Kapois Lamort dans la place.
Comme tout bon auditeur de rap français, j’ai tendance à ne m’intéresser à la scène québécoise que lorsque le Roi Heenok balance une nouvelle expression pétée. Kapois Lamort, lui, n’occupe pas son temps à accidenter des Bentley : il a passé la dernière décennie à archiver et documenter toute l’histoire du mouvement hip-hop à Montréal. Un vrai travail de fourmi, étalé sur 340 pages et intitulé Les Boss du Québec. On a discuté avec Kapois afin de comprendre pourquoi le français lambda n’arrive pas à s’intéresser à autre chose qu’à un mec fan de Jacques Chirac.
Videos by VICE
Noisey : En France, le public a beaucoup de mal à prendre au sérieux le rap québécois. Est-ce que tu considères qu’il souffre d’un manque de reconnaissance ?
Kapois Lamort : C’est une reconnaissance qui n’est pas encore tout à fait établie. Mais les interrelations entre le hip-hop canadien et le hip-hop américain ou français se font épisodiquement, et en ce moment, il y a des variations.
Donc il y a une évolution positive à ce niveau ?
Oui. Si l’on regarde plus spécifiquement le mouvement hip-hop au Québec, du coté francophone, il y a déjà eu des connexions établies au début des années 90, notamment par Montreal records sur la B.O. du film Ma 6-T va crak-er. C’était la première pierre et elle a été difficile à poser, mais depuis, les connexions se font avec plus de facilité.
On a l’impression que les rappeurs français hésitent encore beaucoup à collaborer avec les Québécois.
Je pense que c’est une question d’approche. Le pont entre la France et le Québec existe, mais il n’est pas totalement construit. Ca s’est produit de nombreuses fois au cours des dix dernières années mais il reste encore beaucoup de travail à faire. Dans les années 90, Dubmatique avait collaboré avec 2 Bal 2 Neg sur l’album La Force de Comprendre, puis avec IAM sur l’album Dubmatique. À cette même période, Cut Killer avait également réalisé une compilation appelée Freestyle Canada qui regroupait les meilleurs artistes du Québec. Plus récemment, le Roi Heenok et Maze le patron ont tenté de mettre en place plusieurs collaborations en France. En parallèle, Serio et Seul, avec leur maison de disques R-Force Records, ont fait une petite percée en France. Donc on constate qu’il y a beaucoup de petites entreprises, mais qui restent des actions disparates.
La France a importé du Québec le principe des « World Up Battles », qui sont devenues chez nous les « Rap Contenders ». Qu’est ce que la scène québécoise pourrait nous apporter d’autre ?
Les contenders sont un bon exemple de ces interrelations établies entre France et Québec. Certains MCs de chez nous sont venus concourir à Paris, on se rappelle notamment d’Obia le Chef et son battle contre Blackapar. En terme de hip-hop culture québécoise, nous avons beaucoup de petites plateformes promotionnelles. Ce sont des petits médiums, qui analysent la scène rap, et qui sont très soudés entre eux. La culture communautaire hip-hop est très forte au Québec, nous avons aussi beaucoup de centres communautaires axés autour de ce mouvement, plein de petites boutiques, spécialisées dans le graffiti, les disques, le vêtement, et autres.
J’ai l’impression qu’au Québec, il y a une vraie solidarité au sein du hip-hop, contrairement à la France, où l’individualisme est roi.
Notre culture ici est très hétérogène. Il y a une scène anglophone, une scène francophone, et une scène bilingue. Le mouvement rap français est très fort au Québec, mais le rap franco-québécois se distingue également en mettant en avant des expressions de patois, du jargon de chez nous. C’est quelque chose que j’aborde beaucoup dans mon ouvrage, avec notamment tout un chapitre sur la crise identitaire du hip-hop québécois. Il y a énormément de références dans notre hip-hop : américaines, françaises, européennes, antillaises … Donc on a encore énormément de difficultés à définir notre identité.
De gauche a droite: S.P (Sans-Pression), L.D One (chanteuse & choriste de Muzion), Dramatik, Jenny Salgado (Muzion), Vulguerre et Le Cerveau (collectif R.D.P.izeurs) – Juillet 1997, Francofolies de La Rochelle
Cette particularité du rap québécois, divisé entre le français classique, le français québécois et l’anglais, c’est une richesse ou une difficulté supplémentaire qui tend à créer des divisions ?
Certains individus, dépendamment de leur idéologie, le voient comme un obstacle, une cassure. Personnellement, je le vois comme une richesse. En termes d’expressions, de particularités culturelles, notre hip-hop a énormément de variantes. Actuellement, nous sommes dans une période où beaucoup d’expressions anglicisées se retrouvent dans le rap français. Au milieu des années 90, on avait un franglais élémentaire, qui s’intégrait bien dans le rap. On utilisait également beaucoup de verlan français, ou d’expressions issues du rap purement français, avec les groupes de l’époque comme Rainmen, R.D.P.izeurs, Apogée et d’autres. Actuellement, le franglais est très extrême, très américanisé. Ecoute des groupes comme Loud X Lary X Ajust ou Dead Obies, qui était récemment en concert en France, tu te rendras compte de l’importance qu’a pris le franglais américanisé.
Finalement c’est une question générationnelle. Les anciens préfèrent le français classique, et la nouvelle école mise sur le franglais.
C’est tout à fait relié avec la mentalité générationnelle. Les hip-hopers âgés de moins de 30 ans sont très attirés par l’anglais, l’américain. La génération précédente reste plus intéressée par le français classique, parce qu’elle a connu ce qui est, d’après moi, l’âge d’or du rap en France, avec 2 Bal 2 Neg’, la compilation Hostile, qui nous a beaucoup influencé, la BO de ma 6T va crack-er, le Ministère Amer, IAM.
Le public québécois continue quand même à s’intéresser au rap français ?
Depuis quelques années, le rap français n’est plus en rotation lourde à la radio, comme c’était le cas au début des années 2000. Il se joue toujours mais de manière beaucoup plus diluée. Avant, c’était 50 % de rap québecois, 50 % de rap français … On avait aussi des émissions de radio spécialisées dans la diffusion du rap de France, elles ont aujourd’hui disparues. Il y a tout de même encore des sites spécialisés qui se chargent de la diffusion du rap hexagonal, mais c’est uniquement sur internet.
Du coup, quels sont les rappeurs français que vous écoutez en ce moment ?
On ne peut pas passer à coté du phénomène Kaaris, il est très populaire au Québec. On écoute aussi beaucoup Booba, parce qu’il vient souvent nous voir, tout comme Youssoupha ou La Fouine. Il y a également la Sexion d’Assaut, qui sont très respectés malgré le fait qu’ils ne soient jamais venus. Certains s’intéressent à des groupes émergents, mais le grand public écoute surtout les suscités.
En France, on écoute très peu de rap québécois, si ce n’est le Roi Heenok et les rappeurs qui gravitent autout, comme Ugo le Patron ou James Lescro, qui peuvent peut-être sembler un peu caricaturaux. Quelle image ont-ils chez vous ?
Personnellement, je les vois comme des artistes dans leur ensemble. Lorsqu’on est artiste, il faut savoir recouvrir différents segments dans son type artistique. Concernant Heenok, il faut différencier l’individu artistique et la personne qu’il est réellement. Sa musique est propre à lui, il a sa particularité. Et malgré tout ce qui a été dit à son sujet, il a quand même mis son pied en France. Comparativement à la multitude de rappeurs qu’on a ici, eux n’ont pas réussi à fouler le sol français.
Effectivement, Heenok a pu collaborer avec Green Money, La Fouine, Alibi Montana, etc. Est-ce qu’on peut considérer qu’il montre une direction à suivre pour les rappeurs québécois qui veulent percer en France ?
Clairement, même si ce n’est pas le seul exemple. Si on s’intéresse à K-Maro, on peut considérer qu’il a complètement percé en France … même si c’était de la pop, il vient quand même du milieu hip-hop. Si l’on se penche sur son premier album, à la fin des années 90, avec son groupe LMDS, on comprend qu’il a une vraie culture hip-hop. Plus loin dans le temps, la percée la plus notable a été celle du groupe Rainmen, qui, à sa grande époque, a collaboré avec la Fonky Family, Stomy Bugsy et La Cliqua … Ils ont acquis une certaine popularité en France à la fin des années 90. Plus récemment, on peut citer Cyrus, avec la compagnie R-Force, qui a récemment tourné un clip à Marseille avec M.O.H et Calbo du groupe Arsenik. L’année dernière, le groupe Dead Obies a également eu l’occasion de faire une tournée formidable en France, pour leur album Montréal $ud. Ils ont même été le sujet d’un article de Libération, dans lequel ils expliquent leur usage du français. Ils ont même publié un livre accompagnant la réédition de l’album dans lequel ils décrivent leur lexique.
Quels rappeurs de la scène québécoise pourrais-tu suggérer à un auditeur français complètement néophyte ?
Je pense en premier lieu à Obia le Chef, qui s’est rendu à plusieurs reprises en France pour les Rap Contenders, il est très fort, très consistant du point de vue des lyrics. Il y a aussi Aspect Mendoza, qui travaille actuellement sur un projet qui devrait voir le jour dans le courant de l’année. L’un de nos rappeurs les plus connus est Manu Militari, son coté engagé peut plaire au public français… Je pense également à Dramatik, ainsi que tout son collectif Muzion, qui est très respecté au Québec, en tant que pionnier du rap francophone mais aussi du rap en franglais. Il y a tellement de bons artistes chez nous, un français curieux fera beaucoup de belles découvertes ici.
Tu ne cites que des artistes masculins. Où en sont les femmes dans le rap québécois ?
Il y en a très peu, mais je peux quand même en citer quelques-unes, notamment Sarahmée, du collectif Diaspora. Beaucoup d’artistes féminines sont présentes mais n’ont pas forcément la possibilité de sortir des albums, Dee par exemple, ou Incomprise, qui mériteraient toutes deux de gagner en visibilité.
Les Boss du Québec est un type d’ouvrage inédit au Québec. Tu peux nous raconter un peu la genèse du projet ?
Le livre a nécessité près de 10 ans de recherche. L’objectif était de couvrir toute l’historique du hip-hop québécois, de 1979 à 2014, en couvrant aussi bien la scène francophone que la scène anglophone… Voilà pourquoi le bouquin fait 340 pages ! J’ai rencontré énormément de hip-hopers, issus de différentes couches et générations. On y trouve donc des témoignages d’individus de 20 ans, comme d’autres de 60 ans, qui ont tous contribué à un moment ou à un autre à enrichir cette culture. C’est vraiment une approche intergénérationnelle, découpée en segments : le développement des radios spécialisées, l’évolution du rap féminin, l’impact global de la culture hip-hop sur la société québécoise… On a vraiment voulu couvrir tous les aspects de ce mouvement.
Extrait des Boss du Québec : «R.A.P du Fleur de Lysée », Kapois Lamort, Editions Les Boss du Québec, 2015.
J’ai l’impression que les retours sur le bouquin sont bons, voire excellents.
Oui, j’ai eu de très bonnes critiques. Nous concluons actuellement la tournée des radios, qui a été très positive, et nous essayons maintenant de développer le succès de ce livre à l’échelle internationale. On met aussi sur pied des conférences-débats … et notre gros projet est la mise en place d’une vraie organisation à but non lucratif qui serait chargée d’archiver et documenter le hip-hop québécois et canadien, et de défendre la propriété intellectuelle de nos artistes.
Une version anglophone est prévue ?
Ony pense sérieusement… Il y aura également une partie subséquente à cet ouvrage, parce que même si ce premier tome couvre toute l’historique du hip-hop au Québec, il se concentre majoritairement sur la scène montréalaise. J’aimerais effectuer le même travail en m’intéressant aux autres centres d’influence de la province québécoise. Je peux ajouter quelque chose pour conclure ?
Vas-y.
Alors, si vous voulez connaitre la vraie heure, le vrai time sur le hip-hop du Québec, lisez Les Boss du Québec. Vous ne le regretterez pas. Et n’hésitez pas à sortir du rap français ou du rap américain, venez voir ce qu’il se passe dans la province de Québec.
Genono connait la vraie heure. Il est sur Twitter @genono