« C’est dans le développement, l’identification et l’importance de cette ardente camaraderie, et pour la spiritualité qui s’y associe, qu’il faut chercher à rétablir un équilibre miné par notre vulgaire démocratie matérialiste », écrivait le poète Walt Whitman au sujet des relations homosexuelles.
Un peu plus d’un siècle plus tard, en 1979, un singulier appel était diffusé au sein de la communauté gay de la côte Ouest américaine. Les poètes, musiciens, révolutionnaires, chamans, hérétiques, fermiers, artistes, guérisseurs, bouddhistes, danseurs, magiciens, activistes politiques et yogis étaient invités à se retrouver dans l’Arizona afin de célébrer le pouvoir du « gay spirit ». À l’origine de ce cri rassembleur, plusieurs hommes homosexuels, dont le père des premiers mouvements de libération gay Harry Hay. Leur objectif était non seulement de proposer aux hommes gays de se réunir, mais aussi d’élaborer ensemble une nouvelle vision politique et spirituelle de leur identité. Ce texte et le rassemblement qui s’ensuivit furent un électrochoc au sein de la communauté de l’époque, très enthousiaste selon les dires de plusieurs participants encore en vie aujourd’hui.
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Étouffant sous le carcan d’une masculinité hétéronormée et souhaitant s’émanciper de schémas trop genrés, Mitch Walker, Don Kilhefner, Arthur Evans et Harry Hay proposaient de renouer avec une identité plus « fluide ». Se réclamant des figures du « sissy boy » ou encore de la « fairy », ils invitaient à l’élaboration d’une pensée critique s’accompagnant d’une pratique performative. Ils n’avaient pas manqué de donner un nom à leur mouvement. Les Radical Faeries étaient nées.
Comment faire comprendre ce qu’elles peuvent encore incarner aujourd’hui, notamment en France où la contre-culture des années 1960-1970 n’est toujours pas appréhendée avec soin – occultée par le mastodonte libéral-libertaire de Mai-68 – et où un terme comme le néo-paganisme provoque l’incrédulité chez vos interlocuteurs ? J’éprouve encore quelques difficultés à retranscrire ma récente expérience avec les fées, par respect pour cette communauté discrète en Europe. Sans doute suis-je aussi un peu déstabilisé à l’idée de traduire ce que j’ai ressenti sur place, de mettre en mots cette magie qu’elles contribuent à insuffler en chacun et chacune de ses membres.
Lorsque j’ai décidé, il y a de ça plusieurs mois, de partir pour la Californie dans le cadre de recherches portant sur le militantisme de certaines communautés queer, j’ignorais tout de l’accessibilité des représentants et représentantes des Radical Faeries. Un article du New York Times m’avait donné de nombreux indices sur le fonctionnement d’une communauté de Faeries dans le Tennessee mais il m’était difficile de dénicher plus d’informations quant à leur existence et leur mode de vie dans la région de San Francisco – qui est, historiquement, l’un des terreaux des mouvements de libération LGBT. Si j’entendais parler de fêtes mémorables organisées dans les faerie houses de la ville, personne n’était capable de les situer ou de me dire si la communauté était encore active.
Malgré ce flou je décidais de prendre la route et quelques semaines plus tard, chance ou hasard, je rencontrais un homme qui en savait long sur le sujet dans un bus m’amenant à l’université californienne de Santa Cruz. Greg, psychothérapeute proche des fées, m’expliqua que la constitution et le développement des premiers groupes de fées à la fin des années 1970 n’étaient que l’aboutissement d’un long processus entamé par Harry Hay plusieurs décennies auparavant. Depuis la création de l’un des premiers mouvements de libération gay, la Mattachine Society – en 1950, soit bien avant les émeutes de Stonewall, Harvey Milk, à une époque de répression extrêmement violente des minorités LGBT – Hay n’avait jamais cessé de réfléchir aux rôles qu’avaient joué certains gays et lesbiennes dans l’Histoire. Collectionneur passionné, il avait amassé de nombreux objets et livres dessinant les contours d’un véritable esprit de corps cultivé depuis des siècles.
Je pus mesurer l’ampleur de cette collection en rencontrant l’un des proches de Harry Hay, en possession de nombreuses œuvres ayant appartenu au père spirituel des Faeries avant son décès en 2002. Les yeux brillants, Joe me parla des objets et livres qu’il avait passé sa vie à collectionner. Il me parla également de druides, de moines et de fraternités secrètes de paysans célibataires se travestissant lors de l’équinoxe du printemps pour contester la domination de leur seigneur. Je l’écoutais, fasciné, lorsqu’il m’expliquait plus en détail le rôle des shamans et des Two-Spirits, ces hommes-femmes amérindiens, très souvent guérisseurs ou voyants, pour lesquels Harry et lui-même s’étaient passionnés.
En quittant cet appartement collectif situé dans l’ancien quartier hippie de San Francisco, je jetais un dernier coup d’œil à la bibliothèque et au gigantesque pan de la pensée gay qui s’y dévoilait. S’y côtoyaient philosophes, poètes, penseurs ou écrivaines identifiés comme gays par mon hôte – à savoir Platon, Oscar Wilde, Walt Whitman, Jean Genet, Edward Carpenter, Marguerite Yourcenar ou encore Gertrude Stein.
Les idées d’Harry Hay n’ont pas manqué d’être vivement critiquées par certaines voix à l’intérieur-même du mouvement gay, sans doute à cause d’une radicalité qui tranchait avec l’idée d’assimilation qu’avaient en tête certains militants homosexuels dès les années 1950. Elevé au biberon de la pensée marxiste et communiste – lui-même a été membre actif du Parti communiste dès 1930 – Hay a ouvertement critiqué le caractère masculiniste de l’idéal gay de l’époque tout autant que la commercialisation et la dépersonnalisation de la scène gay urbaine. Les rassemblements organisés par Hay et les autres cadres des Faeries répondaient à ce qui était perçu comme une aliénation progressive de certains membres de la communauté LGBT, et proposaient par conséquent une émancipation du joug du capitalisme et de ses diverses manifestations.
« Les Radical Faeries ne sont ni groupe, ni un mouvement, écrivait Hay. C’est un processus de développement personnel, de maturation et de changement. » Plus qu’un groupe, donc, les Radical Faeries se présentent comme un cheminement personnel et collectif afin de faire advenir une individualité nouvelle, un nouveau mode d’être et de relation à l’autre.
Autrefois presque uniquement réservés aux hommes cis-gays – une approche en partie défendue par les membres les plus anciens – les rassemblements ont progressivement évolué. L’inclusion des trans, des genderqueer et des femmes cis est de plus en plus répandue – sous l’influence de militants plus jeunes. De même, la reconnaissance relativement récente des QTIPOC – l’acronyme de « Queer-Trans-Intersex People of Colour » – et la création de rassemblements mixtes ou non-mixtes font partie intégrante de la réflexion menée actuellement par les fées californiennes. Elles s’inscrivent en cela dans la continuité de ce que Hay avait développé et encouragé sa vie durant avec les mouvements noirs et natifs américains : la convergence des luttes.
Deux semaines avant la fin de mon séjour, j’étais finalement en route vers l’une de ces communautés, située dans un éco-lieu au nord de San Francisco. Dans une bagnole avec trois fées, je me sentais passablement nerveux. Entre deux taffes de pipe à weed offertes avec une nonchalance toute californienne, je les écoutais évoquer l’organisation de l’un des espaces queer du Burning Man et leur dernier rassemblement féérique.
Ces fameux rassemblements – organisés plusieurs fois pendant l’année en fonction des fêtes païennes – sont toujours des moments-clés pour la communauté. Au programme, se succèdent de la danse, des rituels collectifs comme les groupes de parole, des hommages aux disparus queer – hommes et femmes –, des cérémonies spirituelles, des ateliers de sensibilisation aux questions raciales ou environnementales, des performances drag, en passant par du yoga en forêt, la construction d’autels dans les arbres, des massages tantriques ou des pratiques plus ouvertement érotiques ou sexuelles. Dans la volonté de n’opposer à leur désir aucune entrave si ce n’est le respect du consentement de chacun et ce qu’elles définissent comme leur propre sécurité, les fées défendent la destruction des normes amoureuses et sexuelles telles qu’elles ont été élaborées par nos sociétés occidentales modernes.
Je l’avoue, mes premières impressions oscillaient clairement entre l’envie de fuir devant une énergie qu’il m’était difficile de ne pas juger comme borderline dans ma conception étriquée et bourgeoise et, évidemment, le désir de pouvoir m’y abandonner à mon tour. Une danse, une transe et quelques relations variées avec mes pairs et paires plus tard, je commençais à saisir le changement qui s’opérait en moi – une expérience susceptible de modifier en profondeur la perception que l’on peut avoir de ses propres désirs et du monde. En me laissant porter par l’énergie collective, j’ai compris que ces pratiques travaillaient la question de ma connexion avec autrui. Elles me semblaient avoir quelque chose à voir avec cet idéal politique et spirituel évoqué par Whitman dans ses poèmes, cette volonté de construire une relation d’égalité et d’empathie réelle entre les vivants, humains ou non.
Durant ces quelques jours passées avec les fées, je retiendrai ce qui fut sans doute l’un des moments les plus importants pour moi, un rituel fondateur : le cercle du cœur, ou « heart circle », qui avait lieu chaque matin. De ce moment d’échange dont le principe est que chacun prenne la parole une fois reçu un talisman sans jamais être interrompu, naît l’impression d’assister au dépôt par l’ensemble des participants de morceaux de vie bruts, qu’il s’agisse de blessures intimes, de pertes d’amants ou d’amantes, ou de diverses joies, d’excitations passées ou présentes.
Je compris alors pourquoi cette communauté avait pu acquérir une telle importance lors du pic de l’épidémie de sida. Au sein de ce cercle, et de bien d’autres cercles, via l’humour et la folie exacerbée, se présentaient différentes modalités pour mieux traverser des catastrophes – du sida au Pulse d’Orlando en passant par les multiples crises politiques et environnementales.
Aussi, dans l’avion vers Paris, alors que je me laissais gagner par la mélancolie du retour, je tentais de me remémorer les anecdotes dont on m’avait parlé dès la fin des années 1980, à propos des fées mortes du sida alors que la communauté faisait l’expérience d’une raréfaction de ses membres. Toutes ces cérémonies d’adieu tragi-comiques, ces rites de dispersion de cendres en bord de mer sous le rythme des tambours et des chants, ces danses au bord du précipice.
De ce voyage, je retiendrai avant tout une formidable impression que le français ne parvient pas à traduire dans le terme « d’empowerment ». La beauté du projet de Harry Hay, en dépit de critiques qui ont pu lui être adressées, consistait sans doute en cela : créer les possibilités pour de nombreux queer de se politiser, de construire des pratiques collectives radicales et de se renforcer dans des espaces de vie féériques afin de retourner dans leur vie quotidienne animés par une nouvelle forme de résilience « magique ».
L’auteur tient à remercier Kegan Marling et les membres du Groundswell Institute.