Ça faisait quelques années que je réfléchissais à ce voyage entre l’Ouzbékistan et l’Afghanistan. Après plusieurs séjours en Inde, au Népal et au Pakistan, l’Afghanistan restait ce chaînon manquant entre le sous-continent indien et l’Asie centrale. Ayant développé un goût et un intérêt pour le cannabis traditionnel au cours de ces voyages, ce pays était comme une forteresse infranchissable dont les histoires des années 1960 hantaient mes projets.
Les portes de l’Afghanistan se sont fermées avec l’intervention soviétique de 1979. Quelques années plus tard, la première banque de graines de cannabis ouvrait à Amsterdam. À partir de quelques graines venant de différents endroits de la planète, les grainetiers du cannabis ont popularisé des variétés hybrides de plus en plus puissantes et rentables. Alors que la course au profit et au THC bat toujours son plein dans l’industrie du cannabis, ces graines vendues sur Internet sont aujourd’hui utilisées par des producteurs traditionnels à travers le monde, entraînant la disparition des variétés locales. C’est un phénomène qui prend de l’ampleur en Asie, et qui a déjà largement envahi le Maroc. Si la plupart des variétés modernes de cannabis contiennent de la génétique afghane, l’Afghanistan a été très peu contaminé par ces variétés hybrides.
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En plus d’une empreinte génétique influente sur le cannabis moderne, on peut également considérer l’Afghanistan comme un pays pionnier dans la fabrication du haschich. Il apparaît en effet que la technique de tamisage du cannabis aurait son origine quelque part entre le nord de l’Iran et le nord de l’Afghanistan. Si le haschich tamisé du Moyen Âge représente un des premiers concentrés de cannabis, les innovations technologiques des dix dernières années ont permis de produire des concentrés de cannabis de plus en plus purs comme le rosin ou les cristaux.
À l’ambassade d’Afghanistan à Paris, on m’a dit : « L’Afghanistan, c’est pas la France, si on te donne le visa, tu restes à l’hôtel, tu sors pas. »
Conscient de vivre une époque charnière où les variétés ancestrales coexistent encore avec les variétés modernes, j’ai eu envie de remonter aux sources de la culture du cannabis. J’ai donc pris rendez-vous avec l’ambassade d’Afghanistan à Paris. « L’Afghanistan, c’est pas la France, si on te donne le visa, tu restes à l’hôtel, tu sors pas. », m’a-t-on dit au moment de déposer ma demande. J’ai finalement pu y rester deux mois et photographier la fin de la floraison du cannabis, la récolte, la fabrication traditionnelle du haschich et les divers modes de consommation.
Après un mois d’autostop sur les routes ouzbèkes, je franchis le « pont de l’amitié » qui relie l’Ouzbékistan et l’Afghanistan, enjambant le fleuve Amou-Daria. Les images de chars russes traversant ce pont 30 ans plus tôt, s’entrechoquent encore dans ma tête avec cette atmosphère calme et poussiéreuse. Devant moi, des femmes en burkas, des petits garçons qui transportent des bidons jaunes et des chauffeurs de taxi qui tuent le temps avec une partie de petits chevaux.
L’un d’entre eux me demande si je veux aller à Mazâr. Je négocie le trajet de 60 km pour 10 dollars et jette mon sac à dos dans le coffre de la Toyota Corolla qui semble avoir eu une autre vie au Texas, à en juger des autocollants d’assurance sur le pare-brise. La banquette arrière se remplit assez vite avec quatre passagers tout sourires, puis on fonce à travers les plaines désertiques des contreforts de l’Himalaya, direction Mazâr-e Charîf et ses champs de cannabis.
On peut y voir quelques plants de cannabis directement dans le centre-ville et, à mesure qu’on s’en éloigne, ils deviennent de plus en plus visibles autour des champs de coton, jusqu’à occuper de petites parcelles.
Depuis plusieurs siècles, les Afghans sèment les graines de l’année précédente, récupérées sur les plantes pollinisées.
Les mots de l’attachée diplomatique de l’ambassade parisienne me reviennent en écho dans la bouche du gardien de mon hôtel dès le premier jour à Mazar-e-Sharif : « Attention, c’est pas la France ici ! ». Un des premiers rapports de l’ONU sur le cannabis en Afghanistan est dédié à un de leurs enquêteurs, abattu par un fermier. Il était donc important que je montre patte blanche. Le plus souvent, les fermiers étaient assez réticents à me laisser approcher, mais une fois qu’ils avaient compris que j’étais un touriste, ils étaient tout contents de me laisser photographier leurs productions.
Le plus fascinant, c’est la diversité des plantes au sein d’un même champ. Petites, grandes, vertes, bleues ou violettes. Des feuilles plus moins larges, avec des inflorescences souvent gorgées de graines et étincelantes de résine, aux odeurs de fruits rouges, de baies noires, ou de pipi de chat. Cette biodiversité, visible à l’œil nu, témoigne d’une incroyable richesse génétique : depuis plusieurs siècles, les Afghans sèment les graines de l’année précédente, récupérées sur les plantes pollinisées. La récolte a lieu entre octobre et décembre, et les plantes sont ensuite séchées puis tamisées. Les Afghans ne fument pas les têtes de cannabis, mais transforment la plante en haschich.
Les principes actifs du cannabis comme le THC ou le CBD sont produits dans les trichomes, ces glandes résineuses présentes à la surface des feuilles. Fabriquer du haschich consiste à séparer les trichomes de la plante. Cette poudre de résine à l’aspect sableux est passée par plusieurs tamis, puis, pressée et chauffée pour libérer l’huile contenue dans les glandes. Le haschich afghan présente une surface foncée, mais une fois ouvert, il révèle une couleur plus claire et libère ses arômes.
Alors que le gouvernement afghan et une majorité de la population afghane considèrent le cannabis comme une drogue illégale, les fumeurs de haschich ont différentes techniques pour consommer ce produit du terroir. La plus ancienne consiste à déposer une boulette de haschisch sur des braises ardentes. Les vapeurs sont ensuite aspirées à l’aide d’une paille, tout en gardant de l’eau dans la bouche. Cette technique appelée Naysha est assez efficace, surtout quand vous vous mettez à tousser juste après avoir transformé votre bouche en bang. Le mélange d’eau et de fumée sort par la bouche et le nez, et vous avez la sensation qu’il sort aussi des yeux et des oreilles.
Je me suis retrouvé plusieurs fois avec des gens qui mettaient un bâtonnet de haschich pur dans la cigarette vide.
Les Afghans utilisent aussi ce qu’ils appellent un chillum et qu’on connaît plus sous le nom de chicha, narguilé ou hookah. Le foyer est rempli de morceaux de haschich – souvent autour d’une dizaine de grammes entourés de deux couches de charbons broyés. Beaucoup de cultivateurs de cannabis ont une petite pièce dédiée au chillum où ils reçoivent leurs amis. Il existe aussi des salons à chillum où, en échange d’un peu d’argent, les fumeurs se retrouvent pour boire un thé vert autour d’un chillum. Les gens étaient toujours ravis d’y accueillir un touriste étranger et il y régnait une atmosphère de bistrot, mais en plus apaisée, où les conversations passionnées, les rires et les salutations étaient rythmés par le passage incessant du chillum.
Plus classiquement, le haschich est aussi consommé dans des joints, souvent des cigarettes vidées, remplies de boulettes de haschich mélangées avec un peu de tabac. Je me suis retrouvé plusieurs fois avec des gens qui mettaient carrément un bâtonnet de haschich pur dans la cigarette vide.
Leur technique pour faciliter la combustion consiste à humidifier la cigarette pour la chauffer à l’aide d’un briquet, ce qui permet au haschisch de libérer son huile et de se consumer plus facilement. Le joint peut ainsi tourner pendant 20 minutes autour d’une dizaine de personnes.
Si ce court récit semble être l’avant-goût d’une histoire de voyage digne des années 1960, il n’en est rien. La culture du cannabis n’a pas beaucoup changé en Afghanistan, depuis plusieurs siècles. Mais ce pays incontournable du chemin hippie qui croisait la route du hasch reste dans un état qu’il est difficile à concevoir au XXIe siècle, après plus de 40 ans de conflit.
Si en journée, il est bien agréable de se balader en ville, la tension devient palpable au coucher du soleil et personne n’ose s’aventurer dehors la nuit. Voyager par la route semble impossible, car même si les villes sont assez sûres, les routes peuvent souvent être attaquées.
D’un point de vue économique, c’est une autre plante, le pavot à opium, qui constitue la première ressource du pays, avec des effets beaucoup plus néfastes. L’Afghanistan ne produisant presque rien d’autre, il est à la merci des marchés internationaux, important la plupart de ses biens de consommation.
Le contraste est saisissant entre le quotidien afghan que j’avais devant les yeux et cette culture du cannabis si riche en savoir-faire.
Le livre de Lucas Strazzeri Afghanistan : Forteresse du cannabis peut être commandé directement sur son compte Instagram @lucaswiseup.
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