ATTENTION : Cet article aborde les sujets de l’addiction et du suicide. Il a été initialement publié sur VICE Australie. Vous pouvez lire le premier épisode ici, dans lequel l’auteure raconte son parcours et son arrivée en cure de désintox.
Nous sommes tous bourrés en arrivant au centre Hope Rehab.
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Un dernier pour la route.
Nous débarquons en rigolant, bouteille de vodka à la main et clope au bec. Nous dévalons ensuite les escaliers. Puis nous prenons un dernier fix. Quelques heures plus tard, nous piquons du nez en remplissant nos formulaires d’admission.
Si nous nous sommes mis dans cet état, c’est parce que nous avons peur. Nous doutons. Nous savons que nous avons un problème, sans pour autant savoir si nous pouvons changer. Nous nions tous l’objet de notre venue : « Je pensais que c’était une thalasso ». « J’ai surtout un problème avec la cocaïne, bien sûr que je peux boire. » Certains protestent : « Je dirige une entreprise moi, Monsieur. »
« Vous suivez une cure de désintoxication », rétorque Henk, le conseiller principal du centre de désintoxication.
En effet, personne n’arrive là par hasard.
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Le lendemain, le sevrage commence.
La drogue se dissipe et me laisse seule avec moi-même.
Je suis en cure de désintoxication. J’ai gâché ma putain de vie.
Comment ai-je atterri ici ?
Comment vais-je sortir d’ici ?
Les 10 premiers jours, je bois de la méthadone jaune et amère pour me sevrer sans avoir à souffrir le martyre. Ça m’est arrivé trop de fois. Je suis fatiguée de chier et de vomir en même temps. Je suis fatiguée de l’odeur putride de la sueur et de l’envie irrésistible de consommer encore et encore parce que si je ne le fais pas, je vais mourir.
« C’est brutal », me dit en frissonnant Julia, une jolie junkie allemande aux cheveux blonds portant une boucle d’oreille en plume.
La descente de méthadone n’est pas une partie de plaisir non plus. Après quatre jours sans, je suis un spectre. Je n’ai pas d’énergie, mes os sont en plomb. Mes genoux et mes mollets me font mal. Je passe mes nuits à prier au pied d’un grand Bouddha en pierre. Je suis heureuse quand j’arrive à dormir ne serait-ce que trois heures.
Il fait chaud en Thaïlande, il doit faire 30 degrés environ, mais je gèle. Marcus, un Hollandais accro à la cocaïne et au GHB, me prête un sweat Adidas noir pour que j’arrête de frissonner dans les salles climatisées. Même en plein soleil, j’ai la chair de poule. Je traîne mon corps. Un soir, je vomis dans la salle à manger, à côté d’un saladier de bananes en train de mûrir. Je pleure.
Je reste surtout avec les héroïnomanes. Hope n’en accueille que très peu, car ce sont eux qui causent le plus de problèmes. Christopher l’Irlandais – qui en est à sa 14e cure – m’encourage : « Essaie de rester positive ! ». Rado, le Bulgare, est dans le même état d’esprit que moi : « J’en ai marre. » On a le même âge et on décide d’arrêter la drogue une bonne fois pour toutes. Soit on arrête maintenant, soit on arrête d’essayer. Le suicide est la seule autre option.
Ma voisine s’appelle Jester. C’est une lesbienne héroïnomane d’origine jamaïcaine qui vit à Londres. On loge dans des maisons thaïlandaises traditionnelles en bois sombre et datant d’un siècle. Le jour de notre rencontre, elle porte un pyjama rastafari et un masque antigrippe. Elle tient aussi un gros morceau de bois enroulé d’un ruban électrique noir. C’est son Monkey Stick (un drôle d’instrument de musique). « La prochaine fois qu’ils viendront me chercher, je ne m’enfuirai pas », braille-t-elle en secouant son bâton en l’air.
Je ne me laisse pas abattre. Je suis follement positive. Je m’endors sur une chaise en bois inconfortable mais magnifiquement sculptée en me répétant ce mantra : C’est ma dernière cure de désintoxication.
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On forme un groupe étrange : imaginez 30 toxicomanes qui vivent ensemble sans se mettre sur la gueule. Les patients restent entre un et trois mois. Tout dépend de leurs moyens, de leur travail, de leurs engagements familiaux et de leur niveau de déni.
Beaucoup changent radicalement. D’autres repartent avec au mieux un joli bronzage et la conviction qu’ils sont « guéris » maintenant qu’ils ont été en cure de désintoxication. Ça me file les jetons.
La communauté des patients fonctionne de manière cyclique. Elle change constamment à mesure que des patients arrivent et d’autres partent. En général, tout se passe bien, mais parfois, ces bouleversements rendent tout le monde nerveux. Et puis les choses se stabilisent.
Sans les drogues et l’alcool, on a l’air plutôt bien sur le papier. La tranche d’âge va de 20 à 64 ans. Les hommes sont trois fois plus nombreux que les femmes. Parmi nous, il y a un physicien, un programmeur informatique, un producteur de Broadway, un courtier en valeurs mobilières, un développeur industriel, un spécialiste de l’environnement, un cadre dans la publicité, un dealer de cocaïne, et deux escorts de 20 et 21 ans. La plupart paient eux-mêmes pour être là, d’autres sont là parce qu’un proche a payé pour qu’ils se soignent.
Hope est différent, sans prétention. Les employés sont presque tous des toxicomanes en voie de guérison
Nous avons tous besoin de suivre une cure de désintoxication, mais pourquoi en Thaïlande ? Pourquoi pas chez nous ? Le beau temps est un atout mais, surtout, le traitement ici est bien moins cher que dans nos pays d’origine. Au cours de la dernière décennie, la Thaïlande est devenue la capitale du tourisme médical (dentisterie, chirurgie esthétique et désintoxication) : la Mecque de cette classe moyenne qui ne peut pas débourser 50 000 dollars pour se faire soigner aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Australie, mais qui peut payer entre 5 000 à 10 000 dollars par mois en Thaïlande. L’autre raison, c’est la distance. Il est vital de s’éloigner de tout ce qui peut entraîner une rechute. Bien sûr, si on le voulait vraiment, on pourrait trouver de la drogue en Thaïlande. Mais le fait d’être loin de nos dealers habituels, qui nous enverraient volontiers de la drogue en cure de désintox, augmente nos chances de terminer le programme et de survivre.
Les patients qui séjournent ici viennent de partout : Hong Kong, Pays-Bas, Irlande, Taïwan, Thaïlande, Allemagne, pays de Galles, Écosse, Canada, Nouvelle-Zélande, Bulgarie et Belgique. La population anglophone peut être divisée en trois catégories selon ses piqûres de moustiques : les Britanniques ont les jambes recouvertes d’Elastoplast. Les Américains crient, gémissent et pulvérisent du répulsif à tout-va. Les Australiens ne se font pas piquer.
« En Allemagne, me dit Julia dans son anglais approximatif, on dirait que Hope est ‘’multikulti’’ ».
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Jour après jour, je me fixe un rythme. Quatre heures du matin : café, clope, écriture. Yoga, mangues et muesli. Méditation, smoothie, groupe, déjeuner. Les activités de l’après-midi varient : massage, muay thaï, devoirs, conseils, NA (narcotiques anonymes), AA (alcooliques anonymes). On met nos chapelets et on pratique la communication non violente. On chante le Om. En dehors de ce programme, nous n’avons pas d’autre choix que de nous « asseoir avec nous-mêmes » et nos sentiments, aussi insupportables soient-ils.
Comme Christopher l’Irlandais, j’ai fait beaucoup de cures de désintoxication. Je suis allée dans des centres privés où on me faisait avaler des médicaments à 7 h 30, 12 h 30, 16 h 30 et 20 h 30. J’ai intégré une communauté thérapeutique où l’on m’a interdit de porter du noir dans le but de m’« adoucir ». J’ai aussi suivi une cure dans un établissement public où on m’a donné une bible et conseillé de couvrir mes épaules et mes jambes pour ne pas distraire les clients masculins.
Hope est différent, sans prétention. Les employés sont presque tous des toxicomanes en voie de guérison. Ils conduisent des scooters en tenue légère. Ils se baladent pieds nus, mangent et fument avec nous. Ils discutent avec nous. Ils sont conscients que le fait d’être membre du personnel ne leur donne pas d’immunité ; nous sommes tous des toxicomanes et luttons pour rester sobres, un jour après l’autre.
Ici, tout est enseigné par un Irlandais alcoolique en convalescence qui se fait appeler « Mindful Paul ». On s’allonge sur des matelas rembourrés et il guide nos pensées. Il nous présente les concepts et les pratiques qui l’ont aidé à se remettre de la dépendance. Ses connaissances sont ésotériques et, parfois, déroutantes. Il nous parle du rêve lucide, du caractère éphémère, du non-soi, de la cessation de la souffrance, de l’équanimité, de l’espace infini et du néant. Il nous explique que c’est notre mauvaise volonté qui nous rend toxicomanes et que la seule solution est la méditation qui éveille la bienveillance. C’est notre rapport au besoin impérieux qui doit changer, dit-il.
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Mon conseiller s’appelle Henk. C’est un Néerlandais d’1, 85m, ancien cocaïnomane, qui est clean depuis sept ans. Je le vois deux fois par semaine. Il me présente à M. Green, sa plante, à qui il m’encourage de parler. Il a la manie de me fixer pendant de longues minutes en restant complètement silencieux.
J’apprends à rester immobile et à ne pas troubler la tranquillité du lieu. Il m’interdit de « faire des choses » le week-end. Je ne dois ni écrire, ni allumer mon ordinateur portable, ni faire mes devoirs. Je dois m’occuper de moi. Au début, c’est insoutenable, mais dès le dimanche, je suis en bikini en train de boire du jus de grenade et de jouer au volley dans une piscine. Le but est de retrouver son amour-propre. Je n’ai pas besoin de « faire des choses ». Je me suffis à moi-même.
Simon, le copropriétaire britannique de Hope, dit que l’on souffre tous du « syndrome du rattrapage rapide ». Maintenant que je suis clean, je dois rattraper le temps perdu. Simon n’essaie plus de prouver quoi que ce soit. Après avoir suivi 12 cures de désintox, il a arrêté la drogue et a décidé de devenir jardinier. Pendant cinq ans, il a taillé des haies chez des familles riches. Il ne savait rien des plantes ou du jardinage. Quand la proprio déboulait avec des questions sur les géraniums et les agapanthes, il se contentait d’allumer la tondeuse.
Quinze ans plus tard, il est toujours clean. Assis sur son fauteuil en cuir, il se penche vers moi et me dit, de junkie à junkie : « Si tu rentres chez toi maintenant, tu vas mourir. » Cela ne me choque pas tant que ça. Je suis une héroïnomane de 37 ans – c’est un miracle que je sois encore en vie.
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On a le droit de faire du vélo, par groupe de trois, dans les rues de Sriracha jusqu’à la station-service locale, Thai Oil. « Toil », comme on l’appelle. Je me balade avec Alan, le Britannique, et Dewey, un producteur américain. J’achète cinq paquets de Camel et je me pèse sur la balance de Toil : 58,3 kg. Il fait chaud, alors les mecs enroulent autour de leur buste leur t-shirt Hope, comme des soutiens-gorge. On passe devant des Thaïlandaises qui se couvrent la bouche en riant à la vue de leur ventre nu et blanc.
Je me moque d’Alan et de Dewey, ainsi que de mes jambes branlantes, à peine assez fortes pour appuyer sur les pédales. La brise danse sur mes épaules brûlées et la douce odeur de l’encens émane du sanctuaire bouddhiste. Je suis malade, mais je sais que c’est bientôt terminé. J’attends juste que ça passe. Je suis profondément reconnaissante de ne pas avoir à me planter des seringues remplies d’héroïne à longueur de temps, juste pour me sentir « normale ». Ces jours-là sont tous les mêmes. Ici, chaque jour est différent. C’est tout ce qui compte.
Lors de la rédaction de cet article, l’auteure séjournait au centre Hope Rehab, en Thaïlande.