4 000 kilomètres de kayak pour les droits des migrants

Un bateau de migrants à Lampedusa, mai 2011. Photo : Johann Prod’homme

Rien ne prédestinait Georges Alexandre alias Alex, Franco-Canadien de 46 ans, à traverser la Méditerranée et une partie de l’Europe en kayak pour médiatiser la cause du droit des migrants. Il y a quelques jours, il a pourtant terminé un périple de 4 000 km de la Tunisie à Bruxelles en passant par Lampedusa – un projet fou qu’il a baptisé « Kayak pour le droit à la vie ».

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En mai dernier, il a fait escale à Lyon où je l’ai hébergé quelques jours avant qu’il ne reprenne sa pagaie. Ce fut pour lui l’occasion d’un repos bien mérité et pour moi celle de le revoir plusieurs années après notre rencontre à Lampedusa, en mai 2011.

À l’époque, ce coin de paradis aux eaux turquoises vivait au rythme des arrivées de vieilles embarcations de pécheurs remplies de migrants partis des côtes tunisiennes ou libyennes, fuyant la guerre ou cherchant un avenir meilleur en Europe. Alex était alors fixeur sur l’île – il aidait les journalistes étrangers à trouver des contacts et à accéder aux endroits les plus intéressants. Ce job n’était néanmoins pas la raison principale de sa présence. Il était avant tout venu à Lampedusa pour aider les migrants dans leur quotidien et préparer son projet de voyage en kayak, ce qui lui a vite valu le surnom de « fou du canoë » de la part des locaux.

L’idée a germé dans sa tête quelques années plus tôt, quand il travaillait en Amérique du Nord. « Au Canada, déjà, les migrants me racontaient leurs histoires atroces… On leur refusait le statut de réfugié, alors qu’ils risquaient leur vie s’ils retournaient dans leur pays », explique-t-il.

La pauvreté et les scènes tragiques qu’il a pu voir lors d’un voyage en Amérique du Sud l’ont aussi beaucoup marqué, ce qui n’a fait que le révolter davantage. Néanmoins, l’élément déclencheur de son engagement surviendra seulement plus tard.

En 2005, Alex décide de partir vivre en Italie. Là, par hasard, il tombe sur des « images d’horreur » que diffusent certaines chaînes d’informations : celles de corps flottant près des rochers de l’île de Lampedusa. « Quand j’ai vu ça, j’ai compris que leur situation était encore pire qu’en Amérique. »

Ces images le décide à agir et il commence à s’informer sur la situation à Lampedusa. Il rédige aussi bénévolement des rapports pour une association de défense des droits de l’homme. Il découvre que certains centres privés de rétention en Europe sont corrompus par la mafia et détournent des fonds européens sur le dos des migrants.

Après plusieurs mois de réflexion, Alex a alors l’idée de ce périple lors duquel il se mettrait dans une situation proche de celle des gens qu’il souhaite aider.

Le tracé du périple d’Alex, de Tunisie jusqu’à Bruxelles

Quand il commence ses préparatifs, fin 2010, Silvio Berlusconi est au pouvoir en Italie, allié à Roberto Maroni de la Ligue du Nord, un parti populiste d’extrême droite. À 300 km au sud, le Printemps arabe est en marche, mais il n’a pas encore atteint la Libye. Kadhafi continue toujours de contenir l’immigration africaine qui passe par ses frontières, en vertu d’un traité de coopération entre Rome et Tripoli.

Mais, selon Alex, cette entente allait plus loin et l’Italie interceptait parfois des migrants dans les eaux internationales et les livrait alors à la marine libyenne. « Il fallait faire une opération coup de poing à Lampedusa pour dénoncer ces refoulements illégaux. Selon un rapport de l’ONU, une fois renvoyés en Libye avec l’aide des autorités italiennes, les migrants crevaient dans des geôles immondes de la capitale. Des femmes étaient violées, des enfants abusés, des hommes condamnés aux travaux forcés, quand ils n’étaient pas carrément abandonnés à leur sort au sud du pays », explique-t-il.

Afin de dénoncer le silence qui règne face à cette situation, Alex tente une première opération médiatique en effectuant le tour de Lampedusa en kayak. Peu relayée par les médias, cette tentative le conforte pourtant dans son idée de traversée de l’Europe. Mais, avant de s’élancer, Alex sera bien malgré lui l’un des témoins privilégiés de la pire crise qu’a connu l’île.

En février 2011, 5 300 migrants arrivent sur l’île en quelques jours. « Les carabiniers étaient débordés. Ensuite, il y a eu la guerre en Libye… On voyait des bombardiers de l’OTAN passer au dessus de l’île pour aller bombarder Kadhafi. »

Kadhafi met alors sa menace de « bombe humanitaire »  à exécution, en raflant des milliers de sub-sahariens dans les rues de Tripoli et en les envoyant de force à Lampedusa pour se venger de l’Europe et de l’OTAN. Les bateaux de migrants affluent.

« De février à mars 2011, les autorités italiennes ont laissé pourrir la situation sur place. Il n’y avait aucune aide humanitaire », affirme Alex. Des habitants de l’île commencent à manifester, voire à s’opposer physiquement au débarquement des migrants. D’autres, au contraire, essayent de leur venir en aide en leur proposant couvertures et nourriture. Le centre, d’une capacité de 400 places, est rapidement débordé. Selon les chiffres de Bernardino De Rubeis, maire de l’époque, il y avait sur l’île 6 500 migrants pour 5 500 habitants au pic de la crise. Malgré les va-et-vient de petits avions qui acheminent quotidiennement des migrants dans les centres de rétention de Sicile et du continent, l’île ne se vide pas. Selon Alex, « quand 300 migrants étaient évacués chaque jour, 600 arrivaient le même jour ».

Les carcasses de bateaux à moitié immergées s’entassent dans les eaux du port et sur les dunes de l’île. Un cimetière naval est créé à l’improviste. Des débris viennent s’échouer sur les plages et rappellent que certaines embarcations n’arriveront jamais à bon port.

Alex sur son kayak, à Malte. Photo publiée avec l’aimable autorisation de Georges Alexandre

Au départ, les dépouilles de migrants qui s’échouaient sur l’île étaient enterrées au fond du petit cimetière de l’île. Puis, on leur a construit des tombes, identiques à celles des Lampedusiens. Une différence reste néanmoins notable : à la place du nom du défunt figure une date et la mention « extra communautaire » suivie d’un numéro. « Avant d’être enterrés, certains corps sont restés plusieurs jours dans la petite chapelle du cimetière qui servait de morgue. Le gardien devait attendre une autorisation préfectorale pour les inhumer. Une fois, un bras lui est resté dans les mains tellement les corps étaient en décomposition », explique Alex.

Le 30 mars 2011, après le passage mouvementé de Marine Le Pen et de Mario Borghezio sur l’île deux semaines plus tôt, Berlusconi prononce un discours devant la mairie de Lampedusa. Outre la manifestation d’une petite association anarchiste locale, la population l’accueille plutôt bien.

Ce jour-là, le premier-ministre fait plusieurs annonces parmi lesquelles l’évacuation imminente des migrants : « D’ici 48 heures, Lampedusa ne sera plus habitée que par des Lampedusiens ! ». Il promet aussi de nettoyer l’île et émet l’idée d’y construire un casino et un golf.

Quelques heures plus tard, cinq navires sont affrétés spécialement pour l’évacuation des migrants. Des militaires arrivent et, avec l’aide de jeunes locaux auxquels on prête masques et combinaisons par peur d’épidémies, ils nettoient l’île et ramassent les tentes et les détritus qui souillent les alentours du centre de rétention complètement saturé. Un million d’euros est investi pour enlever une partie des carcasses de bateaux des migrants. Si tout s’est fait très rapidement, ni casino ni golf n’a encore été construit sur l’île.

En septembre de la même année, des migrants Tunisiens toujours enfermés au centre de rétention de Lampedusa se révoltent contre un accord entre Rome et Tunis qui prévoit leur renvoi dans leur pays d’origine. La révolte mène à un incendie et le centre est fermé.

Conférence de presse de Georges Alexandre à son arrivée à Bruxelles le 29 septembre dernier

Alex, lui, a déjà rejoint Mahdia, un petit port à 200 km au sud de Tunis qui lui servira de point de départ. Il relie ensuite Lampedusa, Malte et la Sicile et longe la côte ouest de l’Italie jusqu’à l’estuaire du fleuve Tibre près de Rome, où il arrive en fin septembre 2012. Le long des côtes italiennes, bordées de falaises, un accident le force à une convalescence de 10 mois – vu qu’il n’est alors plus inscrit à la sécurité sociale, il devra se soigner à ses propres frais. Il reprend la pagaie en août 2013, là où il s’était arrêté. Il longe alors la Côte d’Azur et entame la remontée du Rhône. Fin novembre 2013, la neige le bloque à Montélimar, d’où il repart le 11 mai 2014. Il arrive finalement à Bruxelles le 29 septembre dernier, où il a tenu une conférence de presse au Parlement européen. Il a ensuite remis aux députés une pétition signée à la fois par des représentants européens et des anonymes en faveur d’une gestion plus humaine des flux migratoires aux portes de l’Europe.

Depuis son arrivée, Alex continue inlassablement son combat, toujours dans le but d’apporter un peu d’humanité à ces gens souvent oubliés de tous.

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