Dans le film First Reformed de Paul Schrader (2017), l’un des personnages principaux est ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui une version folklorique de l’éco-anxieux caractérisé : obsédé par le chaos environnemental à venir et atteint d’une dépression carabinée, notre joyeux drille vire lentement mais sûrement du militantisme radical-chic à l’éco-terrorisme tendance paranoïa & bombes artisanales. Puis, pris soudain d’un accès foudroyant de lucidité quant à l’inéluctabilité de la catastrophe et sa propre incapacité à agir, il finit par choisir une autre option : se suicider.
Plus de cinq ans après la sortie du film, prises de conscience généralisées et rapports du GIEC aidant, la peur de la planète qui crame et des pandémies incontrôlables qui s’annoncent ne sont plus exclusivement l’apanage des excités du bocal – et c’est plutôt une bonne nouvelle. Car si tout le monde est plutôt d’accord pour se foutre de la gueule des militants de type Just Stop Oil qui jettent de la soupe sur les toiles de grands maîtres de la National Gallery, ce n’est pas tant pour leur prétendue “radicalité” à laquelle personne ne croit réellement, mais plutôt car ce type d’action, tout à fait inoffensive en l’état (les tableaux en question étant protégés par du verre n’ont subi aucun dommage), a surtout pour conséquence deux choses. Au mieux, un grand bâillement général suivi d’une petite tape paternaliste sur l’épaule de la part de médias faussement concernés. Au pire : un manque de réaction total de la part des pouvoirs étatiques, alors que ce sont précisément eux qui constituent la cible, par leur inaction climatique et leur immense responsabilité quant aux émissions de gaz à effet de serre, de ce type de happening.
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Une certaine forme de statu quo politique
La question n’est pas de faire la leçon de morale ou d’action politique à de jeunes militants en leur demandant de bien relire Comment saboter un pipeline. Mais il est à peu près certain, comme le dit lui-même son auteur Andréas Malm, « que tant que nous ne nous déciderons pas à passer au stade supérieur, les affaires continueront tout à fait comme avant – business as usual. » Pour le dire vite, bloquer des raffineries, kidnapper des patrons d’industries d’hydrocarbures voire même se contenter de brûler des SUV, ce serait peut-être un peu moins “bienveillant” en esprit, mais ça aurait effectivement une autre gueule. L’un dans l’autre, cette non-violence et ces atermoiements plus ouin-ouin que séditieux sont peut-être tout simplement le fruit de l’époque. En cause notamment, la notion même d’éco-anxiété, qui tapisse à peu près tous les discours médiatiques liés à la crise climatique depuis quelques années, et semble avoir supplanté le Blue Monday dans le cœur des éditorialistes en mal de sujets marketing de saison.
« Qu’on considère l’éco-anxiété comme un marronnier médiatico-merdeux ou une véritable pathologie qu’il faut prendre au sérieux, tout le monde sera d’accord pour dire que c’est un stade transitoire qu’il faut impérieusement dépasser »
L’intellectuel Frédéric Lordon avait été l’un des premiers à allumer la mèche. En septembre dernier, lors d’une conférence à l’université de Lausanne, invité à s’exprimer sur le sujet, il n’hésitait à dégainer aussitôt : « L’éco-anxiété est une de ces merveilleuses conneries dont le système médiatique a l’habitude. Vous prenez un vrai problème politique, vous le passez à l’alambic médiatique, vous obtenez une merde psycho-sociétale dont toute politique a été abolie. Vous reconnaissez cette tendance tout à fait caractéristique du discours néolibéral à psychologiser les choses, c’est-à-dire à les dépolitiser. »
Fidèle à sa ligne de conduite habituelle, c’est-à-dire la sortie du capitalisme quel que soit le sujet qu’il aborde, Lordon n’en est pas moins pertinent lorsqu’il indique que l’éco-anxiété est un sujet médiatique fécond dans le sens où, lorsqu’il est abordé, on peut ainsi facilement éviter de désigner les causes précises et les problèmes structurels à résoudre pour sortir de l’impasse climatique actuelle : « Le concept précis, c’est pas anxiété, c’est angoisse. En psychanalyse, l’angoisse, c’est l’anticipation d’un péril flou, ou dont la cause est floue, et qui nous laisse dans l’incapacité d’une réaction un peu articulée. C’est pour ça qu’on a longtemps dit que l’angoisse était une peur sans objet. Alors certes, renvoyer les gens à l’éco-anxiété, c’est les renvoyer à un problème qui n’est pas flou : la planète crame, on va cramer dessus, tout ça est assez bien identifié. Mais c’est un problème dont la cause est en permanence laissée dans le brouillard. Et si on vous laisse avec sur les bras un problème vital dont vous n’avez pas la moindre idée du système causal dont il découle, et ce qu’il faudrait faire en conséquence pour le parer, alors là effectivement votre psyché est mise à rude épreuve. »
De l’éco-anxiété à l’éco-fureur
En concluant son argumentaire par un tonitruant « Ne soyez plus éco-anxieux, soyez éco-furieux ! », Lordon s’est attiré à la fois les faveurs de son auditoire et d’autres publications attentives. Dans son numéro de novembre dernier, le magazine Socialter rappelait l’existence d’une étude en psychologie qui affirme que “l’expérience de l’éco-colère indique une meilleure santé mentale et un engagement plus fort dans l’activisme pro-climat”.
Intitulée “From anger to action : differential impacts of eco-anxiety, eco-depression, and eco-anger on climate action and wellbeing”, elle distingue précisément ces quatre stades et démontre effectivement, preuves à l’appui, que se morfondre dans son coin n’aidera pas vraiment à faire avancer quelque cause que ce soit – alors que sécher ses larmes, se lever de son canapé et éventuellement prendre les armes, déjà un peu plus. Ce qui relève bien sûr d’une lapalissade mais mérite d’être rappelé : qu’on considère l’éco-anxiété comme un marronnier médiatico-merdeux ou une véritable pathologie qu’il faut prendre au sérieux, tout le monde sera d’accord pour dire que c’est un stade transitoire qu’il faut impérieusement dépasser.
« Ce qu’il nous manque, c’est la liberté d’avoir peur, c’est-à-dire la capacité d’éprouver une peur à la mesure du danger qui pèse sur nous. » – Günther Anders
Y compris chez ceux qui n’aiment rien tant que chercher le-mal-du-siècle à tous les coins de rue, angle qu’on trouve effectivement un peu partout concernant l’éco-anxiété, de National Geographic à France Culture. Pour autant, dans un podcast intitulé “La peur de la fin du monde est-elle utile pour réfléchir?” sur la radio nationale, la philosophe et directrice de recherches au CNRS parle du danger de déraper dans l’émotion et met en avant le concept “d’heuristique de la peur” du philosophe Hans Jonas. « Il faut pouvoir se projeter dans la catastrophe pour empêcher qu’elle ait lieu ». En reprenant à son compte les théories des collapsologues, elle indique que selon elle, beaucoup « écrasent le présent sous l’image d’une catastrophe qui va se produire, et au fond, ce qu’ils nous disent, c’est que même si on agissait, on ne ferait que hâter la venue de la catastrophe. On peut reculer l’échéance, mais de toute façon on doit être terrifié. Je trouve que cette position de peur est quelque chose de parfaitement invalidant. »
Évidemment, un collapsologue comme Pablo Servigne répliquera tout autre chose. Pour le média Blast, l’auteur de Comment tout peut s’effondrer et aussi Une autre fin du monde est possible précise que lui et son co-auteur Raphaël Stevens arrivaient en 2015 justement pour éviter cette position du tout-est-foutu : « Comment tout peut s’effondrer ne veut pas dire tout d’un coup. Ce sont les systèmes, que ce soit les écosystèmes ou les marchés financiers ; ils peuvent tous chacun s’effondrer un jour. Nous, on arrive en 2015 comme lanceurs d’alertes, en disant qu’il existe un risque systémique global, l’enchevêtrement des risques, le climat, la biodiversité, les ressources, le pétrole, etc… Si on les mets ensemble, ça peut faire des effets de seuil, des effets domino, qui peuvent mener à quelque chose de plus rapide que prévu. Ce sont des risques majeurs, et si on comprend ça et qu’on apprend à naviguer là-dedans, on peut essayer de s’en sortir. Notre posture, c’est d’être des lanceurs d’alerte pour précisément éviter les catastrophes, pas s’y résoudre. »
Le philosophe allemand Günther Anders, qui est l’un des penseurs les plus cités par les collapsologues, disait de la peur qu’elle est nécessaire pour agir – celle-ci diffère donc en cela de l’angoisse, floue et sans objet et donc incapacitante. Dans L’obsolescence de l’homme, il écrivait notamment : « Ce qu’il nous manque, c’est la liberté d’avoir peur, c’est-à-dire la capacité d’éprouver une peur à la mesure du danger qui pèse sur nous. »
Ou comme le dit plus prosaïquement Pablo Servigne : « Oui, la situation fait peur. Mais imaginons que l’immeuble est en feu, les pompiers débarquent. Ils cassent les vitres, ils cassent les portes. On ne va pas leur dire de se calmer, qu’on a besoin d’espoir et d’optimisme et qu’ils nous font peur. On se bouge le cul et on sauve nos vies. »
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