Ils débarquent à Marseille en provenance d’Haiphong à la fin de l’hiver 1939, après une traversée éprouvante dans les cales d’ordinaire réservées aux marchandises d’un bateau à vapeur. Arrachés à leur village, ils n’ont pour la plupart jamais connu la mer et encore moins les températures négatives qui les attendent en Provence. Eux, ce sont les milliers de Vietnamiens réquisitionnés par la IIIe République pour travailler sur le sol français.
À leur arrivée, ces « sujets de l’Empire » inaugurent la prison des Beaumettes, fraîchement bâtie. Ils y trouvent un avant-goût de leur séjour dans l’Hexagone pendant lequel ils seront mal logés, sous-nourris, battus, emprisonnés voire froidement assassinés et systématiquement exploités par le régime de Vichy. 20 000 travailleurs indochinois vivront ce que l’historien Gilles Manceron décrit comme un cas unique de « transposition de la condition coloniale en métropole ».
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Sans toucher le moindre salaire, cette « main-d’œuvre indigène » est assignée aux travaux les plus ingrats et les plus dangereux. Une majeure partie est envoyée en Lorraine grossir les rangs des ouvriers qui ont échappé au STO dans les usines d’armement et autres poudreries. Une autre, plus petite, est affectée aux travaux agricoles ; vendange et sulfatage de la vigne, tuteurage de plants de tomates – notamment dans l’Hérault. Environ 500 d’entre eux sont chargés de bâtir les fondations de la riziculture en Camargue.
L’idée de faire pousser du riz en Camargue remonte au moins au XIXe siècle si ce n‘est pas à Henri IV. Mais les Camarguais n’avaient jamais réussi à en faire pousser un consommable par l’être humain. – Pierre Daum
Longtemps restée un « angle mort de la conscience française contemporaine », l’histoire de ces hommes et de leurs souffrances ne refait surface que dans les années 2000. La voix des survivants est alors portée par le journaliste Pierre Daum dans un premier ouvrage fondateur : Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France (1939-1952) paru chez Actes Sud. L’enquête et les témoignages réunis révèlent leur rôle primordial dans la production de riz français.
« L’idée de faire pousser du riz en Camargue remonte au moins au XIXe siècle si ce n‘est pas à Henri IV, nous raconte Daum. Les exploitants agricoles en semaient sur certaines parcelles pendant une ou deux saisons pour dessaler les terres, mais les Camarguais n’avaient jamais réussi à faire pousser un riz consommable par l’être humain. »
Dans la région, autrefois marécageuse – il faut l’intervention des Hollandais au XVIIe siècle pour dessécher les marais grâce à une technique de digues de protection, secourir la communauté arlésienne et rendre l’endroit cultivable – on ne fait pousser que de la betterave ou du raisin. Les rizières permettent uniquement de réguler la salinité des sols. Leur produit est réservé aux cochons ou laissé pourrir dans les ravins.
« En 1940, il y a un risque de pénurie alimentaire en France, poursuit Daum. Les fonctionnaires de Vichy savent tout des tentatives infructueuses de culture d’un riz comestible. Sauf qu’ils ont à leur disposition, enfermés dans des camps, les spécialistes mondiaux en la matière. À l’époque, 95 % des paysans vietnamiens cultivaient le riz. Ils ont été recrutés pour travailler dans des usines mais leur compétence, c’est la riziculture. »
Le gouvernement de Vichy décide de passer un contrat avec une quinzaine de propriétaires terriens – dont Pierre Dulac, maire pétainiste d’Arles. L’État fournit la main-d’œuvre indochinoise et les semences, achetées à l’Italie. En échange les Camarguais réservent certaines parcelles à cette « dernière tentative de culture du riz ». Ils s’engagent en outre à revendre l’ensemble de leur récolte à l’État et à un prix fixé par ce dernier.
« Les premiers Vietnamiens arrivent en Camargue à l’automne 1941, raconte Daum. Comme les parcelles n’étaient pas du tout prêtes, ils ont commencé par égaliser la terre à la main. Un travail harassant qui mène au repiquage du riz au printemps 1942 puis à la première moisson en septembre de la même année. C’est une réussite et c’est de là que date le riz camarguais consommable que l’on connaît aujourd’hui. »
Le succès est fêté comme il se doit par les Vichystes : en 1943, une équipe de France Actualités se rend dans les rizières accompagnée d’Annie Pétain, femme du maréchal pour filmer les cultures et faire l’éloge du riz français. « C’est aussi à ce moment-là aussi que les fortunes se constituent, reprend Daum. Certains propriétaires ne tiennent pas leurs engagements et ne déclarent qu’une partie de leur récolte au gouvernement, revendant le reste au marché noir à des prix fabuleux. »
Après la guerre, le système de préemption de l’État disparaît mais la demande reste énorme et les producteurs de riz continuent de vendre légalement à des prix extrêmement élevés. Seuls laissés pour compte, les travailleurs indochinois qui sont majoritairement rapatriés. 2 000 à 3 000 d’entre eux s’installeront définitivement en France.
Pourquoi ce long silence sur leurs conditions ? Daum avance plusieurs raisons. D’un côté, la société française qui, comme la plupart des anciennes puissances coloniales, refuse d’adresser son passé honteux. « C’est un phénomène assez classique. Malgré tous les discours de fierté, il y a aussi une conscience du scandale que représente la colonisation en elle-même, des crimes et des souffrances infligées à des peuples innocents. La société française a eu une tendance naturelle à détourner les yeux et à enfouir ce passé sous trois tonnes de couvercle de plomb. »
Quant aux premiers concernés, ils n’ont jamais vraiment eu, selon Daum, les moyens d’alerter l’opinion publique. « La majorité est rentrée dans un Vietnam en guerre – elle a commencé en 1946 et durera 30 ans. Les conditions ne sont pas réunies pour parler de ce qu’ils ont vécu et alerter sur leur sort. Ceux qui sont restés en France se sont dispatchés à la sortie des camps. Ils ont eu accès au statut de travailleur libre, ont cherché du boulot là où il y en avait, ont trouvé une femme française et fait des gosses. Ils ne se sentaient pas forcément légitimes de raconter les souffrances vécues de la part du gouvernement. »
S’ils racontaient tout ce que la France leur avait fait subir, leurs enfants allaient être tiraillés entre l’amour et la haine pour un pays qui est le leur mais qui a tant fait souffrir leur père – Pierre Daum
Le journaliste, qui s’est rendu au Vietnam à plusieurs reprises, a été le témoin de ses révélations tardives au sein même des familles. « Des enfants voyaient leur père raconter pendant des heures des choses qu’eux-mêmes n’avaient jamais obtenues. J’ai demandé régulièrement à mes interlocuteurs “Pourquoi me parlez-vous de tout ça à moi ?” Pour la plupart, ceux qui avaient fait le choix de rester en France m’ont dit qu’ils ne voulaient pas voir leurs enfants souffrir de leur vie. Que s’ils racontaient tout ce que la France leur avait fait subir, et plus généralement à l’ensemble du peuple vietnamien, leurs enfants allaient être tiraillés entre l’amour et la haine pour un pays qui est le leur mais qui a tant fait souffrir leur père. »
Pendant la Première Guerre mondiale, plusieurs milliers de travailleurs indochinois avaient déjà été envoyés en métropole pour remplacer les ouvriers des usines partis au front. En 1939, l’État français formalisait cet esclavagisme moderne en fondant au sein du ministère du travail un service baptisé Main-d’œuvre indigène, nord-africaine et coloniale, (abrégé en M.O.I.) chargé de la gestion des travailleurs immigrés. La Direction des travailleurs indochinois (DTI) prendra le relais peu après. Au début de son enquête, Pierre Daum constate que les archives du service de l’État français qui a eu la responsabilité de ces 20 000 hommes pendant une dizaine d’années ont disparu.
« Du coup, je suis parti à la recherche d’archives périphériques, celles des préfectures où se trouvaient les camps – une dizaine au total dans le Vaucluse, en Dordogne, dans les Bouches-du-Rhône et dans le Lot-et-Garonne. » Un travail minutieux qui se déploie dans plusieurs documentaires pour la télévision (dont Riz amer d’Alain Lewkowicz) ou le cinéma, une bande dessinée Les Linh Tho, immigrés de force, aux éditions La Boîte à Bulles et un dernier livre L’Empire, l’usine et l’amour publié chez Creaphis en 2019.
En parallèle, plusieurs enfants de travailleurs indochinois qui se sont montés en association ont obtenu la création d’une stèle nationale à la mémoire de leurs pères. Elle se trouve actuellement à Salin-de-Giraud en Camargue.
Pierre Daum et Ysé Tran, L’empire, l’usine et l’amour. « Travailleurs indochinois » en France et en Lorraine (1939-2019), textes et documents de Pierre Daum, Ysé Tran, Pierre Manceron et Dominique Rolland, Créaphis, 2019.
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