Pendant des années elle a essayé d’être l’épouse et la mère idéale. Mais désormais, divorcée, s’occupant seule de ses deux fils et ayant traversé une nouvelle rupture, elle envisage l’avenir avec une note de désespoir. Elle a le sentiment d’avoir échoué sur tous les plans, est épuisée. Le 6 juin 2007, Debbie Hampton, de Greensboro, Caroline du Nord, a fait une overdose après avoir pris un mélange de 90 comprimés, de 10 médicaments différents, dont une partie a été subtilisée sur la table de nuit d’un voisin. Cet après-midi-là, elle a écrit une note d’adieu sur son ordinateur : « J’ai tellement raté ma vie que je ne trouve plus ma place nulle part. Il ne reste plus rien pour moi ici. » En larmes, elle est allée à l’étage, s’est assise sur son lit, a avalé ses comprimés avec un peu de Shiraz, puis elle a mis un CD de Dido en attendant de mourir. Alors qu’elle s’allongeait, un étrange sentiment de triomphe montait en elle.
Pourtant, elle s’est réveillée. On l’a trouvée, amenée en urgence à l’hôpital, et sauvée. « J’étais folle de rage » explique-t-elle. « Je m’étais ratée. Et par-dessus le marché, j’avais gagné des lésions cérébrales.” Après que Debbie a émergé d’un coma d’une semaine, les médecins ont annoncé le diagnostic : encéphalopathie. « C’est une vaste catégorie qui désigne, en gros, le fait que le cerveau ne fonctionne plus correctement. » Elle ne pouvait plus avaler, contrôler sa vessie, et ses mains tremblaient en permanence. La plupart du temps, elle n’arrivait pas à comprendre ce que ses yeux lui montraient. Elle pouvait à peine parler. « Je pouvais seulement émettre des sons. C’était comme si ma bouche était pleine de billes. C’était terrifiant, car ce qui sortait de ma bouche ne correspondait pas aux mots que je formais dans ma tête. » Après un jour dans un centre de réadaptation, elle a commencé à se remettre, lentement. Mais, un an plus tard, ses progrès ont fini par stagner. « Mon élocution était très lente, empâtée. Impossible de compter sur ma mémoire et mes capacités de raisonnement. Je n’avais plus l’énergie de vivre une vie normale. Une bonne journée, pour moi, était une journée où j’avais réussi à vider le lave-linge. »
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C’est à partir de cette époque qu’elle a entamé un traitement expérimental, le neurofeedback. Son activité cérébrale était mesurée pendant qu’elle jouait à un jeu simple de type Pac-Man, où elle pouvait contrôler les mouvements de son personnage avec des techniques de concentration. « En seulement dix séances, mes capacités orales s’étaient améliorées. » Mais ce n’est qu’après que son praticien lui a recommandé un livre, le bestseller The Brain that Changes Itself du psychologue canadien Norman Doidge, que ses progrès ont réellement fait un bond. « Oh, mon Dieu. Pour la première fois, j’avais conscience qu’il était possible de soigner mon cerveau. Non seulement que c’était possible, et que ça dépendait entièrement de moi. »
« Vous n’êtes pas condamnés à garder le même cerveau pour la vie. Vous héritez certes de certains gènes, mais la façon dont vous menez votre vie transforme votre cerveau. »
Après avoir lu l’ouvrage de Doidge, Debbie a commencé à mettre en œuvre ce qu’elle nomme « une bonne hygiène de vie mentale ». Cela passait par du yoga, de la méditation, de la visualisation, un régime spécifique et le maintien d’une attitude positive en toutes choses. Aujourd’hui, elle est co-propriétaire d’un centre de yoga, a écrit une autobiographie et un guide « d’hygiène mentale » et dirige le site thebestbrainpossible.com. La neuroplasticité, dit-elle, lui a appris des choses essentielles. « Vous n’êtes pas condamnés à garder le même cerveau pour la vie. Vous héritez certes de certains gènes, mais la façon dont vous menez votre vie transforme votre cerveau. C’est vraiment une baguette magique. » La neuroplasticité, ajoute-t-elle, « vous permet de changer de vie et de faire du bonheur une réalité. Vous pouvez passer de victime à vainqueur. C’est comme avoir un superpouvoir. C’est comme voir le monde avec des rayons X. »
Debbie n’est pas la seule à être enthousiasmée par la neuroplasticité, c’est-à-dire la capacité du cerveau à se transformer en réponse à des événements et des phénomènes qui adviennent dans notre environnement. On vante partout ses surprenants bénéfices. Une demi-heure de recherches sur Google suffit à informer le curieux que la neuroplasticité est une découverte scientifique « miraculeuse » qui révèle que nos cerveaux ne sont pas programmés comme des ordinateurs, mais se comportent plutôt comme de la « pâte à modeler. » Cela signifierait que « nos pensées peuvent modifier les structures et les fonctions de nos cerveaux » et qu’en effectuant certains exercices, nous pourrions réellement modifier les caractéristiques physiques de notre cerveau comme « sa solidité, sa taille, sa densité ». La neuroplasticité constituerait aussi « une série de miracles qui adviennent dans nos crânes », que nous pourrions devenir de meilleurs commerciaux, de meilleurs athlètes par la force de la pensée, ou nous convaincre que nous aimons les brocolis. Elle pourrait soigner les troubles alimentaires, protéger contre le cancer, réduire le risque de démence de 60%, nous aider à découvrir « l’essence de la joie et de la paix. » Et tout ceci serait accessible sans limite d’âge : la neuroplasticité montrerait que « nos esprits ont été fait pour s’améliorer en vieillissant ». Encore mieux, toutes ces possibilités sont à portée de main ! « En changeant simplement votre trajet le matin, en faisant vos courses dans un nouveau supermarché, en choisissant votre main non-dominante pour vous brosser les cheveux, vous allez améliorer votre puissance mentale. » Comme le dit le célèbre gourou de la médecine alternative Deepak Chopra : « La plupart des gens pensent que leur cerveau les dirige, alors que c’est nous qui dirigeons notre cerveau. »
Pour le profane, il est très difficile de comprendre ce qu’est la neuroplasticité, et quel est son véritable potentiel.
L’histoire de Debbie demeure un mystère. Les techniques dont on lui a vanté les mérites et la découverte du concept de neuroplasticité ont, de toute évidence, eu un effet très bénéfique sur elle. Mais la neuroplasticité est-elle vraiment un super pouvoir ? Peut-on réellement augmenter la masse de notre cerveau par la pensée ? Peut-on faire reculer le risque de démence de 60% ? Et apprendre à aimer les brocolis ?
Quelques-unes de ces questions semblent stupides, mais d’autres le sont moins. C’est là tout le problème. Pour le profane, il est très difficile de comprendre ce qu’est la neuroplasticité, et quel est son véritable potentiel. « On lit partout des choses extrêmement exagérées » explique Greg Downey, anthropologue à l’Université Macquarie et co-auteur du célèbre blog Neuroanthropology. « Les gens sont si excités par la neuroplasticité qu’ils en viennent à croire n’importe quoi. »
Pendant de nombreuses années, l’idée selon laquelle le corps ne pouvait produire de nouvelles cellules nerveuses à l’âge adulte est restée assez consensuelle. Une fois que vous avez terminé votre croissance, vous commencez votre déclin neuronal. Cette idée a été exprimée entre autres par le « fondateur » de la neuroscience moderne, Santiago Ramón y Cajal. Il s’est intéressé très vite à la plasticité, mais est aussi resté sceptique à son propos. En 1928 il écrit : « Chez l’adulte, les centres nerveux sont fixes, définitifs, immuables. Toutes les choses sont destinées à mourir, et non pas à se régénérer. C’est à la science future de remettre en question, si c’est possible, ce sévère constat. » Le sombre pronostic de Cajal a finalement résonné à travers tout le 20e siècle.
Si l’idée selon laquelle le cerveau adulte pouvait subir des changements importants a parfois reçu quelque attention, au 20e siècle, la plupart des scientifiques ont négligé de l’examiner. C’est ce qu’a découvert un jeune psychologue, Ian Robertson, en 1980. Il avait entrepris d’étudier des patients sujets à des accidents vasculaires cérébraux, à l’Astley Ainslie Hospital d’Édimbourg, quand il a fait une découverte stupéfiante. « Je me retrouvais dans un domaine de recherche tout nouveau pour moi, la neuroréhabilitation » explique-t-il. À l’hôpital, les patients étaient traités par ergothérapie et physiothérapie. Il a songé que si les patients avaient subi un AVC… alors une partie de leur cerveau avait été détruite. Et que si une partie de leur cerveau avait été détruite, évidemment, elle ne serait jamais plus fonctionnelle. Comment se faisait-il alors que ces thérapies physiques puissent les aider ? Cela n’avait aucun sens. « J’essayais de cerner le problème. Quel était le modèle à l’œuvre ? Quelle base théorique pouvait expliquer cette activité ? » Ceux qui ont répondu à ses questions étaient pour le moins pessimistes.
« Toute leur philosophie tournait autour de l’idée de compensation. Ils estimaient que les thérapies externes se contentaient de limiter les conséquences de l’accident cérébral » précise Robertson. Toujours perplexe, il consulta alors un ouvrage supposé expliquer cette hypothèse en détails. « Il y avait un chapitre sur les fauteuils roulants et un autre sur les cannes. Mais rien, absolument rien sur l’idée que ces thérapies pouvaient influencer physiquement les connections neuronales dans le cerveau. Cette retenue est héritée de Cajal. Il a vraiment influencé l’ensemble des présupposés selon lesquels le cerveau adulte est câblé de manière fixe, qu’il ne peut que perdre davantage de neurones, et qu’en cas de dommage cérébral il n’y a rien d’autre à faire que d’aider les parties intactes à fonctionner du mieux possible. »
Merzenich et Bach-y-Rita ont prouvé que cette hypothèse était fausse. Le cerveau adulte peut changer, se réorganiser, parfois de façon radicale.
Mais le pronostic de Cajal lançait également un défi à la science. Et il a fallu attendre les années 60 pour que cette « science du futur » commence à émerger, par l’intermédiaire de deux individus obstinés, pionniers dans leur discipline. Leur histoire a été rapportée dans le bestseller de Doidge : il s’agit de Paul Bach-y-Rita et Michael Merzenich. Bach-y-Rita est connu, entre autres, pour avoir aidé des personnes aveugles à « voir » d’une manière radicalement nouvelle. Plutôt que de recevoir des informations sur le monde par l’intermédiaire des organes de la vue, il s’est demandé s’il ne pouvait pas convertir ces informations en vibrations perceptibles à la surface de la peau. Les patients s’asseyaient sur une chaise, puis se penchaient en arrière contre un plateau de métal. Au dos de ce plateau, 400 plaques de métal se mettaient à vibrer en adéquation avec un objet en mouvement. Après que Bach-y-Rita a perfectionné son appareil (le modèle le plus récent opère des pressions sur la langue), des personnes aveugles de naissance ont raconté qu’elles étaient capables de « voir » en trois dimensions. Puis, les avancées en neuroimagerie ont permis de collecter des preuves en faveur d’une hypothèse incroyable : lors de ces expériences, l’information serait bel et bien traitée dans le cortex visuel. Cette hypothèse a toujours besoin d’être confirmée ; néanmoins, il semble bien que dans ce cas précis, les cerveaux des patients se sont transformés d’une manière que l’on n’aurait jamais soupçonnée.
Merzenich, de son côté, a contribué à montrer dans les années 60 que le cerveau contient des « cartes » du corps et du monde extérieur, et que ces cartes peuvent être modifiées. Par la suite, il a co-développé l’implant cochléaire, qui permet aux personnes atteintes de surdité d’entendre quelque peu. Ces techniques reposent sur l’idée de plasticité : le cerveau a besoin de s’adapter pour recevoir les informations auditives recueillies par l’implant et non par l’oreille interne (qui chez le patient sourd, ne fonctionne pas). En 1996, il a contribué au lancement de Fast ForWord, une entreprise spécialisée dans la production de logiciels éducatifs destinés à « améliorer les capacités cognitives des jeunes enfants grâce à des exercices répétitifs qui exploitent l’idée de plasticité cérébrale » explique-t-on sur leur site web. Doidge écrit à ce sujet : « Dans certains cas, les personnes qui ont connu des difficultés cognitives toute leur vie font des progrès importants avec seulement trente à soixante heures de traitement. »
Même s’il leur aura fallu plusieurs décennies, Merzenich et Bach-y-Rita ont aidé à prouver que Cajal, de même que le consensus scientifique sur l’immuabilité du cerveau en général, étaient dans le faux. Le cerveau adulte peut changer, se réorganiser, parfois de façon radicale. Ce fut une grande surprise pour des experts comme Robertson, qui dirige désormais l’Institut de Neurosciences de Trinity College. « Je me rappelle avoir dit des sottises dans les cours que je donnais aux étudiants de l’Université d’Édimbourg. Des sottises basées sur un dogme selon lequel une cellule nerveuse était incapable de se régénérer une fois morte, et selon lequel la plasticité cérébrale ne se rencontrait que chez les jeunes enfants » confesse-t-il.
Ce n’est qu’après la publication d’une série d’études in vivo utilisant l’imagerie IRM que cette nouvelle hypothèse a commencé à faire son chemin dans les synapses du public. En 1995 ; un neuropsychologue, Thomas Elbert, a publié ses travaux sur l’étude du cerveau des violonistes ; il a montré que leurs « cartes » cérébrales représentant chacun des doigts de leur main gauche—celle qui est utilisée sur les cordes—étaient plus larges chez eux que chez les non-musiciens (et plus larges également que celles représentant leur main droite, qui tient l’archer). Ceci montre que leur cerveau a subi des modifications héritées de centaines d’heures de pratique. Trois ans plus tard, une équipe américano-suédoise menée par Peter Eriksson de l’Hôpital Universitaire de Sahlgrenska a publié dans Nature une étude montrant pour la première fois que la neurogénèse—c’est-à-dire la création de nouvelles cellules nerveuses—était possible chez les adultes. En 2006, une autre équipe dirigée par Eleanor Maguire, de l’Institut de Neurologie de l’University College de Londres, a découvert que les conducteurs de taxis londoniens possédaient davantage de matière grise que les conducteurs de bus dans l’une des régions de l’hippocampe. Cela est dû à leur connaissance spatiale approfondie du labyrinthe de rues de la ville. En 2007, The Brain that Changes Itself de Doidge est publié. Le New York Times commente : « le pouvoir de la pensée positive a finalement acquis une crédibilité scientifique. » Un million de copies seront vendues dans plus d’une centaine de pays. Soudain, la neuroplasticité était partout.
Le fait que le mot neuroplasticité possède lui-même plusieurs sens différents contribue à brouiller le débat.
Il est facile, et sans doute un peu amusant, de se montrer cynique sur ce sujet. Néanmoins, la neuroplasticité demeure une chose remarquable. « Nous savons que la plupart des choses que nous faisons, que notre comportement, nos pensées et nos émotions modifient nos cerveaux d’une manière qui est soutenue par des changements chimiques et fonctionnels » explique Robertson. « Le neuroplasticité est un trait essentiel des comportements humains. » La compréhension des pouvoirs du cerveau, dit-il, fait place à de nouvelles techniques susceptibles de traiter une large gamme de maladies. « Il n’y a pas, en théorie, de maladie ou de lésion qui ne soit éligible à une application intelligente de méthodes de stimulation comportementales, éventuellement combinées à d’autres types de stimulation. »
Mais croit-il vraiment que le pouvoir de la pensée positive a acquis ses lettres de noblesse dans le monde scientifique ? « Pour faire court : oui. Je pense que les êtres humains ont bien plus de contrôle sur leurs fonctions cérébrales que ce que l’on croyait jusque-là. » Pour faire long : oui, mais avec des réserves. Tout d’abord, il ne faut pas oublier l’influence des gènes sur ce qu’il se passe dans notre corps, sur notre santé, notre caractère. « J’utilise une approximation de mon cru pour déterminer la part de l’influence de la génétique et celle de l’environnement : 50/50. Mais pour les 50% qui concernent l’environnement, je suis sûr de moi » explique Robertson.
Pour ajouter un peu plus de confusion au débat public sur la neuroplasticité, ajoutons que le terme lui-même possède plusieurs sens différents. Généralement, il signifie « la capacité du cerveau à s’adapter à des stimuli environnementaux changeants » affirme Sarah-Jayne Blakemore, directrice adjointe de l’Institut de Neurosciences cognitives de Londres. Mais le cerveau peut s’adapter de plusieurs façons. Ainsi la neuroplasticité peut faire référence aux changements structurels, quand les neurones sont créés, meurent, ou quand les connections neurales sont formées, renforcées ou éclaircies. Elle peut également faire référence à des réorganisations fonctionnelles, comme celles dont les patients de Paul Bach-y-Rita ont fait l’expérience : les gadgets de Bach-y-Rita ont poussé leurs cerveaux à utiliser le cortex visuel, qui était resté oisif jusque-là.
Sur le plan plus large du développement, on recense deux types de neuroplasticité. Blakemore précise qu’ils sont « extrêmement différents. » Pendant l’enfance, nos cerveaux traversent une période de plasticité dite de « l’apprentissage par l’attente. » L’individu « attend » d’apprendre des choses importantes sur l’environnement, et cet apprentissage n’est possible qu’à certains âges de la vie ; apprendre à parler, par exemple. Nos cerveaux se développent de cette façon jusqu’à l’âge de 25 ans environ. « C’est pour cette raison que les assurances premium pour les véhicules sont si chères pour les moins de 25 ans » explique Robertson. « Avant cet âge, le lobe frontal n’est pas complètement connecté au reste du cerveau. La capacité à anticiper les risques et à gérer l’impulsivité n’est pas complète. » Enfin, il y a la plasticité dite de « l’apprentissage par l’expérience. » « C’est ce que fait le cerveau à chaque fois que nous apprenons quelque chose, ou à chaque occurrence d’un changement dans l’environnement » conclue Blakemore.
La vérité est que la neuroplasticité existe, et qu’elle fonctionne. Mais elle n’a rien d’une découverte miraculeuse qui peut vous transformer en un rien de temps en génie en parfaite santé, amateur de brocolis.
L’une des manières d’exagérer les pouvoirs de la neuroplasticité a précisément été de mélanger ces différents types d’apprentissage. Certains auteurs ont inclus toutes sortes de choses sous la bannière de la neuroplasticité, faisant d’elle un concept révolutionnaire, magique, sensationnel. Pourtant, le fait que le cerveau soit hautement influencé par l’environnement durant l’enfance n’a rien de nouveau. Cela n’empêche pas Doidge, dans The Brain that Changes Itself, de répertorier une grande variété d’intérêts sexuels chez les humains et d’appeler cela « la plasticité sexuelle. » La neuroscientifique Sophie Scott, directrice adjointe de l’Institut de Neurosciences cognitives de Londres, reste méfiante : « C’est seulement l’effet de la croissance sur le cerveau. » Doidge utilise même le concept de neuroplasticité pour expliquer des changements culturels, comme le fait qu’à notre époque, nous préférons nous marier par amour plutôt que pour des raisons socioéconomiques. « La neuroplasticité n’a rien à voir là-dedans » rétorque Scott.
La vérité est que la neuroplasticité existe, et qu’elle fonctionne. Mais elle n’a rien d’une découverte miraculeuse qui peut vous transformer sans effort en génie en parfaite santé, qui court des marathons et adore les brocolis. « La vraie question est : pourquoi les gens, et même parfois des scientifiques, veulent à tout prix croire en ce mythe ? » se demande ChrisMcManus, professeur de psychologie et médecine à l’University College de Londres. Curieux de connaître les raisons profondes de cet engouement pour la neuroplasticité, il a conclu que c’était là une nouvelle version du mythe de la transformation personnelle qui a hanté la culture occidentale pendant des générations.
« Les gens nourrissent toutes sortes de rêves et de fantasmes, et ne sont pas très doués pour les réaliser. Mais nous aimons l’idée que quelqu’un qui n’a pas eu beaucoup de chance dans la vie peut réussir à se transformer lui-même pour connaître le succès. C’est l’idée de Samuel Smiles, vous voyez ? Son livre, Self-Help, a été en quelque sorte le modèle victorien de la pensée positive. »
Samuel Smiles est généralement présenté comme l’inventeur du mouvement Self-help, et son livre (comme celui de Doidge) a touché une corde sensible dans la population. À tel point que, contre toute attente, il est devenu un best-seller. Le message optimiste de Smiles résonne tout aussi bien dans l’ancien monde que dans le nouveau. « Au 18e siècle, le pouvoir appartenait à l’aristocratie terrienne. Smiles a vécu pendant la Révolution industrielle, une époque où l’accès à une éducation et à des opportunités économiques s’est démocratisé. C’était la première fois que l’homme de classe moyenne pouvait s’en sortir à la force de son labeur. Cet idéal nécessitait une éthique du travail forte pour pouvoir se concrétiser, et c’est ce que Smiles a théorisé dans Self-Help » explique l’historienne Kate William.
À la fin du 19e siècle, des intellectuels américains ont adapté cette idée à la croyance nationale selon laquelle ils étaient en train de créer un nouveau monde. Les adhérents à la Nouvelle Pensée, à la Science chrétienne ou au mouvement du Metaphysical Healing ont dépouillé de ce discours toute ce qui concernait le travail acharné ; un élément sur lequel, au contraire, les britanniques ont beaucoup insisté. Il a résulté de tout cela le mouvement de la pensée positive, qui selon certains est désormais fondé scientifiquement grâce au concept de neuroplasticité. Le psychologue William James nomme cette tendance le « mouvement de guérison de l’esprit », qui repose sur « la croyance intuitive selon laquelle le pouvoir d’un esprit sain n’a pas de limites, et qu’il faut encourager le courage, l’espoir, la confiance, au détriment du doute, de la peur, de l’anxiété, et de tous les états mentaux induits par le nervosité et l’hésitation. » Nous avons ici une idée bien américaine : la confiance en soi, l’optimisme, la pensée elle-même, peuvent nous conduire vers le salut.
Ce mythe—que nous pouvons devenir qui nous voulons être, que nous pouvons réaliser nos rêves si nous croyons en nous-mêmes suffisamment fort—réapparait régulièrement à travers les romans, les films, l’actualité, les concours de chant avec Simon Cowell, et bien sûr les modes comme celle de la neuroplasticité. L’une de ses incarnations précédentes, qui lui ressemble en tout point, est celle de la Programmation neuro-linguistique. Elle a contribué à répandre l’idée selon laquelle les troubles mentaux comme la dépression ne sont rien de plus que des modèles de comportement intégrés par le cerveau, et qu’il fallait simplement reprogrammer ce dernier pour accéder au succès et au bonheur. Selon McManus, l’idée est également réapparue sous des traits plus académiques à travers le Standard Social Science Model (SSSM). « Il incarne une croyance des années 90 où l’ensemble des comportements humains est malléable et où les gènes ne jouent aucun rôle. »
Pourtant, ceux qui aiment à exagérer les effets de la plasticité ont une réponse à l’épineuse question de l’influence des gènes sur la santé, la vie et le bien-être. Cette réponse, c’est l’épigénétique. Il s’agit d’une manière d’étudier de quelle manière l’environnement est capable de modifier l’expression des gènes. Deepak Chopra prétend que l’épigénétique montre que « qu’importe les gènes que nous héritons de nos parents, les changements dynamiques qui opèrent à ce niveau nous permettent d’avoir un contrôle sans limites sur notre destin. »
Jonathan Mill, professeur d’épigénétique à l’Université d’Exeter, rejette ce genre d’affirmation, qu’il qualifie de « gloubi-boulga. » « C’est une science pleine de promesses, mais affirmer que les processus épigénétiques sont capables de modifier complètement votre cerveau et le fonctionnement des gènes, c’est très exagéré. » Hélas, Chopra n’est pas le seul à tenir ce genre de propos. Des journaux de qualité, des publications académiques sont eux aussi coupables d’être tombés dans le panneau. « Il y a eu toutes sortes de formules extrêmement exagérés. Tout ceux qui travaillent sur l’épigénétique depuis longtemps sont au bord du désespoir, en partie parce qu’elle est invoquée pour expliquer tout et n’importe quoi sans la moindre preuve directe. »
L’épigénétique est impuissante à soutenir la promesse d’une transformation personnelle radicale qui hante notre culture, et la neuroplasticité n’y parvient pas davantage. Et même les allégations qui semblent à première vue les plus raisonnables ne peuvent trouver de justification scientifique, selon Ian Robertson. Prenons par exemple l’idée selon laquelle il serait possible de réduire le risque de démence de 60%. « Pas une seule étude scientifique n’a montré qu’il était possible de réduire le risque de démence, par ce biais ou par un autre. Pas un seul chercheur, qui, ayant mené ses recherches de manière adéquate avec un groupe contrôle, n’a pu montrer qu’il y avait un quelconque lien de cause à effet. »
En effet, les dossiers cliniques concernant les fameux traitements basés sur la neuroplasticité nous montrent des résultats très ambigus. En juin 2015, la FDA a autorisé la mise sur le marché de la dernière version de la machine de Bach-y-Rita permettant de « voir par la langue », exposant par la même les bons résultats de plusieurs études. Et pourtant, en 2015 toujours, un article publié par Cochrane Reviews sur la thérapie par contrainte induite (TCI)—l’un des traitements préférés des évangélistes de la neuroplasticité, offrant une amélioration de la fonction motrice aux patients ayant été victimes d’un AVC—conclue qu’« aucun des bénéfices décrits ne concerne une réduction significative du handicap. » En 2011, une méta-étude sur les méthodes d’apprentissage Fast ForWord de Michael Merzenich, le pape de la neuroplasticité, dont les effets ont été décrits par Doidge comme « terriblement excitants », n’a trouvé « aucune preuve que le traitement puisse être efficace pour les enfants ayant des difficultés d’élocution et de lecture. » Selon Sophie Scott, on peut étendre cela aux autres traitements. « Il y a eu beaucoup d’enthousiasme à propos des méthodes d’entrainement cérébral, mais, en fait, les grosses études qui les ont analysées ont trouvé qu’elles avaient peu ou pas d’effet. Dans certains cas, on peut montrer que vous vous êtes améliorés sur un exercice que vous avez beaucoup pratiqué, mais sans pouvoir généraliser les progrès à d’autres exercices. » En novembre 2015, une équipe dirigée par Clive Ballard, du King’s College de Londres a mis à jour des corrélations qui laissent à penser que l’entrainement cérébral serait efficace pour améliorer le raisonnement, l’attention et la mémoire des plus de 50 ans.
On peut comprendre pourquoi des récits mettant en scène des rémissions miraculeuses après des accidents cérébraux, avec des gens qui peuvent voir, entendre, marcher de nouveau, ont suscité tant d’espoir. Ces témoignages nous donnent le sentiment que tout et possible. Mais ce qui est généralement décrit dans ces récits est une forme très spécifique de neuroplasticité : la réorganisation fonctionnelle. En outre, elle ne peut advenir que dans des conditions très précises. « Les limites sont, en partie, architecturales. Certaines parties du cerveau sont plus efficaces pour certaines tâches, et cela dépend en partie de leur localisation » explique Greg Downey.
Contrairement à ce que les tendances culturelles tendent à nous faire croire, le cerveau ne ressemble en rien à de la pâte à modeler.
L’autre limite que va rencontrer l’individu qui espère développer des superpouvoirs, c’est le fait que toutes les parties d’un cerveau standard sont déjà employées à une tâche. « La raison pour laquelle on peut observer une réorganisation après une amputation par exemple, c’est que toute une partie du cortex somatosensoriel est désormais oisive » précise-t-il. Un cerveau en bonne santé ne possède pas toute cette place disponible. « Parce qu’il va s’habituer à faire ce qu’on lui demande de faire, vous ne pouvez pas l’entrainer à faire autre chose. Il déjà occupé. »
L’âge, également, peut présenter un problème. « Avec le temps, la plasticité diminue. Vous démarrez dans la vie avec un gros potentiel, puis la capacité de réorganisation spatiale diminue lentement. C’est pour cette raison qu’une lésion cérébrale à 25 ans est une toute autre affaire que la même lésion à 7 ans. Un jeune cerveau a beaucoup de possibilités pour se réorganiser, mais avec l’âge, ce qui va arriver aura tendance à être déterminé par ce que vous avez déjà vécu. »
Robertson évoque le cas d’un jeune écrivain qui avait subi une attaque cérébrale. « Il avait complètement perdu la capacité à s’exprimer par le langage. Il ne disait pas un mot, il ne pouvait plus écrire. Il a reçu de très nombreux traitements, mais aucune forme de stimulation n’était vraiment capable de l’aider à retrouver ses capacités. Son cerveau était devenu hyperspécialisé, et tout un réseau neuronal s’était développé autour de l’activité raffinée de la production linguistique. » Contrairement à ce que les tendances culturelles tendent à nous faire croire, le cerveau ne ressemble en rien à de la pâte à modeler. « Il est impossible d’exploiter de nouvelle aires cérébrales. Il est impossible de l’étendre pour créer de nouvelles parties. Le cerveau n’est pas une masse de Silly Putty. Vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez avec. »
Même les personnes dont les vies ont été transformées grâce à la neuroplasticité pensent qu’il est très difficile de déceler un changement dans l’activité du cerveau. Prenons, par exemple, la convalescence après un AVC. « Pour retrouver l’usage d’un bras, il faudra bouger ce bras plusieurs milliers de fois avant de pouvoir créer de nouvelles voies nerveuses qui permettront au cerveau d’animer le bras. Et il n’y aucune garantie que cela fonctionne » explique Downey. Scott tient un discours similaire sur l’expression orale et les thérapies du langage. « On a connu une période sombre, il y a une cinquantaine d’années, pendant laquelle le seul geste thérapeutique effectué après une attaque cérébrale était de vous empêcher de vous étrangler. On avait décidé que tout autre traitement serait inefficace. À présent, on sait qu’il y a des tas de traitements possibles, et c’est une très bonne chose. Mais ils sont extrêmement coûteux. »
Ceux qui chantent les louanges de disciplines émergentes comme l’étude de la neuroplasticité ou celle de l’épigénétique sont parfois surpris à affirmer que l’influence de la génétique est faible ou nulle. Cet enthousiasme peut encourager le non-spécialiste à croire que la culture peut aisément dominer la nature : une idée qui séduit un grand nombre de personnes, de journaux, de blogs, de gourous, car il est renforcé par notre culture, et qu’il est facile à croire : la transformation radicale de l’individu est possible, la possibilité de devenir qui nous voulons, de trouver le bonheur, le succès, le salut, pour peur que l’on s’y essaye. Nous sommes nés rêveurs et nous avons, nous aussi, été touchés par le rêve américain.
Bien sûr, ce sont nos cerveaux malléables qui nous ont faits tels que nous sommes. En grandissant, les mythes optimistes qui traversent notre culture ont pénétré si profondément notre identité que nous avons oublié qu’ils n’étaient pas fondés. L’ironie est que lorsque des scientifiques décrivent des aveugles qui voient et des sourds qui entendent, si nous ne percevons là que l’expression de miracles extraordinaires, c’est la faute de la neuroplasticité.
Cet article a précédemment été publié dans Mosaic sous le titre suivant : “Can you think yourself into a different person?” CC BY 4.0 license.