Photos de Lilia Li-Mi-Yan
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La riche élite russe et ses employés de maison

Pour les aristocrates post-URSS, avoir un domestique est bien souvent le premier signe extérieur de richesse.

Depuis la chute de l'Empire soviétique, la Russie a connu de nombreux changements. Les années 1990 ont ainsi été marquées par la hausse du capitalisme sauvage et la montée vertigineuse des inégalités sociales. Connue pour être le pays des prolétaires, elle est devenue celle d'une nouvelle classe d'oligarques.

Lilia Li-Mi-Yan, photographe moscovite, a cherché à comprendre comment ces rôles avaient évolué jusqu'à aujourd'hui. Sa série de photos Masters and Servants explore la relation entre les membres de l'élite et leurs domestiques et la hiérarchie des classes sociales de la Russie actuelle.

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« Je suis une personne pleine de compassion et je m'intéresse beaucoup aux relations entre les individus, explique Li-Mi-Yan. Pendant la période soviétique, tout le monde était sur un pied d'égalité. Tout a changé en un clin d'œil. » La série Masters and Servants a été réalisée à Moscou : la plupart des « maîtres » appartiennent à un cercle de gens aisés dont Li-Mi-Yan était proche. Elle les a photographiés en compagnie de leurs employés – majordomes, femmes de ménage, filles au pair, nounous, chauffeurs et gardes du corps – dans leurs demeures, ce qui fournit un rare aperçu de la vie privée des riches.

Bizarrement, se rapprocher de cette élite n'a pas été un problème. « Beaucoup ont gentiment accepté d'être photographié, sans vraiment s'intéresser au concept du projet, explique la photographe. Bien sûr, certaines personnes ont refusé de poser pour des raisons variées, la principale étant la mauvaise publicité. Après les premières publications dans les médias, quelques autres ont demandé à être retirées du projet. »

Le nom archaïque de sa série laisse entendre que le projet, en plus d'être une étude de certaines professions d'élite, va plus loin et analyse les relations humaines à travers le prisme des structures de pouvoir.

« En Russie, les emplois de l'industrie du service ont toujours été considérés de rang inférieur, même si les employeurs pensent traiter leurs employés avec attention et respect – dans un sens, ils se sentent comme des patrons, explique Li-Mi-Yan. D'un autre côté, tous les employés, quelle que soit leur relation avec leur employeur, n'aspirent qu'à économiser de l'argent et accéder à un emploi différent. La plupart d'entre eux ont des diplômes universitaires et voient l'industrie du service comme une étape temporaire. Certains employés de ménage ont refusé d'être photographiés, car ils pensaient que cela reviendrait à leur coller une étiquette. »

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Li-Mi-Yan a photographié des domestiques hommes et femmes pour le projet. Elle précise que les tâches sont presque toujours liées au genre : « En général, les femmes de ménage, les filles au pair et les gouvernantes sont des femmes ; les chauffeurs, les jardiniers et les vigiles sont des hommes. » La représentation sociale des femmes est au cœur de son travail : elle a déjà documenté le quotidien dans une prison pour femmes arméniennes, établi une étude photographique sur la façon dont le maquillage était utilisé comme outil de transformation, et réalisé des portraits explorant les corps des femmes d'âge moyen. Masters and Servants offre également un certain regard sur le cadre social des femmes, qui se traduit dans les différences de vêtements, d'expressions faciales et de poses entre employées et employeurs.

Le travail domestique sert souvent de porte de secours pour les personnes en proie à des soucis économiques. « Tous les employés de maison que j'ai photographiés ont une histoire similaire, déclare Li-Mi-Yan. Ils ont étudié, se sont mariés, ont travaillé, ont eu des enfants, puis à un moment donné, leur vie stable a soudainement basculé. Il leur a été impossible de trouver un boulot décemment payé. Travailler dans cette industrie leur donne l'opportunité de survivre et d'aider leurs proches. De tous mes personnages, une seule femme a choisi arbitrairement cette profession et n'a pas été forcée par certaines circonstances. »

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Si Masters and Servants raconte l'histoire de personnes réelles, son objectif est de questionner le spectateur sur les structures sociales représentées. « Pour ce qui est du texte qui accompagne les photos, j'ai délibérément fourni des informations très formelles sur les personnages. Je voulais que le lecteur ait la liberté de réfléchir sur les histoires présentées, déclare Li-Mi-Yan. J'ai réalisé l'influence que peuvent avoir ces images sur le lecteur seulement une fois après avoir mis le projet en ligne. Il a suscité beaucoup de critiques et de réactions. Je suis contente de ce résultat. »

Ainsi, Masters and Servants représente une documentation précieuse sur une classe sociale post-soviétique spécifique, mais fonctionne aussi comme une énigme visuelle pour le lecteur. Les images – immobiles et soigneusement composées – laissent la liberté de se perdre dans la relation entre les sujets, au point que la distinction entre maître et domestique finit par disparaître complètement. « Mon but était de créer une sorte de portrait psychologique dans lequel le lecteur pourrait se forger son propre avis, ajoute Li-Mi-Yan. La nature a priori neutre des images est un piège : le lecteur finit par ne plus savoir qui est le maître et qui est le domestique. »