Disponible en ligne depuis hier, notre nouveau documentaire Bleu Blanc Satan revient sur la naissance de la scène black metal en France, au travers d’archives inédites et de témoignages des principaux acteurs du mouvement, parmi lesquels Meyhna’ch (Mütiilation), Deviant Von Blakk (Osculum Infame, Arkhon Infaustus), Hervé Herbaut (Osmose Productions), Valnoir (Glaciation, Metastazis), Hreidmarr (The CNK, Anorexia Nervosa), Noktu Geiistmortt (Celestia / Drakkar Productions) et… Thurston Moore.
Certains se demanderont sans doute pourquoi les réalisateurs Camille Dauteuille et Franck Trébillac ont tenu à faire figurer dans leur film l’ex-Sonic Youth, qui fait figure d’intrus total parmi tous ses représentants de la scène black française. Et on ne leur en voudra pas le moins du monde car peu de gens connaissent la passion de Moore pour le black metal et, plus particulièrement, pour la scène française.
Nous avons rencontré Thurston Moore pour les besoins du film en juillet dernier, alors qu’il enregistrait le maxi Offerings aux Red Bull Studios de Paris. Un entretien d’un peu moins d’une heure dont quelques extraits ont été utilisées dans Bleu Blanc Satan et que l’on vous présente aujourd’hui dans son intégralité.
Noisey : Quel rapport entretiens-tu avec le heavy metal ?
Thurston Moore : J’ai toujours écouté du metal. C’est ce que j’écoutais quand j’étais gamin, au début des années 70. Judas Priest, Led Zeppelin, Black Sabbath… J’aimais tout ce qui était bruyant, lourd, massif. Ça incluait donc aussi les Stooges, le MC5 et Deep Purple. Et puis le punk rock est arrivé et a, d’une certaine façon, enterré les groupes comme Led Zeppelin, parce qu’ils représentaient tout ce contre quoi le punk se dressait. Le punk était une musique spontanée, qui venait de la rue et qui était faite par des gens qui voulaient en finir avec toute cette musique pompeuse et grandiloquente qu’on entendait à l’époque. Et le heavy metal pouvait parfois être pompeux et grandiloquent. J’ai donc mis le metal de côté et je suis passé au punk rock. Mais j’ai gardé malgré tout une profonde affection pour des gens comme Ted Nugent par exemple [Rires].
Et puis au début des années 80, le heavy metal s’est refait une place dans la scène musicale, à travers le hardcore. Des groupes comme Black Flag, Minor Threat… Tous citaient Black Sabbath comme une énorme influence. J. Mascis de Dinosaur Jr jouait lui aussi à l’époque dans un groupe de hardcore nommé Deep Wound et Black Sabbath a eu un impact évident sur son jeu de guitare et sur l’évolution de son groupe, de Deep Wound à Dinosaur, puis Dinosaur Jr. À un moment, Black Flag s’est mis à jouer ces morceaux très lourds et lents, Henry Rollins s’est laissé pousser les cheveux… Bref, j’avais l’impression que le rideau de fer qu’avait représenté l’arrivée du punk en 1977 se désagrégeait petit à petit et que toute cette musique qui existait avant le punk revenait hanter notre subconscient. Et quelques années plus tard, quand des groupes comme Mudhoney, Nirvana et les Melvins sont apparus, c’est devenu plus flagrant encore. Ils avaient les cheveux longs, un son directement hérité du heavy metal des années 70… Ces groupes n’auraient pas eu l’ombre d’une chance en 79 ou 80. Mais les choses avaient changé.
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Mais ça ne se limitait pas à ça. Durant les années 80, il y a également eu de nouveaux groupes qui ont apporté un son et une attitude totalement différents.
Exactement. Comme Venom, qui faisait du metal mais dont on parlait dans les fanzines hardcore, notamment dans Forced Exposure, auquel je contribuais pas mal à l’époque. Ce qu’on disait, en gros, c’était : le metal, ça craint, mais ce groupe-là tue. Il y avait quelque chose de flippant et de dangereux chez eux. On adorait leurs deux premiers albums, Welcome To Hell et Black Metal. Et plus tard, on a découvert d’autres groupes metal qui étaient obsédés par Venom, des gens comme Bathory, qui utilisaient eux aussi toute cette imagerie satanique. Ça nous faisait rire, mais il y avait en même temps quelque chose de fascinant dans tout ça. Et plus tard, au tournant entre les années 80 et 90, on a découvert Mayhem et Burzum. Même si je ne m’y intéressais pas vraiment, cette scène attisait pas mal ma curiosité. Et puis quand tous ces trucs dingues ont commencé à arriver – les églises incendiées, les meurtres – je me suis dit : attends, qu’est-ce qu’il se passe là ? Et j’ai commencé à m’y intéresser de plus près.
Je me suis rendu compte que beaucoup des ces groupes s’étaient en fait formés en réaction à Metallica. Metallica s’était débarrassé de tout l’attirail Donjons & Dragons du metal en se présentant comme des types normaux en jeans-baskets, ils avaient le look typique des gamins des quartiers ouvriers, des types qui bossaient dans les stations service – et c’était cool. Mais les premiers groupes de black metal voulaient tout l’inverse : ils voulaient revenir au folklore du heavy metal, à toutes ces influences héritées du cinéma d’horreur. Ils voulaient être moches, ils voulaient faire peur et je trouvais ça intéressant.
C’est en écoutant les premiers Burzum que je me suis dit qu’il se passait vraiment un truc. C’était à la fois original, bizarre et totalement avant-gardiste. Bien sûr, je ne cautionne absolument pas les déclarations ou les actes du personnage, que je trouve pour le moins répréhensibles [Rires]. Mais j’adore ses disques. Et en commençant à creuser dans toute cette scène, j’ai découvert des choses qui étaient encore plus déstabilisantes, notamment Abruptum, qui était également l’oeuvre d’un seul type, jouant de tous les instruments. Ça allait bien au-delà du heavy metal, c’était quasiment un genre à part entière, comme si ça venait d’une toute autre dimension, d’une sorte d’abysse sans fond, de trou noir. Les types qui faisaient ça avaient l’air de totalement se foutre de ce qui avait été fait en musique jusqu’alors. Ils semblaient ne vivre que pour leur musique et pour les aspects les plus sombres et horribles de l’existence – la solitude, l’isolation…
Jusqu’au jour où cette scène a explosé partout dans le monde.
Durant la deuxième moitié des années 90, les choses ont complètement changé. Le black metal s’est répandu aux quatre coins de la planète et s’est mêlé à un son et une attitude plus traditionnels. Tout à coup, on pouvait voir des groupes de black metal brésiliens, les biceps à l’air, couverts de bracelets à pointes, un peu comme le Slayer des débuts. Je trouvais ça cool, mais je me suis très vite dirigé vers les groupes plus bruitistes, avec un côté plus noise.
Personnellement, j’ai découvert cette scène en 1992, au moment de la sortie de A Blaze In The Northern Sky de Darkthrone, et ce qui est intéressant c’est qu’à l’époque, on trouvait que ce disque ressemblait beaucoup à Loveless de My Bloody Valentine, qui était sorti quelques mois plus tôt. En termes de textures sonores, il y avait quelque chose de très similaire.
Complètement. Il y avait quelque chose de vraiment intéressant dans la façon dont le black metal utilisait la distortion, le feedback – c’était vraiment nouveau. Ça ne sonnait pas comme Led Zeppelin, ça ne sonnait pas comme Black Sabbath – c’était nouveau, vicieux et perturbant. Ce que j’aimais là-dedans c’était qu’ils avaient réussi à réduire le heavy metal à sa forme la plus primitive, et les groupes que je préférais étaient ceux qui donnaient l’impression de ne pas savoir jouer de leurs instruments. C’est comme s’ils cherchaient juste à créer une sorte de tempête de bruit, tu vois ? Et c’est ça qui m’intéressait. C’est comme ça que j’ai découvert des tas de groupes européens dont les disques ne sortaient qu’en cassette. Et c’est en creusant dans cette direction que j’ai notamment découvert la scène black metal underground française.
Quel a été ton premier contact avec cette scène ?
Les Légions Noires. On ne savait quasiment rien sur eux, on entendait juste dire ici et là qu’ils étaient principalement basés en Bretagne, à Brest. Et on avait quelques photos des groupes qui en faisaient partie : Mütiilation, Torgeist… J’ai immédiatement adoré ce qu’ils faisaient. On avait l’impression qu’ils étaient totalement indifférents à ce qui se faisait en metal. On les sentait plus intéressés pas les ambiances, par le fait de s’affranchir de tous les codes en vigueur… On avait parfois l’impression d’entendre quelqu’un jouer dans un placard et enregistré par un micro placé de l’autre côté de la rue. Mais on n’avait pas l’impression que c’était fait de façon réfléchie, que c’était un concept…Ils voulaient juste sonner de la manière la plus malade et néfaste possible. Et ça, ça me plaisait énormément.
Tu avais réussi à te procurer leurs disques ?
Non, parce qu’ils ne circulaient que dans les réseaux « Trve Black Metal » et uniquement sous forme de cassettes. Mais j’ai fini par trouver des bootlegs de ces enregistrements sur CD que j’ai commandé à un type en Europe. Il m’a envoyé par courrier cette pile de CDs attachée avec un gros élastique sur lesquels était gravée l’intégralité des productions des Légions Noires. Pour moi, la scène black la plus intéressante, c’était celle-là. C’était ce qu’il se passait en France. Pourquoi la France plutôt que la Grèce ou la Russie ou la Yougoslavie ? C’était d’autant plus étrange qu’on n’arrivait pas à visualiser l’environnement dans lequel évoluaient ces groupes. On avait l’impression qu’ils étaient fous, réellement fous [Rires]
La plupart des mouvements musicaux sont nés dans des villes : New York, Londres, Detroit, Chicago, Los Angeles, Berlin… Mais le black metal trouve davantage ses racines dans des régions rurales – qu’elles soient en Scandinavie ou en France.
C’est un aspect important de cette musique. Ça faisait partie de l’image globale du truc avec les pochettes photocopiées, le noir et blanc… Il y avait toujours, que ce soit dans la musique, l’environnement ou l’aspect visuel, l’idée de détérioration, de déchéance. Un guitariste avec qui j’ai pas mal bossé, Chris Brokaw, a contacté Vlad Tepes des Légions Noires. Il lui a répondu et ils ont, je crois, fini par collaborer ensemble. J’imagine que tous ces gens sont assez accessibles, mais je n’ai aucune envie de traîner avec eux [Rires]. J’aime qu’il y ait cette distance. Je ne vais pas voir ces groupes en concert, je n’ai pas de veste à patches ni de bracelets avec des pointes de 20cm… Mais si j’avais 30 ans de moins, je serais probablement à fond dedans [Rires]
On parlait tout à l’heure du fait que les sorties des Légions Noires n’étaient disponibles que sur cassette. Tu étais dans le délire tape-trading ou pas du tout ?
Oui. Enfin, je faisais plutôt du tape-buying, vu que je n’avais pas forcément de choses à échanger. Et je l’ai surtout fait après coup, quand internet est arrivé. Certaines personnes avaient tellement d’enregistrements en leur possession… J’ai réussi à m’en procurer quelques-uns, même si ça prenait parfois des proportions délirantes. Il y avait des types qui te posaient une question à laquelle tu devais répondre pour avoir le droit d’acheter chez eux, parce qu’ils ne voulaient pas que n’importe qui puisse se procurer ces disques. C’était très élitiste. Ce que je trouvais à la fois ridicule et intéressant. Ces mecs ne faisaient pas ça pour devenir célèbres, ils ne faisaient pas ça pour avoir des fans – il fallait que tu t’y intéresses vraiment, que tu t’investisses vraiment dans le truc pour y avoir accès. Et je m’y intéressais vraiment, sincèrement, profondément. Mais je n’avais pas nécessairement envie de faire partie du truc. C’est la raison pour laquelle ça ennuie certaines personnes que je parle de black metal : « Mais qu’est-ce qu’il y connaît, lui ? C’est un mec de l’indie rock ! » [Rires] Mais ça n’a pas vraiment d’importance. Je me moque de ce que peuvent penser les gens – et eux ne devraient pas porter autant d’attention à ce que je pense. Mais je reste persuadé que le black metal est un des genres musicaux les plus fascinants qui existe. Et que les Légions Noires sont un des aspects les plus fascinants de ce genre musical.
Est-ce que tu estimes que cette scène t’a influencé, musicalement ?
Complètement ! En fait, le disque que je suis en train d’enregistrer en ce moment [le maxi Offerings] est directement influencé par Mütiilation et Vlad Tepes. Ce type de son et d’arrangements, c’est quelque chose qui ressort souvent et de manière très régulière quand je joue. Cette musique me permet de me sentir vivant. Ce qui est assez paradoxal, vu que ça devrait plutôt me donner l’impression d’être mort [Rires]. Sur deux des titres de ce disque, on entendra la voix de Cameron Jamie, un artiste américain qui vit depuis 10 ans à Paris et qui est, lui aussi, passionné de black metal. Et puis il y a mon ami Stephen O’Malley de Sunn O))) qui lui, pour le coup, a une connexion plus directe que moi avec cette scène vu qu’il a notamment été roadie pour Mayhem à l’époque.
Tu dis ça, mais techniquement, tu as joué dans un groupe de black metal, Twilight.
Oui, c’était un « supergroupe » que j’ai monté il y a quelques années avec des gens de Leviathan, Krieg et Nachtmystium, entre autres. C’était vraiment une chouette expérience, même si on n’a jamais pu jouer live vu qu’un des membres était en prison [Rires]. Mais j’adorerais avoir un groupe de black metal en parallèle de mes activités dans la noise et la musique expérimentale. Ce serait cool d’avoir un groupe uniquement composé de vieux. J’aurai 60 ans d’ici peu, je pense que 60 ans, c’est l’âge parfait pour démarrer ce type de projet.
Il y a toujours des choses qui t’intéressent dans cette scène aujourd’hui ?
Oui, je m’intéresse aussi bien aux raretés des années 90 qu’aux nouveautés. Mais là, je crois que j’ai atteint une limite. C’en est arrivé à un point où je faisais des mixtapes black metal de 10 heures que j’offrais aux gens pour Noël [Rires] Tout ça coûte de l’argent et prend énormément d’espace. Et j’ai des responsabilités, aujourd’hui… Mais je continue malgré tout à me tenir au courant.
Lelo Jimmy Batista pourrait vous raconter pas mal de choses sur les dessous de cette interview et sur les situations invraisemblables qu’elle a provoqué, mais il garde ça pour ses mémoires (sortie prévue en 2047). Il n’est pas sur Twitter.
Remerciements spéciaux à Nathalie Gasdoue et Krikor qui ont assuré la captation de cette interview et à Camille Dauteuille et Franck Trébillac, les deux réalisateurs de Bleu Blanc Satan.