous faire attendre plutôt que de modifier leur plan ? Vous savez, ce sont eux qui sont mal à l’aise à l’idée d’arriver à une soirée s’il n’y a pas assez de monde à leur goût. « On va se faire chier s’il n’y a personne », disent-ils en dînant à 22H45, enchaînant les clopes avant de peut-être se décider à partir vers minuit, « Hey, je suis en chemin, désolé j’ai traîné ». Pour Philippa Perry, une psychologue londonienne, « les personnes ponctuelles peuvent croire que les retardataires ont un comportement passif-agressif et que leur temps est plus précieux que celui de ceux qui les attendent. Mais les raisons des retards sont généralement plus complexes. La raison peut être à l’opposée d’une certaine arrogance. Il se peut qu’elles ne s’estiment pas assez. », écrivait-elle dans le Guardian. En fait, être en retard serait la conséquence d’un mal-être, ou d’une volonté de ne jamais être seul. Car faire attendre les autres, c’est aussi s’éviter d’être seul. Bon ça se tient, mais pourquoi sont-ils parfaitement à l’heure lorsqu’il s’agit de me demander un Lydia de 3,89 euros ?

Je crois que celle qui résume le mieux cela est la Comtesse Diane de Beausacq qui écrivait que, « On arrive en avance, à l’heure juste ou en retard selon qu’on aime, qu’on aime encore ou qu’on n’aime plus. »

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