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Une interview du leader d’Euromaïdan tabassé par des pro-russes

Viktor Neganov nous a expliqué pourquoi il avait dû fuir la Crimée.

Viktor Neganov est le leader du mouvement Euromaïdan dans sa ville natale de Sébastopol, en Crimée. Accompagné d'une centaine de partisans, il a, comme les manifestants de la place Maïdan de Kiev, réclamé à de nombreuses reprises la fin de la corruption en Ukraine. Lors d'une récente manifestation, un groupe de « provocateurs » pro-Russes est venu se confronter aux siens. Viktor s'est alors fait frapper. Il s'en est tiré avec une commotion cérébrale.

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À la fin du mois dernier, quand les Russes ont envahi la Crimée, il a fui à Kiev après avoir été menacé. Malgré le contrôle exercé par les milices russes dans les gares et les stations de bus de la région, il est finalement rentré chez lui la semaine dernière. Alors qu'il vivait toujours reclus, j'ai pu discuter avec lui sur Skype de sa fuite et des récents événements dans sa région.

VICE : Pouvez-vous m'expliquer pourquoi vous vous êtes lancé en politique ?
Viktor Neganov : Je me suis lancé en politique à cause du régime de Ianoukovitch. En raison du système politique et économique qu'il a instauré, beaucoup ont perdu la vie. Moi et d'autres activistes avons alors décidé de descendre dans la rue afin de réclamer des changements.

Quand je vous ai rencontré à Sébastopol en février dernier – avant même que Ianoukovitch soit destitué et que les Russes envahissent la Crimée –, vous m'avez confié que des espions du FSB et des provocateurs russes venaient perturber vos manifestations. Que venaient-ils faire exactement ?
Je sais que certains d'entre eux étaient des militaires russes. Ils venaient à nos meetings comme des citoyens ordinaires – bien qu'ils n'en soient pas. Ils prétendaient être des habitants de Sébastopol et affirmaient ne pas vouloir d'Euromaïdan ici. Ils nous ont bousculé, ont foutu le bordel et, après que je sois allé parler avec leur leader, j'ai été puni. Ils m'ont battu.

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Quant aux espions, ils sont présents dans de nombreuses institutions, et notamment l'administration de Sébastopol, son conseil, sa police et ses services de renseignement. Nous en avons la preuve : désormais, ces institutions prétendent appartenir à Sébastopol et non à l'Ukraine. Elles soutiennent en plus l'invasion russe.

Elles ne travaillent pas pour Ianoukovitch, mais pour la Russie. On sait que Ianoukovitch est aujourd'hui en Russie. D'ailleurs, Ianoukovitch était probablement lui-aussi espion. [rires]

Vous vous êtes aussi fait attaquer quand les Berkut [la police anti-émeute ukrainienne] a débarqué en Crimée depuis Kiev. Vous avez été victime d'une commotion cérébrale. Que vous est-il arrivé exactement ?
Je suis allé les voir pour leur poser des questions. J'ai rencontré l'adjoint de l'ancien gouverneur de Sébastopol et je lui ai demandé si les autorités prévoyaient de séparer Sébastopol du reste de l'Ukraine. La foule – très grande – m'a repéré quand je lui ai posé la question. Les gens savaient qui j'étais, à savoir un manifestant pro-Maïdan. Ils étaient déjà venus à nos manifestations nous provoquer, donc ils me connaissaient.

Ils ont commencé à me frapper. J'ai essayé de me protéger, mais il y avait trop de monde – 10 ou 20 personnes de tous les côtés. On m'a frappé au visage, je suis tombé et, pendant plusieurs secondes, j'étais inconscient. Un policier m'a aidé à me relever et a appelé une ambulance. J'ai ensuite été emmené à l'hôpital.

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C'est la première fois que je rencontre quelqu'un qui fait face à tant d'opposants. Votre mouvement – basé dans une ville de 350 000 habitants – ne compte qu'une centaine de personnes étant prêtes à manifester. Quels étaient vos objectifs ?
En effet, nous étions 100 dans une ville de 350 000 habitants. Il était donc dangereux d'organiser des évènements publics. Mais, nous avons beaucoup plus de soutien. Néanmoins, ces personnes sont trop effrayées pour affirmer publiquement leurs opinions. Ils ont peur de perdre leur travail. C'est pourquoi si peu de gens descendent dans la rue.

Lors des élections parlementaires de 2012, environ 20 % des électeurs ont voté pour les partis d'opposition de Crimée. Ces partis soutiennent Maïdan.

Voici mes objectifs : je souhaitais montrer au monde et à l'Ukraine qu'il y a aussi des partisans de Maïdan à Sébastopol et en Crimée – ce qui signifie que ce territoire n'est pas seulement russe. Nos militants sont des ukrainiens qui soutiennent les idées ukrainiennes et qui défendent le territoire ukrainien.

Quels ont été les effets de votre présence en Crimée ?
On peut noter plusieurs effets – à la fois des bons et des mauvais. Il est triste de constater que notre mouvement a encouragé les pro-Russes à se mobiliser. Si nous n'avions pas été présents à Sébastopol, ils ne seraient pas aussi nombreux qu'ils le sont aujourd'hui.

En revanche, notre présence en Crimée a permis de montrer que nous existions. Nous avons pu affirmer que Sébastopol était une ville ukrainienne. Nous comprenons que la plupart des gens ici soutiennent la Russie, mais la justice et le droit sont de notre côté. Qu'ils le veuillent ou non, ce territoire est ukrainien.

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Une fois que les Russes ont pris le contrôle de la péninsule, vous avez fui à Kiev. Vous m'avez confié sur Facebook que vous ne pouviez pas quitter la région par la route et que vous alliez essayer de partir en train. Comment avez-vous finalement réussi à arriver dans la capitale ? Pourquoi avez-vous fui ?
Je suis arrivé à Kiev en train. Il est plus simple de quitter la Crimée que d'y entrer. Quand je suis parti il y a un peu plus d'une semaine, on pouvait en sortir par train sans problème.

J'ai quitté la région à cause de la situation. Je me suis fait battre juste avant. On m'a menacé par téléphone, sur Internet et sur les réseaux sociaux. Les messages disaient : « On peut être beaucoup plus méchant ».

Ils ont menacé de vous tuer ?
Je n'ai pas été menacé de mort. Néanmoins, j'ai vu des menaces de ce genre sur les réseaux sociaux. Des gens disaient qu'ils voulaient me découper avec un couteau. Dans la rue aussi, les gens étaient menaçants. Ils me disaient : « Tu n'es pas quelqu'un de bien. Dégage de Sébastopol ou tu vas reprendre des coups ».

Comment êtes-vous ensuite retourné à Sébastopol ?
J'y suis retourné en train. Mais des milices pro-Russes contrôlaient la gare de Sébastopol. Après l'arrivée du train, afin de ne pas me faire repérer, j'ai demandé au personnel de bord si je pouvais me cacher pendant une heure ou deux. Je suis resté dans un compartiment et, au bout de 40 minutes, les miliciens ont quitté la gare. J'ai alors pu sortir.

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Vous avez eu chaud.
J'ai pris des risques, en effet. À l'heure où je vous parle, je ne vis plus dans mon appartement. Je me cache chez des amis. J'ai arrêté de participer à des événements publics après l'invasion de la Crimée. J'espère que les pro-Russes m'ont oublié.

Que pensez-vous qu'ils feraient s'ils vous découvraient ici ?
Tout d'abord, ils connaissent ma tête et mon nom. Certains activistes comme moi se sont fait attraper par des Russes et ont été conduits dans des bois, à l'extérieur de la ville. Certains ont été battus, d'autres non. Ils ont été abandonnés là-bas. Les Russes ont fait en sorte de les effrayer Mais on ne sait pas ce qui peut se passer par la suite.

Pour le moment, ils ne tuent pas leurs opposants ; ils ne font que les kidnapper. Mais, demain, les choses pourraient s'empirer. Ils pourraient décider d'aller plus loin. J'essaie donc de me protéger d'une telle éventualité.

J'ai interrogé des habitants sur l'avenue principale de Sébastopol et ils m'ont tous plus ou moins répondu la même chose, à savoir que les manifestants d'Euromaïdan étaient tous des extrémistes et des criminels, qu'ils se sentaient plus proches de la Russie et qu'ils ne souhaitaient pas que les idées pro-européennes débarquent à Sébastopol. Cela ne vous a pas très surpris et vous avez affirmé que ces déclarations faisaient partie de la guerre d'information opposant les deux camps. Pouvez-vous m'en dire plus ?
Les Criméens se considèrent pour la plupart Russes. Il y a aussi des Tatars, mais les Russes forment la majorité. Ces gens sont originaires de la Fédération de Russie. Ils soutiennent donc ce pays et sa politique.

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Les politiciens criméens ne travaillent pas pour le peuple. Ils sont corrompus et ne pensent qu'à s'enrichir. L'Ukraine s'en moque et les citoyens de la région ont donc le sentiment d'être laissés à eux-mêmes. C'est pourquoi ils n'aiment pas l'Ukraine.

Néanmoins, ils n'ont pas non plus l'impression que la Russie les soutiennent vraiment. Mais, étant donné qu'ils sont originaires de là-bas, que la Russie est un grand pays et que les soldats russes présents dans la région gagnent beaucoup d'argent et le dépensent ensuite à Sébastopol – permettant ainsi de faire tourner l'économie de la ville –, les gens voient plus la Crimée comme rattachée à la Russie qu'à l'Ukraine.

Beaucoup de ces gens regardent des télévisions russes dont les méthodes de propagande se rapprochent de celles de Goebbels. On y trouve que des mensonges. Les gens allument leur télé et entendent que les manifestants de Maïdan sont des criminels, des nazis, des extrémistes, des provocateurs, des fous, etc…

Les gens ne peuvent pas vérifier ce qu'ils entendent. Certains de mes amis soutiennent même la Russie. Ils n'étaient pas à Maïdan et ne savent donc pas vraiment ce qui s'est passé là-bas. Pour qu'ils se fassent leur propre idée de la situation, je leur ai souvent dis d'y aller.

Mis à part les médias russes comme RT, des journalistes, chroniqueurs et experts occidentaux ont eux-aussi présenté Euromaïdan comme un mouvement nationaliste, extrémiste, homophobe et antisémite. Selon eux, Ianoukovitch a été victime d'un coup d'État. Qu'en pensez-vous ?
RT est l'outil de propagande du Kremlin. Je sais que Poutine et son régime ont payé des journalistes occidentaux. Ils leur ont donné de l'argent en leur demandant de faire un article qui aille dans leur sens. Il n'est donc pas étonnant que certains journalistes occidentaux écrivent des articles en faveur de la Russie et décrivant Maïdan comme nationaliste, extrémiste, etc…

Je reconnais néanmoins que certains éléments du mouvement protestataire sont extrémistes. Mais ils sont une minorité. Une très petite minorité. La majorité des gens qui ont manifesté contre l'ancien président sont des gens biens qui aiment à la fois l'Ukraine et la Russie et qui n'ont pas de haine contre qui que ce soit.

Les résultats du référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie vous ont-ils surpris – 96 % des électeurs ont voté en faveur de ce rapprochement ?
Non. Les chaînes de télé ukrainiennes ne sont plus diffusées en Crimée et sont désormais seulement disponibles par internet. Seuls les chaînes russes émettent et elles ont incité à voter en faveur de ce rapprochement.

La propagande a été très forte. On pouvait en trouver dans les journaux, sur des affiches dans les rues, etc… En raison de la présence de soldats et de miliciens russes, il a été impossible pour les militants opposés au rattachement de diffuser leurs idées. Voici la situation telle qu'elle est aujourd'hui en Crimée.

Nous avons décidé de publier cet article seulement après avoir eu confirmation que Viktor était de nouveau reparti à Kiev.