Pour Karl Bartos, faire de la musique s’apparente un peu à Fight Club. « La première chose », me dit-il, assis dans le confortable fauteuil en cuir de son hôtel, « c’est que tu ne peux pas parler de musique. Point. » Venant du percussioniste de Kraftwerk (au sein desquels il a joué de 1975 à 1990), ce refus de s’épancher n’est pas très surprenant. Mais en tant qu’érudit qui a passé une grande partie des années 2000 à enseigner la musique à l’université de Berlin et qui est actuellement en train de finir l’écriture de sa biographie, ça peut faire sourciller.
Le 25 mars prochain, Bartos rééditera son premier album solo, Communication, passé quasi inaperçu à sa sortie en 2003. Peu habitué au circuit promotionnel, c’est un homme relativement « ailleurs » que nous avons rencontré, plongé dans le « cauchemar » de l’écriture de sa vie, comme il le dit, bataillant entre ses propres théories sur la musique et la légende de son ancien groupe.
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« C’est impossible de parler de musique parce que tout le monde perçoit le son de différentes façons » poursuit-il. « Ça fait partie du secret de la musique. » Que ceux qui espèrent que Bartos révèlera des secrets longtemps camouflés derrière l’austérité de Krafwerk reprennnent leur sang froid, ils seront déçus. « Oh non ! » m’a t-il lancé comme un gosse, quand je lui ai demandé s’il avait abordé l’écriture de ce livre avec une légère appréhension après la controverse déclenchée par la bio de son ancien collègue, Wolfkang Flür, intitulée I Was A Robot, dans laquelle ce dernier affirmait avoir créé le son électronique de Kraftwerk dans les 70’s. « C’est un ami à moi » ajoute Bartos, « mais il a écrit son livre dans une optique très, très émotionnelle. »
L’édition sans les passages classés X
I Was A Robot, publié en 2000, était bourrée d’histoires de coucheries avec des groupies ou de flirts homosexuels. Ralf Hütter et Florian Schneider, les deux derniers membres originels de Kraftwkerk, avaient moyennement aprécié cette plongée en coulisses, eux qui ont toujours fait très attention à leur image ; ils ont aussitôt mis leurs avocats sur le coup. Le problème s’est finalement réglé à l’écart des tribunaux, l’éditeur ayant opté pour la suppression des passages incriminés. « Mon livre est différent » insiste Bartos, « c’est une comibnaison de trois livres, vraiment. Le premier revient sur ma carrière dans le son. Le second sur mon premier groupe. Et le troisième concerne la musique, en général. »
Né en 1952 dans à Berchtesgaden, commune de 7000 habitants située dans les Alpes bavaroises, Bartos se rappelle parfaitement de la voix de sa mère lui chantant des chansons traditionnelles de Bavière quand il était petit, elle était parfois accompagnée par un oncle à la cithare. Mais c’est le « vrrangg » de Georges Harrisson sur l’ouverture du morceau « A Hard Day’s Night » qui a ouvert les yeux de Karl sur le pouvoir émotionnel de la musique.
« Durant mon adolescence, nous vivions dans une zone occupée par les Anglais. Et en fait, c’était très cool. Ma soeur s’était mariée avec un mec du Yorkshire. Il se pointait en uniforme, toujours bien présenté, très cool, dans son Landrover. C’est lui qui nous apporté le premier album des Beatles, et qui nous l’a mis sur la platine. Et ce riff de guitare – il a changé ma vie. Ça a été une vraie prise de conscience. »
« Je me suis éveillé avec le son des sixties » se souvient Bartos. Ses goûts sont passés des Beatles aux Stones, de la Motown au blues. « On jouait dans un groupe de reprises, pour les soldats anglais ». Ce groupe a tourné en Allemagne à l’époque, dans un van Volkswagen peint aux couleurs de la nation psyché, un Kinks de troisième division pour les bidasses de passage. « Ma soeur avait une guitare accrochée à son mur mais elle n’en jouait jamais, alors je lui ai prise. Je l’avais branché sur un pick-up et je jouais en même temps que j’écoutais Radio Luxembourg. Ensuite, j’ai acheté un kit de batterie pour pouvoir jouer dans des groupes. »
Après un moment, Bartos a dû trancher. « Il fallait que je décide quelle profession je voulais faire. Je me suis alors dit, ‘et merde, j’adore la musique, je veux passer ma vie là-dedans, littéralement dans la musique, je veux vivre dans le son. Et vu que j’étais Allemand, je suis allé au conservatoire et j’ai appris les percussions classiques. »
Karl Bartos a passé 7 ans à étudier la musique classique et à jouer avec l’orchestre symphonique de Dusseldorf. Puis un jour, vers la fin de l’année 1974, il a reçu un coup de fil d’un certain Florian.
Jusqu’à cette époque, la vie musicale de Bartos avait été divisée en deux mondes distincts : celui des groupes beats anglais et américains qu’il reprenait au sein de groupes de fortune durant son adolescence, et les hautes-symphonies de Beethoven ou Stockhausen de ses années au conservatoire. Fort de ces deux expériences, qu’a t-il donc pu penser de Kraftwerk la première fois qu’il les a rencontrés ?
À l’époque où Bartos a rejoint le groupe, l’identité de Kraftwerk était en train de se consolider. « Si tu veux faire une composition qui tient la route, il faut développer ta propre identité » explique t-il. « J’entendais bien que Ralf et Florian allaient dans ce sens. Leur premier album sonnait vraiment comme du Pink Floyd, et le deuxième aussi. Mais le troisième, un déclic s’était produit. Quand ils ont composé Autobahn, ils ont commencé à développer une nouvelle identité. Et je l’entendais. Ils m’ont embauché et on est partis ensemble pendant 10 semaines en Amérique, en avril 1975. Tout est né là-bas, en gros. Lors d’un concert des Beach Boys. »
Kraftwerk étaient à Cleveland ce soir-là, ils avaient une journée de battement entre deux concerts au sein d’une tournée éprouvante. Les Beach Boys étaient eux aussi en ville, alors Bartos, Flür, Hütter et Schneider sont allés les voir jouer. « Le premier morceau qu’ils on joué était ‘Jumping Jack Flash’ » se souvient Bartos. Il était stupéfait qu’un groupe de cette trampe, avec autant de hits à son actif, choisisse d’entamer un concert avec une reprise. « Honnêtement, je n’ai pas compris sur le coup. » Avec le recul, 40 ans plus tard, Bartos pense que c’est à ce moment précis, devant ce groupe américain jouant un morceau d’un groupe anglais ayant lui-même adapté une chute de studio de blues américain, que Ralf Hütter et Florian Schneider ont saisi le caractère crucial du transfert culturel dans la musique.
« Je pense que tu peux seulement participer à ce transfert culturel si tu refuses de porter un masque » affirme Bartos. « Tu dois montrer ton propre visage, mais avant ça, il faut en trouver un ! » Pour les Allemands après la Seconde guerre mondiale, retrouver un visage fut une tâche particulièrement délicate, « parce que notre identité allemande était complètement anéantie et juste merdique. » Petit à petit, Kraftwerk s’est employé à reconstruire un nouveau genre de Germanité musicale – prenant des éléments au romantisme du 19ème siècle, aux expérimentations électroacoustiques de Karlheinz Stockhausen, à la folk, aux voitures Volkswagen, et à la langue allemande. « C’est un aspect très important de la musique » iniste Bartos, « se regarder dans le miroir, voir son vrai visage, et se lancer entièrement dans ce transfert culturel. »
Bartos a quitté Krafwterk en 1990 et a ensuite collaboré avec Johnny Marr (des Smiths) et Bernard Sumner (de New Order) dans le groupe Electronic, il a aussi écrit plusieurs morceaux qui ont fini sur l’album Universal d’OMD et sur le premier album d’Elektric Music, Esperanto. En 2003, il a sorti Communication, premier disque en solo et sous son nom. Mais le timing était mauvais. « Il n’est jamais vraiment sorti » reconnaît Bartos en haussant les épaules, « Sony a coulé au même moment. Le truc est resté posé sur une étagère pendant tout ce temps. » Démoralisé, il s’est alors tourné vers l’enseignement.
« J’en avais un peu marre de la pop, je trouvais qu’il n’y avait plus rien d’intéressant. je ne sais pas pourquoi, je ne reconniassais plus là-dedans. » Il s’est alors intéressé à la bande-son au cinéma, et s’est retrouvé à composer la musique du documentaire Moebius Redux – A Life in Pictures.
Qaund je lui ai demandé ce qui l’avait enthousiasmé au point de lui donner envie de « revenir », il a eu l’air étonné avant de lancer : « Je ne suis pas enthousiaste au sujet de la pop. Je crois que la pop music était bien meilleure dans les années 60 ou 70. Et ça a un lien avec la valeur qu’on lui donnait. C’était un bien parmi d’autres. Voilà le truc. La pop n’est plus un besoin aujourd’hui. La musique est devenue une sorte de carburant pour nourrir d’autres types de business. Ça n’existe plus. Il existe des millions de chansons, pour telle ou telle chose. On ne parle plus que de chiffres. Tu paies un abonemment mensuel et tu as accès à des millions de morceaux. Est-ce que c’est ça la musique ? Je crois que c’est une grosse erreur. C’est en tous cas le futur, et personellement, je m’en passerai. »
Karl Bartos est sur Twitter.